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Rationalisation et épistémologie sociale II

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Olivier Ouzilou – Université de Provence – CEPERC 

Le lien entre rationalisation et épistémologie sociale

Avant de montrer en quoi la prise en compte de la possibilité de la rationalisation peut intéresser l’épistémologie sociale, définissons rapidement cette dernière.

Source : Stock.Xchng

L’épistémologie sociale diffère de l’épistémologie classique sur plusieurs points. Elle s’oppose principalement à la dimension individualiste de cette dernière en partant du fait que l’homme n’est pas individuellement confronté au monde. Plus précisément, elle est sociale en ce qu’elle tient compte du fait que l’homme acquiert des croyances en société et que le mode d’acquisition de croyances est en lui-même social au moins au sens où il implique plusieurs sujets. La manière dont j’acquiers des croyances peut être directement sociale, lorsque par exemple j’obtiens telle information d’un autre individu (au cours d’une interaction, par la lecture d’un livre, etc.). Mais elle peut également être indirectement sociale, dans les cas où je forme, certes, de manière autonome certaines croyances mais où cette formation elle-même suppose que je mettre en oeuvre des dispositions intellectuelles que j’ai acquises grâce à autrui[1]. Son attention à la dimension sociale de la connaissance n’implique cependant aucune forme de relativisme social : dire que des facteurs sociaux influent sur la formation des croyances ne présuppose nullement que les normes de justification épistémique, les critères d’acceptabilité de certains contenus ou même le concept de vérité soient en eux-mêmes dépendants des contextes sociaux dans lesquels ils sont mobilisés[2]. L’épistémologie sociale n’est, de plus, pas réductible à la sociologie de la connaissance. En tant qu’épistémologie, elle ne peut consister à décrire les processus sociocognitifs à l’oeuvre mais comporte une dimension normative essentielle. Elle s’interroge ainsi, par exemple, sur la justification épistémique des différentes croyances que nous pouvons acquérir en société. Il existe toutefois différents domaines au sein de l’épistémologie sociale : l’épistémologie sociale collective qui s’intéresse aux états mentaux attribuées à des sujets collectifs ainsi qu’à leurs propriétés épistémiques, l’épistémologie sociale institutionnelle qui considère les institutions sociales comme des entités ayant une influence causale spécifique sur les croyances des agents sociaux et, enfin, l’épistémologie sociale interpersonnelle, à laquelle appartient notre réflexion présente, qui s’intéresse principalement aux croyances individuelles en tant qu’elles ont pour origine certaines interactions sociales (comme le témoignage, la conversation, l’exposition au discours de l’expert, etc.). Notre présente réflexion appartient à l’épistémologie sociale interpersonnelle puisqu’elle porte sur la légitimité de la croyance individuelle à la validité des raisons qu’expose autrui. Il n’est cependant pas nécessairement absurde de tenter de l’étendre à l’épistémologie sociale collective, à condition qu’une définition claire et non-sommative de l’idée de « rationalisation de groupe » puisse être donnée.

Quel lien peut-il exister entre l’épistémologie sociale et la notion de « rationalisation » ? Notre environnement social est en partie constitué d’idées auxquelles nous sommes, en tant qu’agents sociaux, exposés. La plupart du temps, ces idées sont présentées comme adossées à des systèmes de raisons qui les justifient et sont censés expliquer leur émergence[3]. Un homme politique ne se contentera pas, ainsi, d’exprimer ses positions, il les rattachera la plupart du temps à des raisons et ce sont ces dernières qu’il « livre » en quelque sorte à l’évaluation. L’exposition de raisons est une pratique sociale centrale et lorsqu’un individu désire se former une opinion sur un sujet, il peut porter son attention sur les systèmes de raisons socialement disponibles. Ainsi, si je m’intéresse à la question de savoir si la prostitution doit être prohibée, abolie, légalisée, etc., je dois me confronter aux différents systèmes de raisons, souvent concurrents, auxquels j’ai accès par différents moyens, systèmes de raisons que je peux d’ailleurs espérer enrichir par ma propre activité intellectuelle. Comme nous l’avons noté précédemment, le fait d’exposer des raisons a une dimension normative (montrer que telle idée est justifiée) et motivationnelle (susciter la croyance en telle idée). Or, il n’est pas impossible qu’une forme de rationalisation soit au principe de certains discours exposés publiquement, que ce soit dans les médias, au cours d’interactions ordinaires ou dans d’autres contextes sociaux. Le problème est le suivant : si l’exposition de raisons a souvent pour but de susciter telle croyance chez l’interlocuteur, le fait que cette dernière puisse provenir d’un discours qui constitue, en réalité, une forme de rationalisation n’oblige t-il pas le récepteur de telles idée à une certaine vigilance épistémique ? La rationalisation à laquelle peut se livrer l’émetteur d’idées n’est-elle pas susceptible d’occasionner une forme de distorsion spécifique dans la transmission d’idées, distorsion qui se distingue de celle que suscitent le mensonge ou la propagande ? Plus précisément, le fait qu’autrui se livre à une forme de rationalisation peut-il avoir des conséquences sur la vérité hypothétique des contenus qu’il transmet, c’est-à-dire ici sur la plausibilité des raisons qu’il avance ?

On peut remarquer qu’une certaine attention aux possibilités de rationalisation est ordinairement mise en oeuvre : nous sommes ainsi spontanément méfiants lorsqu’une personne expose des raisons de croire en la vérité d’un contenu qu’il est très manifestement dans son intérêt de croire. Du fait de la sincérité supposée de l’interlocuteur dans les cas de rationalisation, cette méfiance ne se double toutefois pas du soupçon selon lequel ce dernier ferait preuve de malhonnêteté. Il existe toutefois des difficultés épistémologiques propres à l’identification de la rationalisation. La détection d’un cas de rationalisation est en effet problématique, et ce pour au moins trois raisons : tout d’abord, la simple corrélation, attestée statistiquement entre, par exemple, l’intérêt social à croire que p et l’exposition d’un système de raison censée justifier et expliquer cette même croyance n’est pas suffisante pour conclure que les raisons ainsi exposées n’ont pas la portée causale requise. On a souvent remarqué que le fait que la croyance que p soit conforme à l’intérêt à croire que p ne prouve nullement que la croyance en question est fausse : il n’est en effet pas logiquement impossible que la réalité soit conforme à nos désirs. Mais il faut ajouter que cette conformité ne prouve également pas que la justification ainsi produite n’est qu’une rationalisation. Il existe, autrement dit, un rapport de sous-détermination entre cette conformité d’une part et la présence de rationalisation d’autre part : je peux croire ce que j’ai intérêt à croire sans que cet intérêt ait pris part à la formation de cette croyance. Ensuite, le processus de rationalisation est inobservable : je n’ai pas accès, lors d’une interaction, à ce type de réalité que constitue la rationalisation à laquelle se livre autrui. Mais surtout, comme nous l’avons vu plus haut et du fait de la sincérité qui la caractérise, la rationalisation n’est pas même introspectible en première personne, ce qui explique que le soupçon de rationalisation puisse porter sur autrui aussi bien que sur soi-même. Enfin, comme l’a remarqué Kornblith[4], la rationalisation n’est pas transparente aux raisons exposées. En effet, ces dernières ne portent pas nécessairement sur elles la marque de la rationalisation. Le contenu et la valeur des raisons ne sauraient être nécessairement affectés par leur source : il est parfaitement possible d’exposer d’excellentes raisons en faveur d’une croyance que l’on a pourtant acquise pour de fort mauvaises raisons.

Nous n’aborderons pas ici le difficile problème des conditions de reconnaissance de la rationalisation et ne proposerons pas en ce domaine de critères d’identification. De même, nous ne nous prononcerons pas sur l’importance quantitative des cas de rationalisation : plusieurs positions à ce sujet sont possibles, et toutes renvoient à des hypothèses plus générales sur la psychologie humaine. Le fait de faire sienne l’une ou l’autre de ces hypothèses psychologiques doit avoir des conséquences sur l’attitude à adopter, sceptique ou confiante, face à cette activité sociale qu’est l’exposition de raisons. Il existe des méthodologies quelque peu « pessimistes » eu égard au statut des raisons, qui ont en partie été mises en oeuvre, à des degrés divers et d’une manière à chaque fois particulière, par ceux que l’on a nommé les « maîtres du soupçon », à savoir Nietzsche, Marx et Freud. On peut considérer qu’une partie des analyses de ces auteurs sont guidées par un principe heuristique que l’on pourrait nommer l' »hypothèse de rationalisation » : ce principe méthodologique, qui part de l’idée selon laquelle les raisons exposées sont des rationalisations, enjoint systématiquement d’enquêter sur l’origine de la croyance en ces raisons et ainsi d’identifier les causes ou déterminants authentiques (affectifs, pulsionnels, socio-économiques, etc.) que celles-ci recouvrent ou dont elles constitueraient, comme l’on dit souvent, le « symptôme ». On voit qu’une telle hypothèse incite plus à la généalogie des croyances qu’à l’évaluation de leur contenu. Nous partirons ici du principe que la rationalisation épistémique existe mais qu’elle n’est pas systématique, autrement dit que certaines (et, en réalité, un nombre important) de nos croyances sont épistémiquement rationnelles. La question est dès lors, à présent, de savoir si la détection des cas de rationalisation a une réelle importance épistémique.


[1] Alvin Goldman, Knowledge in a social world, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 4

[2] Philip Kitcher, « Contraster les différentes conceptions de l’épistémologie sociale », in Alban Bouvier et Bernard Conein (sous la direction de), L’épistémologie sociale, une théorie sociale de la connaissance, Paris, Editions de l’EHESS, 2007, pp. 55-78

[3] On pourrait même dire que ces systèmes de raisons contribuent à individualiser les idées qu’ils justifient. Il semble difficile d’attribuer une croyance commune à deux individus dont les croyances respectives peuvent certes être exprimées à l’aide d’une même proposition mais dont les contenus justificateurs diffèrent radicalement.

[4]Hilary Kornblith, Distrusting  Reason, op. cit, p. 183

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