Proto-philo – Le partage de l’empirisme
Événement Proto-philo du 4 novembre 2015, Bibliothèque universitaire Cuzin, UFR de Philosophie de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne
Compte-rendu rédigé par Stéphanie Favreau
À l’occasion de la 2e rencontre Proto-philo de l’année 2015-2016 organisée par la bibliothèque universitaire Cuzin de l’UFR de philosophie Paris I Panthéon-Sorbonne, Marion Chottin intervenait pour présenter son dernier ouvrage Le partage de l’empirisme paru en 2014 aux éditions Honoré Champion. Denis Kambouchner et André Charrak étaient à ses côtés pour présenter tout l’intérêt de cet ouvrage mais aussi de la collection dans laquelle il a été publié et qu’ils dirigent chez cet éditeur.
De la thèse à l’ouvrage
Dans le cadre d’une rencontre Proto-philo, il était particulièrement pertinent de présenter, en même temps que l’ouvrage de Marion Chottin, la collection « Travaux de philosophie » dans laquelle il a été publié dans la mesure où celle-ci a précisément pour but la valorisation de travaux de recherche, portant ici principalement sur l’empirisme. Un travail de thèse se doit de répondre à un problème posé par l’histoire de la philosophie qui n’a pas encore été méthodiquement et exhaustivement exploré. Or, sur le fameux problème de Molyneux[1] qui fit débat tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, il manquait une étude d’ensemble des différentes positions prises par les philosophes. L’ouvrage est nécessairement différent du manuscrit de thèse tant l’exercice universitaire exige de développements et d’examens plus ou moins formels mais après un travail de réécriture, de fluidification du propos, Le partage de l’empirisme se dessine plus distinctement et plus directement autour du problème de Molyneux et vient faire référence sur la question.
Comme le soulignait André Charrak, au-delà même de ce problème, l’ouvrage peut également permettre de saisir les relations qui se nouent entre des pensées différentes autour d’un même problème[2], au cœur d’un siècle, mais également entre plusieurs. En l’occurrence, il apparaît que l’ouvrage de Marion Chottin interroge, comme par ricochet, la relation des Lumières à l’âge classique, la façon dont elles le reçoivent, les inflexions de pensée qu’elles entament. On oppose généralement les solutions rationalistes aux solutions empiristes autour du problème de Molyneux mais cet ouvrage donne à voir comment les relations que les philosophes de ce siècle entretiennent, dessinent, comme le titre l’indique, un partage de l’empirisme trop souvent négligé.
Le contexte épistémologique d’émergence du problème
L’apparition du problème de Molyneux en philosophie n’est pas sans lien avec le contexte de fort développement de la pensée scientifique dans lequel il s’inscrit. En effet, d’un point de vue épistémologique, les nouvelles thèses de Kepler au sujet de la vision vont véritablement jouer un rôle dans l’apparition même de ce que l’on nomme le courant empiriste en philosophie. Contrairement à ce que l’on pensait jusqu’alors, Kepler soutient que la vision ne consiste pas dans l’émission par l’œil de rayons lumineux qui lui permettent de distinguer le monde mais bien plutôt, et tout à l’inverse, en une réception de rayons lumineux. Autrement dit, on a longtemps conçu la vue comme une forme particulière du toucher et cru que nos yeux projetaient de la lumière sur le monde, en réalité, c’est le principe de la vision rétinienne aujourd’hui bien connu, par le biais des rayons lumineux que l’œil reçoit, le monde s’imprime en lui, s’impose à notre vue. L’œil n’est plus un émetteur, c’est un récepteur.
Descartes, référence incontournable de la philosophie rationaliste du XVIIesiècle, s’empare de ces nouvelles découvertes pour proposer, dans sa Dioptrique, une théorie qui confirmerait la pertinence de la méthode philosophique qu’il a exposée dans son célèbre Discours de 1637[3]. Pour le dire le plus simplement possible et de façon évidemment tronquée ici, on rappellera que selon Descartes la nature, ses lois, tout comme les idées, sont instituées par Dieu. La glande pinéale est l’interface entre les deux substances que sont la res extensa et la res cogitans. Bien sûr la transformation des sensations (le bâton touche le tronc d’arbre) en mouvements de l’âme (la perception de l’arbre) n’est pas instantanée, même dans le cas d’un voyant, toutefois l’ordre de la nature se révèle toujours conforme aux idées de la raison, les deux étant institués par un ordre supérieur (divin).
Ainsi, selon l’auteur de La Dioptrique, la réponse [anticipée] au problème de Molyneux est claire : un aveugle de naissance qui recouvrerait la vue ne serait pas désemparé par les formes géométriques qui se dessinent dans le monde parce qu’il en aurait eu l’idée par le biais d’autres sens.
John Locke, qui connaît bien sûr les thèses de Descartes et échange avec Molyneux à leur sujet, va totalement s’opposer à une telle vision des choses. Pour lui, les lois de Dieu ne suffisent pas à nous faire voir le monde. Les figures géométriques sont des idées qui se forment en nous au fil du temps.
Les différentes positions empiristes
L’échange initial entre Molyneux et Locke va vite devenir public du fait de l’importance du problème soulevé qui, au fond, déborde largement le cadre de la vision et met en jeu une nouvelle conception de la connaissance humaine. En réaction aux thèses cartésiennes et au problème de Molyneux, l’ouvrage de Marion Chottin décrit les trois grandes voies qui ont alors émergé.
L’apprentissage perceptif
Dans son Essai sur l’entendement humain (1694 pour la seconde édition), John Locke propose une alternative aux thèses rationalistes de Descartes et soutient notamment l’idée, concernant la question qui nous intéresse, que la vue est le résultat d’un apprentissage perceptif. Entre nos sensations et nos perceptions, s’insinuent les filtres des jugements que nous nous formons au fil de nos expériences, des idées-images à travers lesquelles nous finissons par appréhender le monde. L’aveugle de Molyneux ne verrait donc pas d’emblée les formes géométriques, il faudrait qu’il les appréhende un certain nombre de fois pour s’en faire une idée et les distinguer clairement. Peu à peu se grefferaient sur les perceptions des jugements inaperçus qui nous aideraient à classifier le monde.
L’apprentissage sensoriel
Diderot, La Mettrie et Condillac soutiennent quant à eux qu’au fond les thèses de Locke, en insérant des jugements inaperçus dans le processus perceptif, reconduisent sans s’en apercevoir les thèses de Descartes. Ils reconnaissent, comme Descartes par ailleurs, la nécessité d’un apprentissage sensoriel, mais non celle d’un apprentissage perceptif. Selon ces trois philosophes, il n’y a pas de filtre du jugement entre nous et le monde, nous le percevons directement au moyen des sensations. Autrement dit, l’aveugle qui recouvrerait la vue distinguerait, moyennant une courte habituation sensorielle, un cube d’un globe, un carré d’un rond. On pense souvent que les empiristes ont tous répondu négativement au problème de Molyneux, les analyses de Marion Chottin mettent donc au jour le contraire.
Apprendre à regarder
Condillac toutefois, reviendra plus tard sur sa position initiale et finira par répondre négativement au problème. Il se rapprochera des thèses de Locke, avec cette réserve qu’on ne peut, comme le faisait l’auteur de l’Essai sur l’entendement humain, associer immédiatement sensation et idée. Les idées des formes géométriques ne sont pas des idées-images qui se forment au niveau de la perception, il faut maintenir une césure entre ce que nos sens perçoivent du monde et les idées que nous nous en faisons, bien que ces idées soient construites sur la base de nos expériences sensibles. Une sensation visuelle peut être parfaitement déterminée sans renvoyer à aucun objet connu. Il faut donc apprendre à reconnaître et à regarder le monde en le désignant, en l’analysant. Les jugements que nous nous formons sur lui n’ont donc rien d’inaperçus.
L’empirisme aujourd’hui
Au-delà des différences qui marquent donc un partage de l’empirisme, la révolution qui s’opère au XVIIIe siècle à travers ces positions est dans les trois cas la suivante : la faculté qu’a l’homme de se faire des idées ne lui est pas inhérente. La perception n’est jamais un lieu immédiat de connaissance, elle est indispensable mais elle implique toujours une certaine éducation.
Ces thèses empiristes connaissent aujourd’hui un certain écho en neurosciences où l’on insiste véritablement sur l’importance de l’expérience dans le développement des diverses capacités cognitives complexes comme celle de la vision. Aucune d’entre elles ne va de soi et leur développement s’inscrit toujours au sein du tout de l’expérience humaine, ses différents niveaux : biologiques, sociaux, culturels…À cet égard la réflexion de Marion Chottin se prolonge aujourd’hui sur le modèle social du handicap. Si l’expérience de la vue est d’emblée multidimensionnelle, qu’elle implique toujours des jugements, un langage, la reconnaissance de certains codes propres à une société donnée, on ne peut pas réduire le fait d’être aveugle à une déficience ou à un problème médical et il faut alors réfléchir à tout l’environnement dans lequel s’inscrit un tel handicap.
[1] Pour résumer très rapidement ce problème sur lequel nous allons évidemment revenir, on peut dire qu’il pose la question suivante : un aveugle de naissance qui recouvrerait la vue serait-il en mesure de distinguer un cube et une sphère uniquement par la vision ?
[2] André Charrak n’y a pas fait référence mais cette remarque pourra également faire penser à la notion de « moment » définie par Frédéric Worms dans son La philosophie en France au XXe siècle. Moments, Paris, Gallimard, 2009.
[3] La Dioptrique paraît la même année et peut être perçue comme une mise en pratique de la méthode philosophique dans le champ de la science.