Proto-philo – Existence et psychanalyse – Guy-Félix Duportail
Compte-rendu par Thibaud Zuppinger de la séance Proto-philo du 24 février pour la présentation d’Existence et psychanalyse de Guy-Félix Duportail.
Une nouvelle collection : Tuchè
La séance commence par une présentation de la nouvelle collection Tuchè, éditée par les éditions Hermann, à l’occasion de la sortie du premier ouvrage, Existence et psychanalyse, par Guy-Félix Duportail qui en est aussi le directeur de collection. Cette collection a pour ambition de constituer un champ de recherche interdisciplinaire entre philosophie et psychanalyse. Tuchè, comme le souligne son étymologie grecque, (Tuchè : la chance, la fortune) c’est à chaque fois une chance donnée à un livre.
Ce qui constitue la problématique au cœur de cette collection, ce sont les problèmes, les tensions, les points de butées ; ce que Lacan nomme les points de réel. Il s’agit de créer un espace pour saisir ce qui ne fonctionne pas, du côté de la philosophie comme de la psychanalyse. C’est autour de ces lieux de rencontres que peut se formuler une question commune où les deux discours peuvent se croiser et organiser une coopération autour de problèmes communs.
D’autres ouvrages sont déjà prévus dans cette collection : un dialogue critique de Bernard Baas intitulé L’écho de l’immémorial, entre Philippe Lacoue-Labarthe et Lacan. (parution prévue pour mars). Un autre ouvrage est prévu, sur les prisonniers de Lacan et la logique de l’action, (Julien Copin). Également au programme un ouvrage de Renaud Barbaras sur Le désir et le monde, un ouvrage consacré à Wittgenstein, lecteur de Freud, par Sarah Terquem et Mathieu Contou, au sein de ce qui s’annonce déjà comme une collection très dynamique.
Il s’agit de s’ouvrir à tous les paradigmes philosophiques. La collection Tuchè travaille dans l’esprit des Lumières, mais des Lumières rendues inquiètes et vigilantes par ce que Freud appelait le malaise dans la civilisation.
Existence et psychanalyse. Présentation
Guy-Félix Duportail propose un rapide parcours des thèmes qu’il a exploré dans son dernier ouvrage. La philosophie de l’existence est un champ plutôt discret en philosophie comparée à l’histoire de la philosophie ou la philosophie de l’esprit ou les essais de philosophie politique et morale.
Cette place réduite s’explique peut-être par la difficulté de penser l’existant. La pensée conceptuelle se place en effet plus volontiers du point de vue de l’éternité. Elle omet alors la difficulté de penser l’éternel dans le devenir. Or l’être pensant est lui-même dans le devenir. Ainsi la philosophie de l’existence s’inscrit au cœur d’un paradoxe : elle doit conceptualiser ce qui résiste à la pensée conceptuelle c’est-à-dire l’existence elle-même. À ce titre l’usage de la vérité, conçu comme norme du jugement de connaissance est particulièrement symptomatique.
Elle devient par exemple chez Kierkegaard, une marque du subjectif. On observe un déplacement semblable de la vérité chez le premier Heidegger, où elle se situe en deçà de l’objectif et du subjectif. La vérité est un mode de compréhension de l’existence en tant qu’être-au-monde. À travers ses projets, le Dasein ouvre un espace dans lequel soit il se comprend lui-même soit il refuse cette compréhension.
On perçoit alors que la philosophie de l’existence ne se rapporte pas à l’accroissement des connaissances, elle n’est donc pas assimilable à une science ou une théorie. Comment de ce fait la psychanalyse vient s’inscrire dans ce mouvement d’auto-compréhension ? Lacan, en 1955, dans une conférence, prononcée à Vienne pour le centenaire de la naissance de Freud décrit le sens de la psychanalyse comme ouverture à la vérité. « il n’est personne qui ne soit personnellement concernée, par la vérité. »
Il est difficile de ne pas constater qu’il existe une résistance des philosophes à l’endroit de la psychanalyse. Quel serait le point sensible qui pourrait l’expliquer ? Trieb et Dasein sont les deux mots-clés du vocabulaire de l’existence et renvoient à Freud et à Heidegger. Ces deux concepts clés, rapportés l’un à l’autre, crée une tension. Pour la résoudre, il est courant de supprimer l’un des deux pôles du conflit. Si on ne souhaite pas supprimer l’un des deux termes, alors il faut trouver un tiers, qui réalise la médiation. Dans la perspective empruntée par Guy-Felix Duportail ce sera le mouvement.
Avant de préciser ce point, il faut d’abord rendre compte des travaux de Jan Patockà et son exploration de l’existence comme pouvoir être. Cette réalisation devient le mouvement, qui devient du même coup la possibilité de la possibilité pour exister. L’existence comme mouvement peut alors s’incarner pour se réaliser. Cela implique que le mouvement de l’existence est avant tout corporel : dans le mouvement, corporéité et existence deviennent inséparables.
Le premier mouvement de l’existence se situe dans une strate archaïque de la vie humaine. Le mouvement premier et fondamental est quelque chose de relativement autonome. C’est le mouvement de la vie instinctive. D’où la nécessité de deux autres mouvements chez Patockà pour rendre compte de l’existence humaine dans sa complexité. Le second mouvement est le travail et se rapporte au présent. Le troisième mouvement, quant à lui, est une percée vers l’avenir et il concerne véritablement le sens de l’existence.
Selon Guy-Félix Duportail, ni Patockà, ni Ricœur n’ont réussi à rester fidèles à la pulsion freudienne. Ils restent davantage sous le modèle husserlien de la pulsion. L’archéologie de la pulsion est subordonnée à la téléologie du sens. La pulsion reste soumise à la métaphysique du sens.
Nœuds et tourbillons
Existence et psychanalyse se propose de reprendre cette question en la plaçant au cœur même des tourbillons de l’existence. L’analyse de ces tourbillons, celui de la chair en particulier, se fait à la lumière de Merleau-Ponty. En effet, la dynamique de l’existence n’est pas seulement temporelle, mais est aussi spatiale. Dans ce contexte, les relations topologiques permettent de parler de l’être sur un mode corporel. Comme il essaye de le montrer dans son livre, le tourbillon de la chair est lacunaire chez Merleau-Ponty. Le tourbillon de la chair n’a pas de vortex. Quel est alors le sens de cette absence ? La chair est miroir du monde, mais ce miroir ne connaît pas le négatif. Seul reste le sens perceptuel.
Ainsi l’être selon la chair ignore la néantisation. La dimension pulsionnelle est alors simplifiée par rapport à ce que l’on trouve Freud. La chair ne peut comprendre la pulsion de mort qui est la pierre de touche de la théorie freudienne des pulsions. II semblerait d’ailleurs qu’il y ait un consensus tacite sur cette question au sein de la philosophie française.
Dans un second temps, il entreprend l’examen d’un second tourbillon pulsionnel : un tourbillon de la mort. Le vortex manquant chez Merleau-Ponty surgit chez Lacan sous la forme d’un point trouble thématisable. Au cœur de l’objet petit a (objet cause du désir) se situe le mouvement tourbillonnaire du réel, (c’est-à-dire ce qui est impossible à symboliser) et c’est bien au sein de cet espace que surgit le nœud borroméen – un nœud issu du réel. Le nœud borroméen c’est un nouage entre trois dimensions, (le symbolique, l’imaginaire et le réel) qui sont représentées par une forme de schème.
Chez Lacan, le tourbillon du réel engendre un nœud. Dans la nature comme dans la culture, les tourbillons font des nœuds. Ainsi le tourbillon peut avoir pour résultat la liaison ou la déliaison d’éléments indépendants. Le nœud où culmine le mouvement tourbillonnaire est l’autre nom de ce que Freud appelait la liaison de l’énergie pulsionnelle libre. Dans cette perspective, le nœud borroméen est à lire comme un dispositif dynamique destiné à surmonter l’opposition entre les pulsions de vie et les pulsions de mort. Au cœur de l’ouvrage la forme nodale apparaît comme une tentative de résolution des forces contraires qui s’affrontent en chacun. Au-delà de ce phénomène captivant autour des nœuds, en quoi ce nouage des pulsions peut permettre de résoudre le problème philosophique de l’articulation de la force et de la présence ?
Ce mouvement vaudrait en fait pour toute praxis humaine, notamment dans la quatrième dimension du temps, celui qui ne passe pas, et se manifeste dans un traumatisme. L’individu trouve dans ce lieu excentré la possibilité d’être pleinement un sujet car il advient à lui-même comme un autre. « Là où fut ça, je dois advenir. » Pulsion et présence sont ainsi nouées dans la réconciliation du sujet avec lui-même. L’intérêt réside dans la prise en compte de l’enfance et de la répétition dans la vie de l’existant. L’enfance représente ici l’ensemble de notre existence, dans sa facticité et sa totalité, car elle signifie que nous sommes nés. Accepter son enfance, c’est choisir d’être né plutôt que de ne pas être né. C’est choisir d’être. Ainsi choisir d’être né, c’est naître une seconde fois, sur un mode actif. Ce qui sauve la répétition du nihilisme, c’est la répétition elle-même comme reprise au sens kierkegaardien.
Ce que l’on retrouve dans la répétition, c’est soi-même, mais comme sujet ouvert à l’autre et non comme moi ouvert à l’autre. L’orage de l’épreuve est nécessaire pour mettre en œuvre la répétition. L’orage se révèle positif pour une certaine forme de répétition : la répétition vers l’avant. En effet, grâce à cette répétition la tragédie de la séparation se renverse. Le réel peut s’actualiser dans deux directions contraires, la mort ou la vie.
La renomination
Cette possibilité de renaissance est désignée dans Existence et psychanalyse comme la renomination. En effet pour Lacan, une reprise du nœud borroméen équivaut à une nomination. Le nœud borroméen constitue pour tous un nom propre inconscient qui fonctionne comme un style de vie, la cohésion secrète de son existence. C’est cette cohésion souterraine qui donne le sens d’une vie et non nos projets conscients. Ainsi pour exister, il faut naitre deux fois, dans la répétition.
Face au tourbillon, tout homme se trouve dans la situation d’Hamlet. Comme le souligne Cavell dans son interprétation de cette pièce, la question de Hamlet porte sur la question de savoir comment on accepte de naître. Le problème à résoudre, s’effectue dans le nouage et la répétition du sujet en acte. Le nom surgit comme le résultat d’un acte libre. Défaire et refaire le nœud pulsionnel est une épreuve mais c’est au travers de cette épreuve que notre subjectivité s’affirme dans ce baptême topologique. Cette problématique termine la première partie de l’ouvrage.
Dans la seconde partie de l’ouvrage, présentée plus brièvement, est interrogée la dimension collective du nouage des forces où s’exerce notre liberté. L’hypothèse développée ici est que la nomination au sens de Lacan peut ainsi valoir pour l’esprit d’un peuple. Le nom du père lacanien devient un nom de l’esprit. Cet esprit objectif inconscient apparaît du même coup comme le résultat d’un mouvement-nœud de l’Autre, dont les divers enchaînements constituent l’histoire du symbolique, entendue comme colonne vertébrale de toute culture.
Tirant les conséquences de cette hypothèse sur les noms de l’esprit, Guy-Félix Duportail analyse alors ce qu’il appelle, à la suite de Horkheimer, l’éclipse de l’esprit du christianisme, comme une déliaison de son intellectualité et, par suite, comme l’une des conditions de la Shoah. De la sorte, c’est la psychanalyse elle-même, dans le temps de l’après-guerre, qui est considérée comme une tentative de réponse à la déliaison de l’intellectualité dans la culture occidentale
Le tourbillon du réel surgit donc également dans l’histoire, et les mouvements-nœuds s’y déploient tout autant dans le sens de la déliaison que dans celui de la liaison des pulsions de mort. Ainsi Existence et Psychanalyse s’achève par une réflexion sur l’esprit du nœud borroméen, où est abordé l’intellectualité dont parlait Freud, comme instance de la lettre dans la culture. L’esprit – le Geist – se confond ici avec le réel de la lettre. C’est pourquoi encore, en ce début du XXIe siècle, l’interprétation philosophique de la psychanalyse, qui implique une sorte de reprise et de déplacement, prend tout son sens et représente à mes yeux un enjeu culturel majeur. C’est aussi le défi que tentera de relever la collection Tuchè.
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Bonjour,
J’apprécie énormément votre présentation.
Voulez-vous s’il vous plaît préciser le sens de la proposition suivante. Je crains de faire un confusion : « Guy-Félix Duportail analyse alors ce qu’il appelle, à la suite de Horkheimer, l’éclipse de l’esprit du christianisme, comme une déliaison de son intellectualité et, par suite, comme l’une des conditions de la Shoah. ».
Merci beaucoup.
Line Clair