Projet Corpus Descartes
Stéphanie Favreau
Depuis 2009, l’équipe Identité et Subjectivité de l’université de Caen Basse-Normandie, le Centre d’études cartésiennes de l’université Paris IV–Sorbonne et le GREYC (département d’informatique de l’université de Caen), en partenariat avec les Presses universitaires de Caen, travaillent à la constitution et à la mise en ligne d’un corpus complet et annoté des œuvres et de la correspondance de Descartes. Ce projet, à ce jour unique en France, entend mettre à profit les nouveaux outils numériques, et notamment le balisage en XML TEI, pour proposer aux chercheurs tout comme à un public plus large une nouvelle édition de référence des textes de l’un des philosophes français qui reste à ce jour l’un des plus connus et des plus étudiés.
Où en est ce projet ? Quels sont les obstacles qu’il a pu rencontrer ? La rédaction d’Implications Philosophiques est allée à la rencontre de Julia Roger, coordinatrice éditoriale et initiatrice du projet pour faire le point.
La genèse du projet
Julia Roger est actuellement doctorante au sein de l’équipe Identité et Subjectivité de l’université de Caen Basse-Normandie. Après un DEA de philosophie et un DESS édition, elle s’est d’abord orientée vers le secteur de l’édition, ce qui lui a permis d’acquérir les compétences techniques propres à l’édition numérique que les Presses universitaires de Caen ont été l’une des premières structures publiques à développer et à exploiter. Toujours en contact avec Vincent Carraud, elle lui propose alors ce projet d’une édition numérique des œuvres de Descartes.
Son ambition
L’ambition du projet est, à terme, d’offrir une alternative à l’édition Adam et Tannery qui sert aujourd’hui encore de référence (elle a été établie entre 1897 et 1913). Sans en remettre en cause la pertinence, il s’agit bien plutôt d’offrir à la communauté scientifique un nouvel outil de recherche et d’exploitation du corpus mais aussi de faire éventuellement ressortir de nouvelles informations sur ce corpus par le biais des outils numériques.
Ce projet est également conçu comme un outil collaboratif. Il fédère des chercheurs au niveau interuniversitaire et international. On aurait pu craindre que certains philosophes, peu familiers des nouvelles technologies, ne voient pas l’intérêt de ce qui se révèle être un grand chantier éditorial. Assurée du soutien de Vincent Carraud (responsable scientifique du projet) et de Gilles Olivo, Julia Roger confirme que le projet, sans faire d’émules, a globalement été bien accueilli par la communauté scientifique. C’est d’ailleurs Jean-Luc Marion, Giulia Belgioioso et Vincent Carraud qui superviseront l’annotation produite par les collaborateurs du Corpus Descartes.
Son actualité
Aujourd’hui le projet est encore en devenir mais l’interface de lecture est active et les opérations d’annotation du corpus vont commencer. La version actuelle est protégée par mot de passe et n’est donc pas encore accessible au public mais un premier texte, le Discours de la méthode devrait être publié par les Presses universitaires de Caen dans les mois qui viennent à l’adresse suivante :
http://www.unicaen.fr/puc/sources/prodescartes/.
À l’édition numérique, et peut-être plus encore à un projet collaboratif, se pose la question de la mise à jour régulière des contenus mis en ligne. Pour répondre à cette exigence et profiter pleinement du caractère fluide de la publication numérique, une mise à jour annuelle sera effectuée, ce qui implique corrélativement la collaboration des Presses universitaires de Caen avec le Pôle Document numérique de la MRSH. Par ailleurs, Gallica et la BNF – qui se sont ralliés au projet – ont pris à leur charge la numérisation haute résolution de la plupart des œuvres du corpus. Les textes sont donc disponibles sous deux modes, images et textes. La bibliothèque a fourni au projet des images haute résolution, consultables en marge du flux de texte principal moyennant un renvoi vers le site de Gallica, ce qui permet d’afficher la même image dans une résolution de qualité supérieure.
Ses enjeux
L’enjeu du projet se révèle par le biais des outils d’exploration du corpus qui vont être mis en place. Deux de ces outils sont actuellement fonctionnels : l’outil d’annotation et le moteur de recherche multilingue. Ces outils, développés en partenariat avec le GREYC, seront par ailleurs exploitables pour d’autres projets de corpus outillés. Mais d’autres outils auxquels le projet a dû renoncer pour l’instant resteront à produire. Parmi eux on peut notamment citer la possibilité de faire apparaître, grâce au balisage en XML TEI, des « zoning argumentatifs ». Cet objectif est probablement l’un de ceux qui illustrent le mieux l’intérêt de l’édition numérique en philosophie dans la mesure où un tel outil pourrait permettre de faire émerger des schémas argumentatifs typiques d’un auteur et par là-même non seulement de définir son style mais aussi de débusquer les passages inauthentiques ou supposés tels (ce qui dans le cas de Descartes serait tout à fait pertinent). Des méthodes d’analyses issues du traitement automatique des langues pourraient également s’appliquer plus facilement au corpus et permettre de repérer par exemple les éventuelles évolutions de la pensée d’un auteur.
Le projet Corpus Descartes n’a à ce jour pas d’équivalent en France. Il existe bien une édition en ligne des Pensées de Pascal, mais elle n’est pas structurée en XML TEI et n’offre donc pas d’outils d’exploration du corpus aussi riches. Mentionnons trois autres projets d’édition numérique de corpus philosophiques :
– Le Montaigneproject de l’université de Chicago, qui a inspiré la création du projet Descartes.
– Le projet Nietzsche Source de l’association HyperNietzsche dirigé par Paolo D’Iorio à l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes (CNRS / École normale supérieure), qui possède également une interface multilingue : http://www.nietzschesource.org/
– Le projet allemand de l’édition des œuvres complètes de Leibniz à l’initiative de la WGL (Communauté scientifique G. W. Leibniz) : http://www.leibniz-edition.de/
Ces projets fédèrent tous des équipes de spécialistes de domaines bien différents (philosophie, édition, informatique) et comme le révèle la possibilité de proposer au lecteur le fruit d’une annotation collaborative et évolutive ou celle de faire apparaître des « zoning argumentatifs », cette collaboration, loin de se contenter d’être un passage au numérique pour le numérique, offre aux chercheurs de nouvelles possibilités d’exploration de textes parfois anciens et par là peut-être de nouvelles pistes interprétatives et scientifiques, ce qui renverse totalement l’argument d’une absorption du travail d’interprétation, du travail réflexif par le numérique. Ici au contraire, le numérique se révèle être le moyen d’interroger à nouveaux frais les grands classiques de la philosophie.