Pourquoi le réalisme dans les jeux vidéo ?
Quelques enjeux de cette nouvelle mimésis
Laurent Muller. Docteur en philosophie de l’Université de Paris Ouest Nanterre la Défense. Chercheur associé au Cirlep de Reims. Professeur de philosophie en lycée. Professeur d’éthique à l’IFSI de Bar-le-Duc.
Média total, le jeu vidéo propose un univers virtuel qui tend à devenir de plus en plus crédible, où le virtuel ambitionne d’égaler le réel. Dans cet article, nous proposons d’explorer trois axes de cette nouvelle mimésis : éthique, esthétique, ludique. Éthique, car les jeux vidéo semblent nourrir une confusion ontologique à même de dérégler les pensées du joueur : si le jeu vidéo imite si bien la réalité, quel est le risque pour le joueur d’imiter cette imitation ? Esthétique, car si la quête de l’hyper-réalisme est toujours plus flatteuse graphiquement, ne rend-il pas le joueur plus spectateur, plus avide d’explicite et de surenchère, là où l’imagination seule est à même de faire vraiment rêver en suggérant ? Ludique enfin, car cette même mimésis, appâtant visuellement les joueurs, doit les séduire par des mécaniques de jeu simplifiées – mais en faisant du jeu vidéo un spectacle, la quête du réalisme ne fait-elle pas perdre le « jeu » aux dépends du « vidéo » ?
Si le romantisme du XIXe siècle avait caressé le projet d’une œuvre d’art totale, Gesamtkunstwerk, à même de synthétiser en une unité supérieure les facettes de l’expression artistique, c’est le jeu vidéo qui, aujourd’hui, est assurément le média le plus à même de réaliser cet idéal. À l’instar du cinéma, la vue, l’ouïe et l’intelligence organisatrice sont sollicitées – de ce point de vue, celui qu’il est convenu de nommer le 7e art, a pris le relais, au XXe siècle, de l’œuvre d’art totale. Mais le jeu vidéo ajoute encore quelque chose au spectacle sur grand écran : l’interactivité psychomotrice, qui métamorphose le simple spectateur en acteur, et apprend à faire corps avec ce qu’il expérimente et explore.
Le jeu vidéo est donc, potentiellement, le média le plus total dont nous disposons à cette heure. Nul doute, à cet égard, que l’expérience immersive gagnera très prochainement en intensité, en coupant le joueur du lien à la réalité dans lequel est encore pris l’écran, aussi vaste soit-il : la réalité virtuelle, qui connut pourtant des échecs retentissants (en témoigne le Virtual Boy de Nintendo), semble sur le point d’être maîtrisée. 2016 voit l’apparition des premiers casques de réalité virtuelle crédibles : Oculus Rift, HTC Vive, PlayStation VR ; et pour peu que le pari technique soit tenu (passons les problèmes liés au dérèglement de l’oreille interne, produisant des nausées ou motion sickness), il ne fait pas de doute que le jeu vidéo y gagnera une dimension supplémentaire, celle de la profondeur du réel, comme un rêve dirigé qui prend forme. Il est trop tôt encore pour déterminer s’il s’agira là d’un tournant décisif du jeu vidéo, qui en modifiera les codes et les attentes, ou si cette technologie demeurera un gadget accessoire, analogue à ce que fut l’introduction de la 3D avec lunettes, qu’on nous vendît autrefois comme révolutionnaire. Mais ces tentatives témoignent du fait que le jeu vidéo ambitionne d’égaler la réalité, et même de la dépasser puisque les mondes que le jeu vidéo nous fait parcourir n’ont pas, à bien des égards, les contraintes, les imperfections et les misères du monde sensible. Certes, il y a bien ces bugs, qui rappellent que l’ontologie vidéo-ludique n’a pas la fixité des lois naturelles : personne ne s’étonne d’un glitch (comportement anormal d’un élément du jeu, qui permet de détourner le cours prévu par les codeurs ; par exemple un glitch de duplication d’objet, comme dans Demon’s Souls, 2009) alors que nous répugnons à croire au miracle. Mais ces défaillances même peuvent être patchées, et soulignent que la liberté créative de son auteur est totale, et ne connaît de limites que celles de son imagination, de sa maîtrise des routines – et celle de la puissance du support vidéo-ludique.
Cette puissance, justement, ne cesse de s’accroître, conséquence du progrès continu de la technologie, et qui seul justifie le changement discret de génération pour les consoles, ainsi qu’un renouvellement continu pour les ordinateurs, tablettes et téléphones. Et pourquoi ces investissements sont-ils consentis aussi docilement par les joueurs, sinon parce qu’ils garantissent, essentiellement, de meilleurs graphismes (on peut raisonnablement penser que ni l’aspect sonore, ni l’ergonomie n’ont significativement évolué ces dernières années) ? En témoigne la remasterisation, depuis plusieurs années, des jeux d’antan : des jeux comme Ico ou Shadow of the Colossus sur PS3, The Last of us ou la série Uncharted sur PS4 ont été réédités, avec comme seul (ou presque) changement une adaptation aux standards graphiques d’aujourd’hui. C’est donc que la recherche de graphismes plus raffinés, et, pour l’essentiel, plus réalistes constitue la raison du progrès technologique. Ne parlons pas des simulations, dont c’est le but avoué que de proposer l’expérience la plus immersive et la plus proche possible de la réalité – d’où la nécessité des accessoires dédiés pour accompagner cette expérience (volant, pédalier, trackIR, etc.). Mais les jeux vidéo, quand bien même leur univers est des plus fantastiques et pour autant qu’ils cherchent à être techniquement de leur temps, visent à produire un effet de réalité afin que le joueur entre dans leur univers – un peu comme un film ou un roman de fiction ne cherche pas à rompre avec tous les aspects du réel, le jeu vidéo, même le plus fantasque, ne renoncera pas à proposer un univers crédible, sur le modèle du nôtre.
Toute cette débauche technologique ne servirait donc qu’un dessein : celui de mettre en situation le joueur afin qu’il croie à cet univers – mieux : qu’il « s’y croie ». Une nuance est cependant à apporter : ce que le joueur considère comme réel n’est pas toujours la réalité empirique elle-même, mais se trouve conditionné socialement – et notamment par ce que le cinéma ou la télévision nous en révèlent. Or, il s’en faut de beaucoup pour que ces médias soient représentatifs – au sens où ils dépeindraient une image fidèle de la réalité. C’est dire que derrière le réalisme, c’est souvent le spectaculaire et le grand spectacle qui sont visés et qui constituent l’horizon du progrès technique autant que les moyens de s’assurer le succès. Par exemple, la série des Call of Duty propose une mise en scène de grande qualité, qui résonne avec l’actualité, alors même que son intrigue n’est inspirée que par un militarisme pro-américain – le dernier épisode en date, Black Ops III (2015) est l’un des jeux les plus vendu de 2015.
Cette problématique d’un média qui aspire à équivaloir au réel, quand bien même le jeu vidéo est somme toute si jeune et si inventif encore, n’est pourtant pas nouvelle : elle réactualise l’un des questionnements les plus anciens et des plus classiques sur l’art, tel que nous l’a légué la philosophie avec l’interrogation de Platon sur la mimésis. Quelle est la valeur de la copie par rapport au modèle ? Que vaut cette tentative, héritière d’une antique tentation, de représenter le réel – jusqu’à, peut-être, la substitution et la (dis)simulation ? N’y a-t-il pas déjà quelque inanité à préférer les versions numériques des choses aux choses elles-mêmes ? « Quelle vanité, écrit Pascal[1], que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ! » Mais peut-être même y a-t-il danger lorsque la copie en question paraît plus attrayante que le modèle même ? Et telle est précisément ce genre de mise en garde que propose Platon dans la République, qui considère que le public qui se laisse captiver et fasciner par les images risque d’être influencé et comme emporté par ce qu’il contemple – surtout lorsqu’elles ont un air de réalité, qu’elles sont portées par les sons et la kinesthésie et qu’elles s’adressent à un public de plus en plus jeune.
Tu sais bien qu’en toute tâche, la chose la plus importante est le commencement et en particulier pour tout ce qui est jeune et tendre ? C’est en effet principalement durant cette période que le jeune se façonne et que l’empreinte dont on souhaite le marquer peut être gravée […] Dès lors, laisserons-nous aussi facilement les enfants écouter les premières histoires sur lesquelles ils tombent, échafaudées par les premiers venus, et accueillir dans leur âme des opinions qui sont pour la plupart contraires à celles qu’ils devraient avoir selon nous, une fois adultes ?[2]
Quand bien même on ne s’accorderait avec les réponses de Platon, on ne peut s’empêcher de considérer ce questionnement comme étant légitime et d’une saisissante actualité, surtout à cette ère où le numérique s’immisce désormais partout et semble indispensable pour révéler la réalité. Ne suffit-il pas, en effet, que « tout le monde » en parle sur les réseaux sociaux pour que l’objet du propos, quand bien même il n’ait pas de corrélat objectif, devienne pourtant plus réel que ce qu’un seul a cependant bien vu ? Au point de vue ontologique, le virtuel l’emporte souvent désormais en consistance sur l’objet de perception : c’est dire que cette nouvelle mimésis, qui parfois s’affranchit même de toute référence extrinsèque, et qui ne semblait que refléter la réalité, tend non seulement à la relever, mais à la remplacer. Peut-on éviter l’inquiétude de cette confusion ontologique, et de ses conséquences éthiques sur ceux qui contemplent ces images, et ne laissent pas d’être influencés par elles ?
Car on ne reste pas indifférent aux images, surtout lorsqu’elles procurent du plaisir : Platon a montré que, stimulé par sa jouissance, le sujet fasciné cherchait à imiter le sujet de sa fascination, en devenant en quelque sorte l’objet de son objet. Et lorsque l’image, toujours plus contrastée et lumineuse, non seulement parle, non seulement se meut avec ondoyance, mais se trouve dirigée même par le joueur, n’y a-t-il pas lieu de craindre que l’imitation de la réalité par le jeu vidéo ne donne prise à une imitation du jeu vidéo par le joueur ? Lorsque ces polygones texturés ont été animés d’après les performances d’acteurs réels, lorsque leurs expressions faciales mêmes ont été capturées, il n’y a plus lieu de craindre la confusion : elle est à ce point incitée par un contexte adulte, souvent cru et violent, elle met à ce point le joueur en demeure de faire des choix, qu’elle semble condamnée à se matérialiser sous ses doigts et devant son regard ébahi.
Prenons un exemple, qui cristallise toutes les polémiques. Un jeu comme Grand Thief Auto V (désormais GTA V), sorti en 2013, propose un monde ouvert, non dirigiste, où le joueur décide s’il doit, oui ou non, et même s’il y est très fortement incité, transgresser les codes ordinaires de la société – commettre vols, meurtres, car jackings, etc. Le malaise naît d’une triple collusion : les actes engagés sont ceux du joueur, et non pas d’un réalisateur dont la volonté serait de choquer ; ils peuvent être d’une immoralité totale, mimant le pire usage possible de la liberté ; le rendu visuel à l’écran, sans être photo-réaliste, est crédible. Ce dernier point, surtout, peut donner l’illusion au spectateur qu’il est en train de regarder un film interactif. Or un film dans lequel on joue le rôle d’acteur principal ressemble moins à un film qu’à une alter-réalité, où le comportement du joueur révèle quelque chose sur sa conduite réelle. On ne peut que craindre que la violence représentée dans les jeux vidéo prépare une déviance effective – d’autant que la marque des jeux dits réalistes révèle une violence souvent exacerbée. Un jeu comme GTA V n’est pas un simulateur de vie – mais, à l’instar du mythe de l’anneau de Gygès proposé par Platon, il montre combien, si l’impunité nous tendait les bras, nous serions injustes. « Il n’y aurait personne, semble-t-il, d’assez résistant pour se maintenir dans la justice et avoir la force de ne pas attenter aux biens d’autrui et de ne pas y toucher »[3].
On sait que, régulièrement, les jeux vidéo violents sont pointés du doigt comme l’une des causes incitant à la déviance. Prenons deux exemples récents. Après les attaques du Bataclan, le président du parti Les Républicains, Nicolas Sarkozy, a exprimé ses craintes concernant « ces jeux vidéo d’une violence inouïe », suggérant l’idée que la brutalité illustrée dans le divertissement conduit, sinon prépare, à une barbarie réelle. La tuerie qui eut lieu à l’école maternelle de Newtown en 2012 a causé le décès de 27 personnes, dont 20 enfants âgés de 7 à 10 ans – et la NRA (National Rifle Association) a tenu l’industrie cinématographique et surtout les jeux vidéo pour responsables de ce massacre. Wayne Lapierre a notamment affirmé que le jeu vidéo était « une industrie de l’ombre, dure, corrompue et corruptrice qui dépeint la vie comme une plaisanterie, présente le meurtre comme un mode de vie, et a ensuite le culot d’appeler cela un divertissement[4]. »
Cette appréhension est assez intuitive, et suppose que le joueur sombre dans cet amalgame que nous avons décrit : confondant virtuel et réel, il n’a plus conscience de jouer quand il joue ; et croit jouer quand il ne joue plus. Mais est-ce assuré ? Il est significatif que cette crainte émane de ceux qui ne jouent pas, et qui demeurent étrangers aux processus cognitifs à l’œuvre dans l’acte de jouer – aussi peut-on supposer qu’ils ne comprennent pas la logique du ludique.
Nous ne prétendons pas statuer définitivement sur la question de savoir dans quelle mesure les jeux vidéo, toujours plus réalistes quoique virtuels, sont à même de rendre plus violents dans la réalité – surtout que cette question, en l’état, nous paraît assez mal posée et souvent idéologiquement orientée. Déjà parce qu’elle suppose que dans un monde complexe où il n’est de causes que plurielles (on parlera alors plutôt d’un faisceau de causes), le jeu vidéo pourrait agir à la manière d’un facteur déterminant – simplification abusive qui ne peut satisfaire que les amis des réponses unilatérales et fausses. Ensuite, parce que l’anathème porté sur les jeux vidéo est fédérateur – non parmi les joueurs, mais chez ceux pour qui ce média nouveau suscite encore une incompréhension à laquelle répond, sur un plan affectif, la méfiance et la crainte[5]. Enfin et surtout parce qu’en portant l’attention sur les jeux vidéo, on la détourne des causes plus probables de la violence contemporaine – on parlera volontiers à cet égard de leurre qui maintient un statu quo chez les uns et les autres : tant qu’on se focalise sur le danger des jeux vidéo, ne sont point évoqués les autres facteurs de violence autrement déterminants. La résurgence régulière, à des fins démagogiques, du rôle des jeux vidéo dans les problèmes contemporains n’est qu’un symptôme de la pauvreté des débats publics d’aujourd’hui.
Reprenons donc cette question : le joueur, au moment où il joue, a-t-il conscience de jouer ? Ou bien peut-il être dupe malgré lui – et, prenant le jeu trop au sérieux, considérer la vie comme un prolongement de ce divertissement ? Explorons-la du côté du joueur même. Il ne fait pas de doute que, de manière générale, le sérieux fait partie intégrante du jeu même : il n’est qu’à voir des enfants jouer au soldat, aux voitures, à la poupée, aux cartes, au jeu de balle, etc. Ils adhèrent à l’action dans laquelle ils s’impliquent totalement – faute de ce sérieux, d’ailleurs, le jeu perd de son intérêt et de son sens. Un roman, une bande dessinée, un film ou un jeu vidéo supposent à cet égard le même état de suggestibilité et d’identification – la seule différence entre ces médias est la quantité et la qualité des informations qui sont dispensées. Mais ce constat ne suffit pas encore à innocenter le jeu vidéo : en tant que média total, il est potentiellement le plus puissant – d’autant que le progrès technique semble lui conférer toujours plus d’ascendance sur l’âme du joueur. Mais le joueur, quel que soit son âge et son passif en matière de divertissement, sait pertinemment que le héros qu’il dirige est fait de pixels, de polygones ou de sprites (élément graphique qui se déplace à l’écran, principalement utilisé dans les jeux en deux dimensions). Impossible d’ailleurs de l’oublier quand la caméra fait des siennes dans les endroits exigus, et aveugle le joueur sur le monde qui l’entoure ; que des textures, crédibles à distance, mais apparues incidentellement au premier plan, révèlent leur fadeur et prouve la platitude de ce monde virtuel ; que les bugs, qui font sans doute partie de l’ADN du jeu vidéo, persistent et résistent à l’acharnement des programmeurs ; ou que l’intelligence artificielle, aussi raffinée soit-elle, manifeste des limites souvent surréalistes. Ce n’est pas là question de recul critique ou de maturité cognitive de la part du joueur : l’immersion est inhérente à toute activité ludique, que celle-ci s’appuie ou non sur une expérience interactive et réaliste ; mais cette immersion s’accompagne, au moment où il joue et sauf cas extrême, d’une conscience nette que le jeu n’est qu’un jeu.
Sauf cas extrême, écrivons-nous, car le jeu a toujours suscité, chez une minorité d’individus, une fascination qui peut aller jusqu’à l’addiction morbide. Mais le jeu n’est pas la cause de ce dérèglement de la personnalité – ou alors, il l’est dans un sens très particulier : celui de cause occasionnelle. Le jeu vidéo, simple partie de cet ensemble qu’est le jeu, a été, est et sera un motif de déviance pathologique – le Japon les appelle otaku. Mais réduire le jeu vidéo à ce phénomène de dépendance, c’est prendre la partie pour le tout, ce que la rhétorique nomme synecdoque, et c’est une faute logique grave. Le jeu vidéo, comme toute activité humaine et a fortiori tout divertissement, porte en lui un certain nombre de dangers qui pourraient déséquilibrer des personnalités fragiles : ses détracteurs oublient seulement qu’une existence sans risque est impossible. Aura-t-on besoin, enfin, de faire remarquer quel hommage le vice rend à la vertu dans cette condamnation du jeu vidéo, lorsque ce sont les lobbys de l’industrie de l’armement ou des politiques qui déclarent des guerres réelles qui accusent des jeux virtuels, trop virtuels d’être source de violence ?
On soupçonne parfois le jeu vidéo d’être potentiellement addictogène : un dépliant CJC[6] (Consultations Jeunes Consommateurs) l’assimile à une drogue (« Alcool, canabis, cocaïne, ecstasy, jeux vidéo, tabac… »). Il est évident que le jeu vidéo, qui connaît des formes et des usages très variés, peut conduire à un comportement compulsif. Mais n’est-ce pas le cas de tous les divertissements que de pouvoir devenir obsessionnel et pathologique ? Voire de toutes les activités humaines – y compris les plus recommandables, comme le sport, qui peut conduire à la bigorexie ? Le risque de l’excès ne doit pas conduire à juger le tout par cette partie maladive, sans quoi on se retrouverait à condamner le sel et le sucre, sous le prétexte que leur consommation abusive constitue l’une des plus importantes causes de mortalité.
Peut-être le jeu vidéo est-il à même de rendre violent par les modèles qu’il met en scène ? Mais pourquoi rendrait-il plus agressif qu’un film, une série télévisée – ou encore un reportage de guerre, voire même les actualités ? Ce dernier exemple est d’ailleurs assez instructif : ce que l’on voit à la télévision, sous couvert de réalité, est bien plus violent que ne sont et le seront jamais les jeux vidéo, car ces derniers représentent un monde virtuel, alors que les médias traditionnels représentent la réalité. L’image peut bien être la même, le sentiment qui l’accompagne diffère du tout au tout – apprendre, par exemple, qu’un film d’horreur est en fait un snuff movie (film amateur dont les protagonistes ne sont pas des acteurs, mais de simples individus) nous plonge dans un embarras bien plus profond que ne le fera jamais un jeu vidéo, aussi réaliste soit-il. Sans doute n’y a-t-il autre chose qu’un effet de croyance, mais cet effet de croyance fait toute la différence entre le produit de notre imagination et le sens de la réalité. Un documentaire qui livre des images d’archive sur la Première Guerre mondiale, et qui montre des cadavres qui furent réels, est autrement dérangeant que toutes les cruautés factices d’un jeu vidéo.
Pour s’identifier à un personnage, et être influencé par lui, il faut partager un certain nombre de traits. Les jeux vidéo invitent parfois à la personnalisation physique du héros – taille du nez, forme et couleur des yeux, il est à l’occasion possible d’établir une ressemblance étonnante. Mais, outre qu’il manquera toujours au héros la voix du joueur, il est toujours un élément décisif dont le héros virtuel est dépourvu : la vie. Certes, il se meut sur l’écran ; mais à la manière d’une marionnette plutôt que d’un humain, et aussi souples que paraissent ses animations, le personnage ne fait que reproduire un certain nombre de comportements, plus ou moins bien reliés entre eux, et qui sont donnés une fois pour toutes : toujours lui manquera la grâce créative de la vie, cet élan de personnalité qui fait qu’on s’attache au héros. Ce dernier point est à nuancer : il est des jeux dont le scénario et la mise en scène sont construits avec tant d’art et d’habilité que les personnages adoptent la consistance d’un film (The Last of Us). Mais il est alors à remarquer que le jeu ne peut que devenir assez dirigiste, la dimension scénaristique primant sur la liberté d’explorer – il s’agit d’un film à la fois amélioré (sur le plan de l’interactivité) et dégradé (car les polygones n’ont jamais le charisme du vivant). Nous soutenons ainsi la thèse qu’à mise en scène équivalente, c’est toujours le film qui impliquera davantage le spectateur ou le joueur, quand bien même ses décisions ont une influence sur le destin de l’histoire : c’est qu’on s’attache aux hommes, et que le polygone instaure toujours une distance que le réalisme n’abolit pas. On sympathise aisément et normalement avec un être vivant : « Le poète ou l’artiste, écrit Jean-Marie Guyau[7], ont pour tâche de stimuler la vie en la rapprochant d’une autre vie avec laquelle elle puisse sympathiser : c’est une stimulation indirecte, par induction ». Cette vie transparaît nettement au cinéma, qui capte quelque chose de réel. Le jeu vidéo, à l’inverse, a beau s’en inspirer, sa reconstruction intégrale du réel en 0 et en 1, qui se ressent toujours directement ou indirectement, en évide grandement l’autorité. Peut-être, somme toute, la quête du réalisme dans les jeux vidéo vise-t-elle à pallier cet écart originel – le sentiment de réalité n’émergeant jamais que sur un fond conscient d’irréalité ?
Ce n’est pas à dire que le jeu vidéo ne délivre pas de message ou d’affect puissant. En tant qu’œuvres complexes induisant des situations complexes qui apparaissent comme des problèmes à résoudre, les jeux vidéo constituent un vecteur efficace d’apprentissage. Outre la compréhension et la maîtrise des règles, susceptible de changer radicalement d’un jeu à l’autre, le joueur doit faire face à ses émotions et surmonter sa frustration – on peut même penser que le plaisir provient de cette jubilation de rencontrer un obstacle et de le surmonter. Le réalisme devient alors un moyen de réaliser une catharsis au sens aristotélicien d’une « purgation [au moyen de la pitié et de la peur] des vécus émotionnels de cette nature[8] » : les individus « sont ramenés […] à leur état normal comme s’ils avaient pris un remède provoquant une purification[9] ». Traduisons en langage vulgaire : les jeux proposent un défouloir qui permet à une émotion exacerbée de s’exprimer dans un cadre sans autre conséquence qu’imaginaire. Utilisés comme un divertissement sain, les jeux vidéo contribuent à cette équilibration psychique qui canalise l’agressivité ou le désir d’évasion en une activité par elle-même inoffensive et pour soi et pour autrui. Le jeu vidéo le plus violent est encore une réponse pacifique au problème des pulsions d’agressivité, car il médiatise l’affect pour l’exprimer. Certains titres, certes, jouent sur cette surenchère de réalisme et de violence, afin de profiter de la publicité négative que leur confère cette image d’ultra-violence. C’est alors que l’immaturité de l’industrie du jeu vidéo se révèle, plus portée par le commerce que par la puissance de l’esthétique : alors qu’Orange Mécanique de Kubrick propose une violence crue au service d’une œuvre puissante, les jeux ultraviolents ne le font que par goût de la provocation, sans l’art de la nuance qui fait la saveur des chefs-d’œuvre. Il ne fait guère de doute que lorsque cette surenchère fort intéressée, à défaut d’être ludiquement intéressante, rencontre une âme hyper-suggestible et portée au déséquilibre, le mélange peut s’avérer tragique – mais le serait-il moins avec une œuvre cinématographique, une œuvre littéraire ou un groupe d’amis ? Le jeu vidéo n’est que l’allumette par rapport au baril de poudre, et pèse infiniment moins lourd dans la balance que l’accompagnement des éducateurs, dont la responsabilité ne devrait pas abandonner aux marchands, aux idéologues et aux modes, le choix de ce que la jeunesse va ludiquement consommer.
Mais cette perspective éthique, aussi profonde soit-elle, demeure encore extérieure à l’activité du jeu vidéo comme telle : les conséquences du virtuel sur le réel n’épuisent pas le motif du réalisme, lequel porte ce média vers une certaine esthétique.
Autrefois marqué – pour ne pas dire hanté – par le pixel, le jeu vidéo cherche à refouler cette honteuse origine grâce aux écrans retina et la ultra haute définition. Le pixel doit devenir invisible pour n’être pas avilissant; l’anti-aliasing (appelé aussi anticrénelage ou lissage de police) permet, dans les meilleurs cas, de faire oublier jusqu’à son existence. Naguère condamné à l’allégorie et au symbole, qui ne révèle son sens que par un décodage (il paraît bien difficile de reconnaître E.T. dans le jeu éponyme d’Atari sorti en 1982… titre, il est vrai, à ce point raté qu’Atari a jugé bon d’enfouir ses cartouches dans une décharge du nouveau Mexique, en 1983), le jeu vidéo peut désormais tout révéler, tout montrer, tout modéliser – jusqu’à la plus frappante ressemblance. Ce qui était il y a quelques années des tours de force (Karateka, Prince of Persia), à savoir retrouver, même caricaturée, la fluidité apparente de la vie, est devenu désormais un standard de l’industrie. La question que nous proposons d’explorer est ainsi la suivante : cette esthétique, qui mime la réalité, marque-t-elle un progrès, à l’image du progrès technique qui la sous-tend, et que seuls décrient les nostalgiques et les incantateurs du « c’était mieux avant » ? Ou bien ce qui se voit explicitement n’appauvrit-il pas ce qui se peut rêver et imaginer ?
Expliquons-nous. Le jeu vidéo, par définition, numérise entièrement l’univers dans lequel va évoluer le joueur en suite de 0 et de 1, sans aucune ingérence directe du réel. C’est à la fois ce qui fait sa force et sa faiblesse. Sa force, car la liberté créative est totale, à condition d’engager la somme de travail nécessaire à l’édification de ce nouvel univers. Sa faiblesse, car il faut entrer précisément dans cet univers, dont les lois peuvent être réinventées à chaque jeu. Aussi une ressemblance avec la réalité est-elle toujours, en un sens, bienvenue, car elle permet de porter l’attention sur les différences spécifiques – s’il n’y avait que des différences, on se perdrait dans un chaos de non-sens. La ressemblance, il est vrai, peut jouer a minima ; les premiers jeux qui n’offraient, pour tout visuel possible, qu’un enchevêtrement monochrome de lignes et de carrés, étaient condamnés à une mimésis grossière, quoiqu’elle pouvait déjà se libérer des pesanteurs de la matière. Mais le progrès technique, avec l’introduction de la couleur, du nombre de sprites affichables à l’écran, l’augmentation de la résolution, etc. a permis de franchir le cap du symbolique : bientôt, il ne fallait plus deviner la voiture derrière l’agglutinement de pixels, on pouvait la voir. La technique fut, d’abord, émancipatrice, libérant l’imagination qui continuait à inventer l’essentiel, et notamment ces liaisons entre tant d’éléments discrets, lesquels étaient soutenus par une trame suffisamment explicite pour que l’implicite puisse émerger comme tel. Il fallait faire beaucoup avec peu de moyens – lorsque les moyens manquent drastiquement, il faut un talent certain pour faire émerger un monde ; et lorsqu’ils sont encore réduits, ils ne peuvent qu’appauvrir l’œuvre finale. Mais il suffit, somme toute, d’assez peu de moyens pour stimuler l’imagination, et du joueur et du créateur ; le pixel se fait alors oublier comme tel et devient l’élément d’une mosaïque en mouvement.
Les jeux vidéo ont ainsi commencé par être des sollicitations voire des appâts pour notre imaginaire, l’esprit comblant les nombreux vides (graphiques, sonores et scénaristiques) qui parsèment l’œuvre : la dimension projective lui était consubstantielle. On ne rêve que de ce que l’on ne voit pas – ou du moins pas nettement. La laideur de son minimalisme imposé étant son horizon, il fallait le styliser pour l’élever au rang du regardable. Étrangement, c’est parce que le jeu vidéo était techniquement réduit à son expression la plus brute qu’il devait révéler son esthétique propre, qui n’emprunte à rien d’autre – et notamment à la réalité, ou alors de façon si allusive qu’on devrait le qualifier plutôt de détournement que de copie. C’est de la conscience de cette esthétique du pixel que témoigne ce retour en grâce du jeu vidéo « rétro », et de la montée ces dernières années du jeu vidéo indépendant,
comme un pied de nez à l’hyperréalisme dominant d’aujourd’hui. Il est d’ailleurs à noter que notre époque est sans doute beaucoup plus rétro que ne l’était cette époque rétro elle-même : comme si les générations contemporaines avaient compris quelque chose que celles qui ont vécu cette époque n’avaient pas vu, comme si elles reconnaissaient, par contraste avec ce qui s’est fait depuis, ce qui avait été en son temps incompris.
Ne parlons pas encore du gameplay, mais seulement de l’esthétique : un « je ne sais quoi » s’est perdu avec la recherche du réalisme – peut-être depuis la généralisation de l’usage de la troisième dimension dans les jeux (on devrait plutôt dire : figuration de la troisième dimension, car l’écran qui représente cette dimension supplémentaire n’est jamais qu’en deux dimensions). Cette technologie, analogon de la perspective en peinture, et qui donne soudainement du relief aux aplats pixellisés, a eu des conséquences importantes sur la taille des équipes de développement, les investissements qui appellent une gestion minutieuse des risques – mais, paradoxalement, alors même qu’elle s’est toujours donné comme le nec plus ultra de la technologie, elle est aussi celle qui vieillit le moins bien. La 2D, sans doute, paraît bien fade et peu attrayante, comparativement à la profondeur d’une 3D maîtrisée et lustrée ; elle est déjà rétro, et, comme telle, dépassée. Mais elle a un privilège : c’est que son esthétique ne passera pas ; on le regarde aujourd’hui comme on le regardera dans dix ans. Elle n’est plus de son temps ; c’est qu’elle est de tous les temps, davantage encore que sa glorieuse concurrente, qui n’est captivante que de manière éphémère et au fond superficielle tant elle dépend des effets de mode.
Aussi proposons-nous comme thèse que la tendance à l’hyper-réalisme, à la surenchère graphique ne permet pas, paradoxalement, quoiqu’elle flatte l’œil, à l’esthétique du jeu vidéo de s’autonomiser, de développer son style propre, indépendant du cinéma, dont trop souvent il n’est qu’un décalque flatteur et interactif. L’hyper-réalisme révèlerait au contraire une imagination qui s’appauvrit, et qui requiert des stimuli de plus en plus puissants et violents pour tenir éveillée une attention des plus vacillantes. On objectera à raison que tous les jeux ne versent pas dans cet écueil – mais c’est qu’ils proposent une base ludique solide, indépendante de leur esthétique.
Le jeu vidéo fut d’abord hyper-allusif ; puis simplement allégorique et symbolique ; et enfin réaliste voire hyperréaliste. Moins on voit, plus on devine, et ce que l’on devine frappe souvent mieux que le manifeste. Ne vaut-il pas mieux suggérer que montrer ? Il nous semble à cet égard que le jeu vidéo indépendant, qui se propose de retourner aux sources vives du jeu vidéo, à ses fondamentaux créatifs, retrouve cette esthétique simple, volontairement désuète, efficace – propre à elle-même. Non pas qu’elle soit indépassable, mais elle est achevée, assumée et stable, ce qui définit en somme un style. En d’autres termes, la quête du réalisme constitue une course en avant qui ne peut, en tant qu’esthétique, qu’être insuffisante.
Enfin, cette quête du réalisme ne laisse pas d’impacter le propre du jeu vidéo dans ce qu’il a de ludique et d’interactif. L’attention portée aux graphismes, aux effets spéciaux, répond à une exigence de l’industrie qui vise à élargir son public. Et quoi de plus accrocheur, de plus vendeur que des effets spéciaux, des explosions et des graphismes réalistes pour éveiller les fantasmes des masses et leur besoin consumériste ? Il est vrai qu’un public nouveau peut être sollicité sur la base d’une technologie dépassée (la Wii, par exemple, véritable phénomène de mode en son temps, disposait d’une puissance à peine supérieure à la console à laquelle elle succédait, la GameCube), mais ce public ne sera pas fidèle, et ne renouvellera pas son investissement s’il n’en a pour ses yeux. Le goût du spectacle, tendance profonde de notre société, régit les modes de consommation du jeu vidéo, lequel dépend des choix des masses – et il suffit parfois d’un bon trailer (cinématique censée délivrer la quintessence du jeu) pour qu’un jeu, même médiocre, fasse parler de lui et se vende (Dead Island). Sans doute, il en a toujours été ainsi, et la réclame n’a plus, depuis longtemps, cette intention d’informer le public, mais seulement de séduire les foules. C’est cependant un fait que le succès d’un jeu dépend davantage de la communication qui l’accompagne et du hype (ou engouement) que de son contenu intrinsèque.
Aussi ne peut-on s’étonner que le jeu vidéo, dont la maturité technologique est avérée, voie ses mécaniques de jeu (ou gameplay) se simplifier, pour se conformer aux attentes d’un public moins exigeant, plus dilettante peut-être ; à tout le moins davantage pressé, plus consumériste, plus sensible à l’impact visuel, et qui, plutôt que de s’adapter au média, attend que le média s’adapte à lui. L’originalité devient une prise de risque. Ainsi les jeux sur Smartphone proposent des sessions courtes, qui correspondent au temps de trajet dans les transports au commun : le jeu vidéo évolue, mute, à l’image de son époque. Il se simplifie aussi, car un écran tactile n’a pas la précision ni la profondeur d’un périphérique dédié — mais peu importe, puisqu’il n’est trop souvent perçu que comme un passe-temps amélioré. Ce n’est pas à dire que les jeux vidéo sur téléphone sont des sous-jeux, mais le contexte de leur utilisation les rend spécifiques. Ainsi, si de nombre de jeux sont des free-to-play (il n’est pas besoin de dépenser de l’argent pour y jouer), ils ne sont alors que des appâts pour les achats in app (au sein de l’application) ; et il est à craindre qu’ils deviennent des pay-to-win (payer pour gagner). De plus, la séduction doit être immédiate ; et le meilleur moyen, pour ce faire, la frustration étant l’ennemie du grand public, est de proposer des mécaniques simples, accessibles et peu originales. Konami, par exemple, éditeur historique de jeux considérés comme des classiques (Castlevania, Gradius, Metal Gear, etc.), a récemment arrêté le développement de jeux traditionnels sur console (à l’exception de cette manne que sont les jeux de Football) pour se focaliser sur les jeux mobiles. Nintendo également, après l’échec de la WiiU qui propose de bons jeux classiques, se voit contraint de se repositionner sur une stratégie mobile (voir le succès récent de Miitomo au Japon, ou de Pokémon GO).
On arguera à raison que cette propension à la simplification (ce que les joueurs nomment parfois péjorativement le casual) connaît de nombreux contre-exemples : une série comme Dark Souls, par exemple, connaît davantage qu’un succès d’estime (cette franchise totalise plus de 13 millions de jeux livrés dans le monde), alors même que son ambition est de renouer avec le défi (le sous titre du premier Dark Souls n’est pas usurpé : Prepare to die). Mais nous répondrons qu’il s’agit là d’une exception qui confirme la règle, et que ses concepteurs mêmes ne s’attendaient pas à un tel enthousiasme. C’est que les joueurs ne constituent pas un public homogène, et que les attentes de chacun sont différentes, sans que cela exclue l’existence d’une tendance de fond. On pourra encore objecter que la simplification du gameplay ne date pas d’hier : Halo (2003), par exemple, a proposé ce qui allait devenir un standard dans les FPS (First Person Shooter, ou jeu de tir en vue subjective), à savoir le fait que l’énergie du joueur puisse se régénérer au bout d’un certain temps. Plus récemment, Grid (2008) offre la possibilité de revenir dans le temps afin d’annuler les dernières secondes de conduite – un moyen habile de rattraper une fausse manœuvre que Prince of Persia, les sables du temps (2003) avait déjà initié dans le jeu de plateforme. Assurément, ces procédés astucieux augmentent les chances de succès ; mais leur recours de plus en plus fréquent en vient sinon à dénaturer et à faire perdre ce que le ludique a de sérieux, du moins à privilégier le « vidéo » au détriment du « jeu ». Un chef d’œuvre comme The Last of Us, s’il propose une expérience de jeu consistante, est d’abord une odyssée scénaristique (de premier ordre), spectaculaire – mais presque secondairement interactive. La quête du réalisme, dans le domaine de la fiction, apporte ici une profondeur que les débuts du jeu vidéo n’auraient pu soutenir – mais qui réduit l’interactivité, et le champ des possibles. C’est là une autre manière de concevoir les jeux vidéo, sur un mode narratif à la fois passionnant et fascinant, mais qui possède sans doute ce défaut de ne pas inciter au recommencement pour cause de redite une fois le jeu achevé (ce qu’on nomme le replay value).
Encore une fois, cette tentation du spectacle qui va jusqu’au reniement de l’interaction (un jeu comme Dragon’s Lair, 1983, révèle qu’elle était présente dès les origines) est comme telle refoulée par le jeu indépendant, qui entend renouer avec l’essentiel, l’efficacité brute du jeu vidéo. Sa provocation est telle qu’il renoue avec l’esthétique du pixel, celle des jeux 8bits et 16bits (fin des années 80, début des années 90) pour livrer des jeux dont le gameplay, en dépit de sa simplicité apparente, demande une maîtrise qu’on n’acquiert qu’à force de persévérance. Fausse simplicité, donc, mais vraie profondeur, et authentique accessibilité : le jeu vidéo se ressource dans ces esprits créatifs qui ne dépendent d’aucune mode, et constitue une puissante alternative, moins sucrée, mais aussi consistante, que les poids lourds de l’industrie, en ce qu’elle se focalise sur ce que le jeu vidéo a d’éternellement ludique, révélant ainsi que la quête de l’hyperréalisme ne constitue pas un horizon indépassable.
L’avenir, espérons-le, sera au pluralisme ludique – que le jeu vidéo ne soit pas soumis à une loi unique et despotique, celle du réalisme ou une autre, mais qu’il soit inventif, anomique enfin, au beau sens que Guyau a insufflé à ce terme : « l’originalité individuelle et non l’universelle uniformité »[10].
[1] Blaise Pascal, Œuvres complètes, Paris, éditions du seuil, 1998, pensée 40, page 504.
[2] Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2011, République 377a-b, trad. Leroux, p. 1537.
[3] Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2011, République, 360b, trad. Leroux, p. 1519.
[4] http://www.generation-nt.com/nra-national-riffle-association-accuse-jeux-video-violence-meurtres-hollywood-actualite-1673862.html
[5] Une illustration de cette confortation dans les préjugés qu’effectuent les médias, qui désinforment parfois en toute bonne foi : en 2004, des otakus, ou joueurs compulsifs, auraient ingéré des boulettes de silicone pour protester contre le retard de la sortie du jeu Dead or Alive sur Xbox. L’« information », diffusée dans Libération en novembre 2004, puis au journal de 20 h sur France 2, le 21 novembre, repose sur la lecture au premier degré d’une simple plaisanterie lancée au mois de mars par le site xbox-mag.net (le silicone faisant référence à la générosité des formes féminines exhibées par ledit jeu). Mais peu importe le fait quand on peut l’interpréter à charge – et c’est précisément à un anathème de béotien que se livre le journaliste, allant jusqu’à suggérer que les jeux vidéo induisent des comportements suicidaires chez les joueurs.
Pour un récapitulatif de cette triste histoire, dont la seule victime a été l’image suspecte du jeu vidéo : http://xbox-mag.net/2004/12/05/affaire-france-2-liberation/
[6] Consultable ici : http://www.drogues-info-service.fr/Actualites/cjcdis
[7] Jean-Marie Guyau, L’Art au point de vue sociologique, Paris, Fayard, 2001, p. 38.
[8] Aristote, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2014, Poétique, 1449b25, trad. Pierre Destrée, p. 2767.
[9] Aristote, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2014, Politiques, 1342a10, trad. Pierre Pellegrin, p. 2534.
[10] Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Paris, Fayard, 1985, page 147.