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Pour une nouvelle méthode en philosophie de l’histoire : dépasser l’utopisation libérale et la mythologisation postmoderne avec Nietzsche et Rorty

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Olivier Terwagne – agrégé en histoire et maître en philosophie de l’Université Catholique de Louvain-La-Neuve

L’utopisation libérale et la mythologisation postmoderne

Depuis la fin des métarécits du Progrès, de la Paix perpétuelle, de la Raison, du Prolétariat diagnostiquée par Lyotard, jusqu’à l’ethnocentrisme assumé de Rorty et l’efflorescence de la microhistoire ou de l’histoire narrativiste qui se refusent à toute synthèse, le monde apparaît fragmenté en des histoires locales et les conditions de possibilité mêmes d’une philosophie de l’histoire semblent détruites. La postmodernité a quitté le terrain de la philosophie de l’histoire. Cependant, une autre facette de la pensée postmoderne ironise sur la grande histoire à la suite de Foucault, en en dénonçant les jeux de domination, le logocentrisme, l’occidentalocentrisme, le phallogocentrisme – autant de mythologisations –  au prix de la différance, des identités opprimées, victimes de l’histoire et des antinomies conceptuelles écrites par les vainqueurs.

Source : Pixabay

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Sur cette base, les cultural studies ont tendance, paradoxalement, à « remythologiser » à leur tour l’histoire, ce que nous appelerons la « mythologisation postmoderne ». En regard, après la « fin de l’histoire » annoncée par Fukuyama dès la chute du Mur de Berlin, la philosophie libérale et la démocratisation qui lui est corrélée se présentent comme le grand récit régulateur de notre monde. La (supposée) neutralité axiologique de la philosophie libérale prétend unifier le monde fragmenté par l’abstraction du Marché (dans sa version capitaliste de droite) et du Droit (dans sa version de gauche). Ce récit enjoint tour à tour l’Islam à sortir de l’hétéronomie pour entrer dans l’autonomie, à perpétuer le « Printemps arabe » sur le modèle du « Printemps des peuples de 1848 », à démocratiser le Moyen orient selon un projet messianique, à faire comprendre à la Chine ou à la Russie qu’il faut intégrer les droits de l’homme, à libéraliser les mœurs (ainsi du récent débat sur le mariage gay), à « démocratiser » toutes les sphères de la vie, même le champ dissymétrique de la culture. C’est ce que nous nommerons « l’utopisation libérale ». Utopisation libérale contre mythologisation postmoderne, droits de l’homme contre droits des hommes et des femmes, libéraux contre communautariens, rationalité contre irrationalité, universalisme contre particularités locales, uniformisation contre différances, etc. : les différentes déclinaisons de cette opposition ne manquent pas dans le débat contemporain. Comme le souligne avec raison Jean De Munck :

« Entre le rationalisme formaliste qui a repris, désormais, la direction des affaires mondiales, et l’irrationalisme de groupes et d’individus qui ne pensent qu’à affirmer leur précieuse « différence », des liens intimes existent, tant en pratique qu’en théorie. En réalité, c’est l’abstraction du marché et des droits de l’Homme qui conduit à la fragmentation des contenus et à la pluralisation des styles de vie. « Le marché mondial ne fait pas une histoire », notait Jean-François Lyotard. Et pour cause : il fait surgir mille et une petites histoires désaccordées. Le postmodernisme est la forme même que prend une culture fondée sur les droits de l’Homme et le marché. Notre monde est à la fois libéral et postmoderne[1]. »

En somme, libéralisme et postmodernité ne sont que les deux versants de la même pièce. Une nouvelle méthode en philosophie de l’histoire doit-elle tenter d’unir les deux tendances qui s’opposent ou doit-elle choisir entre des options qui semblent irréconciliables ? Doit-elle à la fois refonder le récit des Lumières et penser la reconnaissance, dans l’histoire, des minorités sexuelles, ethniques, identitaires opprimées ? Doit-elle refonder un marxisme militant et l’opposer aux penseurs de la décadence de la culture occidentale ? Nullement, car ces deux couples d’options sont résolument incompatibles et sont le résultat d’une opposition ferme née au cœur du développement de la philosophie de l’histoire.

Nous tenterons d’une part de reconstituer la généalogie de cette opposition à la suite des réflexions du philosophe belge Marc Maesschalck. D’autre part, nous tenterons de dépasser cette opposition avec l’apport de Nietzsche et de Rorty. Nous viserons à refonder une nouvelle philosophie de l’histoire qui échapperait à la mythologisation comme à l’utopisation en faisant droit à un rapport particulier à l’origine et un rapport relatif à la fin. Un nouveau vocabulaire au sens rortien est nécessaire et nous le puiserons en grande partie chez Nietzsche et ceux qu’il inspire encore aujourd’hui, comme Richard Rorty.

Origine de l’opposition entre utopisation et mythologisation

(Marc Maesschalck)[2]

Pour reconstituer l’origine de cette opposition, il est nécessaire de reconstituer la généalogie de la philosophie de l’histoire – généalogie opérée avec brio par Marc Maesschalck, Le projet initial de la philosophie de l’histoire, c’est celui de Lessing : penser dans l’histoire l’autodéveloppement de l’auto-éducation de l’humanité. Dans le fil de ce projet, les Lumières ont problématisé l’histoire comme étant animée par une téléologie du Progrès et le passage de l’hétéronomie à l’autonomie. C’est le texte fondateur de Kant. Selon Maesschalck, deux méthodes se sont très vite élaborées : la méthode dialectique d’Hegel et la méthode phénoménologique de Schelling. Marx et Dilthey vont chacun adjoindre un concept philosophique à chacune de ces méthodes. Marx, en s’opposant au philosophe d’Iéna, couple à la dialectique d’Hegel un matérialisme historique et élabore donc un matérialisme historique dialectique. Dilthey ajoute quant à lui le concept d’autoréflexion à la phénoménologie de Schelling. Ce concept permet de comprendre comment un être humain qui analyse un système social est toujours en prise, de manière immanente, avec ce système. Mais pour penser cette immanence, il élabore une théorie idéaliste de l’histoire. La phénoménologie ne suffit pas. Il couple donc à la phénoménologie une théorie de l’autoréflexion immanente et une vision idéaliste de l’histoire. Au lieu de penser l’histoire comme une succession des temps depuis l’unité indifférenciée à l’unité des différences, Dilthey pense l’histoire comme étant guidée par un idéal régulateur au sens kantien : un idéal qui accomplit l’essence de l’Humanité. L’autoréflexion des acteurs est ainsi subordonnée à cette idée d’Humanité et de Culture, conception dont hériteront des philosophes néokantiens comme Ernst Cassirer.

Par ailleurs, au niveau de la conception du savoir, Marx autonomise les sciences de la nature. Dilthey opère quant à lui une séparation nette entre les sciences de la nature (Naturwissenschaften) et les sciences de l’esprit (Geisteswissenschaften). Si, d’une part, nous avons une division sociale du travail, d’autre part nous avons une division sociale du savoir. À partir de ces deux combinaisons entre dialectique et matérialisme d’une part et phénoménologie, idéalisme et réflexivité d’autre part, les philosophes de l’histoire ne se poseront plus la question de la dialectique que d’un point de vue matérialiste, ou la question de la phénoménologie que d’un point de vue idéaliste. Le concept d’histoire s’en trouve dès lors hypostasié : le matérialisme lui donne son corps, l’idéalisme lui donne son esprit[3].

Au XXe siècle, la théologie tente d’incorporer ce débat entre Marx et Dilthey qui a donné lieu à l’opposition entre marxistes et évolutionnistes. Maesschalck s’est concentré sur  les travaux de Bultman et Metz. Le premier problématise le concept d’origine : il “démythologise” la pensée de l’origine dont l’évolutionnisme est prisonnier et sort d’un rapport général à l’origine pour faire droit à un rapport particulier à l’origine. Le second problématise le concept d’utopie. Il va « désutopiser » la fin et sortir d’un rapport absolu à elle pour faire droit à un rapport relatif à la fin : ni messianisme, ni millénarisme.

Dans son geste de « démythologisation », Bultman fait passer le discours sur l’origine d’un registre apodictique et dogmatique à une registre sémiotique ou apophantique. En effet, le messianisme conduit à retomber dans la mythologisation, à saturer la particularité de l’origine.« Démythologiser », c’est rendre problématique ce que l’on a posé comme catégorique. Ce n’est pas juger le passé en renversant la vision que l’on en a. Ce n’est pas relire l’histoire à l’aune du présent en jugeant rétrogrades ou obscurantistes les pratiques des ancêtres vis-à-vis de minorités qui aspirent aujourd’hui à être reconnues.

Metz, de son côté, s’oppose au processus de généralisation de la fin, c’est-à-dire l’utopisation. L’utopisation consiste à déterminer un horizon des fins ultimes, une téléologie du Bien. « La désutopisation » ne consiste pas à détruire le contenu sémantique de l’utopie mais à penser un rapport relatif à cette fin légitime. Metz offre le concept pragmatique de « réserve eschatologique » pour penser le rapport relatif à la fin. La réserve désigne l’attitude requise à l’égard de toute énonciation de l’absolu. Croire en l’absolu est une chose, l’énoncer en est une autre. On a le droit de chercher un sens absolu à sa vie, mais l’établir en vérité dans le langage pragmatique en est une autre. Il s’agit d’éviter toute incursion d’un langage finaliste dans l’espace social qui viendrait saturer la fin.

Comment reconstruire une philosophie de l’histoire ? Pour Maesschalck, il  y a trois conditions à remplir. La première condition  est que la philosophie de l’histoire soit à la fois sujet et objet de l’acte par lequel est pensée l’histoire. Il s’agit de penser l’articulation de l’histoire et de la vie. La deuxième est la problématisation du concept de mythe en tant que rapport relatif à l’origine sur lequel se constitue une philosophie de l’histoire. La troisième est la problématisation du concept d’utopie par lequel se pense le rapport particulier à la fin. Selon nous, la philosophie de l’histoire élaborée par le libéralisme tout comme la philosophie de l’histoire postmoderne de la reconnaissance saturent respectivement la fin et l’origine. Elles ne permettent pas de satisfaire ces trois conditions. Nous allons tenter de satisfaire ces trois conditions avec Nietzsche et Rorty qui prolonge certaines intuitions nietzschéennes.

 Méthode pour reconstruire la philosophie de l’histoire  (Maesschalck)

Les travaux de Marc Maesschalck proposent, selon son expression, une « dialectique du vocabulaire de la souffrance sociale » sur l’espace public couplée à une « phénoménologie des identités reconstructives ». Seul un tel projet dont le dispositif reste à penser rendrait possible une philosophie de l’histoire qui développerait un rapport relatif à la fin et un rapport particulier à l’origine. Il s’agirait du rapport relatif au vocabulaire de la souffrance sociale et du rapport particulier aux apprentissages des mondes vécus. Nous retrouvons là les deux gestes initiaux de la philosophie de l’histoire qui répondaient chacun à leur façon à la question de Lessing : comment penser l’auto-éducation de l’humanité dans son auto-déplacement au fil de l’histoire ?

Mais il nous manque le  « nœud » des deux méthodes, à savoir le point de jonction qui les unit, ce qui a été manqué à l’origine dans le débat Hegel/Schelling, de telle sorte que l’enjeu a fini par être occulté par différentes combinaisons, notamment la combinaison de Marx et de Dilthey comme nous l’avons montré plus haut. Le point de jonction est l’actualité du moment historique dans laquelle se vivrait un rapport particulier à l’origine et un rapport relatif à la fin. Qu’est-ce qui constitue l’actualité du moment de l’événement de l’histoire ?

Selon Maesschalck, deux réponses s’offrent à nous. La première consiste à affirmer que l’histoire est ce qui « potentie » la vie. La deuxième tient que la vie n’est pas le « potentiand », ne potentie rien, mais, au contraire se potentialise dans la structure ou la forme de l’histoire. Cette dépotentiation de l’histoire n’est pas à considérer comme une catastrophe, dans le sens où elle serait le signe d’une sortie de l’histoire et d’une fin de toute philosophie de l’histoire. Elle ramène au contraire à la vie qui potentialise. Le philosophe est donc amené à s’interroger sur ce qui bloque dans la vie et non sur ce qui bloque dans l’histoire. Par cette conversion du regard peut être repéré que ce qui sauve n’est pas dans le métarécit de l’histoire, mais dans ce qui est extérieur à l’histoire. Nous voulons compléter l’analyse de Maesschalck  avec un philosophe qui a bien pensé, selon nous, l’articulation de l’histoire et de la vie : Nietzsche. Nietzsche pense selon nous la première condition d’un renouveau de la philosophie de l’histoire.

Dépasser l’utopisation liberale et la mythologisation postmoderne  avec Nietzsche

Dans ses Considérations inactuelles[4], Nietzsche développe une philosophie de l’histoire qui consiste à analyser le rapport à l’histoire en fonction de l’effet de ce rapport sur la vie même. Pour lui, seule une histoire « utile pour la vie » sera admise chez les « nouveaux philosophes ». Cependant, Nietzsche a bien conscience qu’il est lui-même fils du temps – le temps des derniers hommes –, qu’il se situe lui-même dans une histoire particulière dont il tente à la fois de reconstituer la généalogie et de diagnostiquer l’esprit. Ce faisant, il s’agit de concevoir le mouvement historique comme résistance à l’esprit du temps. Il résume sa conception dans cette phrase : « Agir contre le temps, donc sur le temps, et, espérons-le, au bénéfice d’un temps à venir ». Comment tenir à la fois une pensée du présent à partir de l’inactualité et penser « en dehors du présent » ? Comment tenir l’historique et le non-historique, l’actuel et l’inactuel ?

Pour Nietzsche,  l’histoire appartient au vivant pour trois raisons : parce qu’il est actif et ambitieux – parce qu’il a le goût de conserver et de vénérer – parce qu’il souffre et a besoin de délivrance. À cette triple relation de la vie correspond la triple forme de l’histoire: (1) l’histoire monumentale, guidée par l’action morale ; (2) l’histoire traditionaliste, guidée par la conservation ; et enfin, (3) l’histoire critique, guidée par la reconnaissance d’une souffrance :

(1) L’histoire monumentale cherche dans l’histoire des modèles à imiter[5]. Si elle permet de revivifier la morale, cette histoire monumentale nie la singularité des événements en généralisant et simplifiant le passé pour le plier à sa fonction active. En conséquence, sous prétexte d’une valorisation du passé, on détruit le passé en oubliant des pans entiers de ce passé et on phagocyte le présent, condamné à répéter le passé, on empêche toute condition de possibilité de nouveauté. On écrase le présent dans le passé par haine de la nouveauté[6].

(2) L’histoire patrimoniale fait du passé un patrimoine à conserver et à transmettre. Il s’agit de conserver nos racines et notre identité. Cette histoire est utile à la vie, car un certain degré de conscience de ses racines et de son identité est nécessaire à la vie. Mais l’hypotrophie patrimoniale risque toujours de dégénérer en momification du présent[7].

(3) Enfin, l’histoire critique[8] consiste à traquer les erreurs du passé, à l’oublier, à le condamner, à exhumer les victimes de l’histoire et les pensées oubliées et marginalisées. S’il y a de l’utile dans cette histoire critique – à nos yeux, Nietzsche lui-même applique cette méthode par la généalogie et la philologie. L’inconvénient est précisément celle de cette « remythologisation » dont nous avons parlé dans le point I.,  c’est-à-dire de reconstruire a posteriori soit un passé dont on aurait bien voulu être issu, soit un passé qui aurait été totalement occulté par un complot d’une pensée dominante et dont on exhumerait les secrets.

Mais comment tenir à la fois une pensée du présent à partir de l’inactualité et penser « en dehors du présent » ? D’abord, « il faut une enveloppe de non-historicité pour qu’une action soit pensable et possible ; il faut l’injustice de l’oubli pour que la justice soit faite ; il faut l’ingratitude pour que l’art apparaisse[9]. » Les nouveaux philosophes seront des hommes d’action qui regardent en arrière pour y trouver de nouvelles manières d’intensifier la vie. Le caractère intempestif de la philosophie de Nietzsche consiste à lire le présent par la médiation d’un passé révolu, mais aussi à détruire en soi-même ce par quoi le philosophe est fils de son temps et ce par quoi le philosophe risque de perpétuer des pensées qui momifient la vie. Ensuite, tout au long de Humain trop Humain, Nietzsche avance qu’il ne faut pas considérer l’homme actuel comme la fin de l’histoire à l’aune duquel on peut juger tout le passé et y projeter une téléologie du progrès. Il ne s’agit pas de considérer un présent qui se préfère et qui juge le passé en le réduisant à n’être qu’une annonce glorieuse de notre présent. Nous ne sommes pas la fin de l’histoire. Enfin, l’inactualité, c’est aussi pour le penseur la relecture des Grecs en pleine dissonance avec l’actualité, comme un laboratoire d’une potentiation de la vie[10]. Il ne s’agit pas de faire de la culture un nouveau « langage final », mais de construire la possibilité de problématiser ce qu’elle nous enseigne dans l’espace public plutôt que de la renvoyer à la sphère privée.

Un nouveau vocabulaire dans la philosophie de l’histoire (Rorty)

Rorty permet de faire un pas en plus dans cette tentative de dépassement entre utopisation libérale et mythologisation postmoderne. Y aurait-il une philosophie de l’histoire chez Rorty ? Elle n’est pas téléologique et n’entretient pas un rapport à l’histoire qui sature la fin et l’origine. La conception rortienne est plutôt « évolutionniste », ou, pourrait-on dire « évolutionnaire », pour l’opposer délibérément aux métarécits antérieurs tels que le marxisme « révolutionnaire ». Rorty serait hégélien  sans « Esprit absolu » car il remet la philosophie dans la dynamique historique. En effet, Rorty ne considère pas le pragmatisme comme le dernier de l’évolution. Comme il le dit lui-même :

« On ne peut juger de la maximalité, et on ne peut chercher à l’atteindre. Nous pouvons nous efforcer d’expliquer plus de faits, ou de nous préoccuper de plus de monde, mais nous ne pouvons chercher à être présent au terme de l’enquête. Ce serait comme viser à être présent au terme de l’évolution biologique – à être non seulement le dernier héritier de tous les Âges mais encore celui en qui tous les Âges étaient destinés à culminer[11]. »

Le renouveau d’une philosophie de l’histoire passe par l’utilisation d’un nouveau « vocabulaire dialectique de la souffrance sociale ». Pour Rorty, si nous voulons philosopher, nous devons « remplacer le vocabulaire de Descartes, Hume et Kant par celui de Dewey, Heidegger, Davidson et Derrida, qui constitue une garantie contre la métaphysique ». De ce fait, il sera possible de définir le progrès moral comme action et non comme découverte, comme l’histoire d’exploits poétiques isolés accomplis par des individus ou groupes « situés radicalement », et non comme le dévoilement progressif par la raison de principes, de droits et de valeurs.  On le voit, Rorty fait droit à une certaine postmodernité mais en faisant droit à la philosophie libérale de l’histoire : c’est celle du libéralisme bourgeois postmoderne[12]. Pourquoi le terme libéral ? Car Rorty, en bon libéral, promeut la neutralité axiologique de l’État. La fonction de celui-ci consiste à garantir la coexistence pacifique des intérêts particuliers et des conceptions de la vie bonne des « clubs privés». Pourquoi le terme « bourgeois » ? Car Rorty affirme la connotation historique du bourgeois, ce « nouvel homme » né dans un certain contexte historique et économique, qui assume la critique marxiste. En effet, Rorty entend distinguer le libéralisme bourgeois du libéralisme philosophique nourri par les principes kantiens. Enfin, pourquoi le terme « postmoderne » ? En référence à Lyotard pour affirmer le renoncement de Rorty aux métarécits concernant aussi bien le moi nouménal, l’Esprit absolu, la lutte des classes et l’avènement du Prolétariat.

Rorty définit son « club » comme celui des libéraux bourgeois postmodernes capables de réutiliser le vocabulaire kantien des Lumières en lui faisant subir une torsion réinterprétative. Rorty explique qu’on n’a rien trouvé de mieux que les droits de l’homme et c’est ce qui rend notre communauté supérieure aux autres. Ces valeurs n’excluent pas l’usage des principes judéo-chrétiens, comme la compassion ou le devoir d’asile qui peuvent même être mobilisés par des athées. Par la conscience qu’il a du particularisme et du caractère contingent des valeurs les Lumières, le pragmatisme rortien garde à l’esprit la tradition historique qui fonde ces valeurs et est capable d’adapter ses pratiques à la situation. L’erreur des Lumières aura été de penser une philosophie de l’histoire nous guidant vers la construction d’un régime mondial dont les citoyens partagent des aspirations communes et une culture commune. Ce qu’il faut sauver des Lumières et de son héritage, c’est entre autres l’idée d’une autoréalisation de l’humanité. Le modèle du libéralisme bourgeois postmoderne fait un pas en plus : il fonctionne comme un modèle « formel » dans lequel viendraient s’intégrer les différents « eux » au « nous ». Il y a donc un certain ethnocentrisme, qu’il assume parfaitement ceci dit.

Mais comment les membres du « club privé » – qui s’autoréalisent dans leur conception de la vie bonne – pourraient être sensibles à la souffrance et répondre aux besoins d’une communauté sans cesse élargie ? Non pas par une pragmatique communicationnelle habermassienne ni par des sermons métaphysiques, ni encore par une conception substantielle communautaire, ni par une « mythologisation » mais par des récits ethnographiques et par le genre romanesque. Contre les « communautariens », il substitue la métaphore du collage à la métaphore romantique d’une vie fondée sur l’unité de la langue et de la tradition Il met en valeur le pouvoir herméneutique de l’écriture : la solidarité ne se découvre pas par la réflexion, elle se crée ; et l’élargissement du « nous » passe par la littérature.

Conclusion

Nous avons tenté de dépasser un écueil de la philosophie de l’histoire contemporaine qui nous conduit à choisir entre utopisation libérale et mythologisation postmoderne. Nous comprenons d’un côté que cette utopisation entend unifier le monde par la logique libérale, démocratique et capitaliste, depuis le Printemps arabe jusqu’au récent conflit syrien. Par ailleurs, nous comprenons que les « mythologisation » postmodernes interpellent sur les frustrations contemporaines exprimées dans les philosophies du corps, du sujet, de la différance et dans les cultural studies, les identity politics ou encore les gender studies. De la même façon, la « guerre des mémoires » concernant l’histoire de la colonisation et de la Shoah.

Nous avons résumé la généalogie de cette opposition grâce aux travaux de Marc Maesschalck. Pour dépasser ce blocage, qui sature notamment l’espace public sous le nom de « guerre des mémoires », nous avons utilisé la conception nietzschéenne de l’histoire et le modèle du libéral bourgeois postmoderne de Rorty. De son côté, Nietzsche articule trois types d’histoire dans leur lien direct à l’individu vivant, à savoir l’individu actif, ambitieux de vertu, souffrant et en quête de rédemption. Ses considérations inactuelles nous renvoient à l’attention sociale à la vie, au type d’histoire dont les hommes ont besoin pour vivre. Ni téléologie du progrès, ni mythologisation. Ni conservatisme ni illusion du Progrès. Ni momification de la vie ni fuite en avant acritique dans la nouveauté. Chaque type d’histoire utilisée à dose limitée satisfait la triple relation vivante décrite par Nietzsche. Le laboratoire inactuel du philologue cherche de nouvelles manières d’organiser le chaos de la pluralité du vivant.  Avcc Rorty, nous dépassons également l’opposition entre utopisation libérale et mythologisation postmoderne. En effet, Rorty assume l’héritage du libéralisme des Lumières sans construire cette philosophie de l’histoire sur une utopie qui sature la fin. Il tente de penser les frustrations exprimées par les cultural studies ou gender studies » sans conduire à une philosophie de l’histoire basée sur des politiques de « reconnaissance » avec le risque inhérent de  « mythologisation ». Il met au contraire en valeur le pouvoir herméneutique de l’écriture : la solidarité ne se découvre pas par la réflexion, elle se crée ; et l’élargissement du « nous » passe par la littérature.


[1] J. DE MUNCK, L’institution sociale de l’esprit. Nouvelles approches de la raison,  éd. Puf, Paris, 1999, p. 3-4.

[2] Cette partie résume le parcours suivi par M. MAESSCHALCK, Genèse de la philosophie de l’histoire. Cours de questions approfondies de philosophie de l’histoire, Louvain-La-Neuve, 2009, inédit.

[3] L’opposition qui selon nous existe encore entre une vulgate marxiste et une position herméneutique, notamment sur le débat de l’école, s’explique donc par ce mariage de raisons. Il a néanmoins fait l’objet d’une tentative de dépassement théorique dans la philosophie de l’histoire. Marcuse et Heidegger héritent ensuite de ces couples conceptuels et tentent de les dépasser ou de sauver ce qui a été perdu, mais ils aboutissent à ce qui nous semble être une impasse, à savoir la sortie même de la philosophie de l’histoire par l’esthétique. Tous deux ont en commun de concevoir la philosophie de l’histoire comme étant incapable de penser la vie. Marcuse s’emploiera à développer un socioconstructivisme afin de sortir de la révolution permanente du marxisme. Il tentera d’unir lutte des classes (Marx) et rôle de l’Université dans l’État (Dilthey). Sa tentative aboutira à une rédemption esthétique : seul l’artiste peut finalement subvertir le système, en le faisant sortir de son autolégitimation permanente par les arts “officiels”. Heidegger élaborera de son côté une phénoménologie génétique de l’histoire. Il tentera de retrouver l’être oublié de la métaphysique occidentale au lieu même où cette question se pose : le Dasein. L’une des conclusions de cette perspective consiste à affirmer que le seul vocabulaire capable de sortir de la métaphysique occidentale ayant oublié l’être est le vocabulaire poétique. De même, dès lors, la philosophie de l’histoire heideggérienne échoue pour céder le pas à une esthétique rédemptrice.

[4] F. NIETZSCHE, Considérations inactuelles II. De l’utilité et des inconvénients de l’histoire, dans Considérations inactuelles I et II, trad. de G. Bianquis, Aubier, Paris, p. 196-389. Voir également l’interprétation de P. RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli. Le Seuil, Paris, 2000, p. 377-384.

[5] C’est ainsi que la Rome républicaine concevait l’histoire. On pense également au 1er siècle impérial au cours duquel Plutarque et d’autres signent des histoires des grands hommes. La Révolution française a également élaboré un culte des grands hommes.

[6] Id., ibid., p. 223-233.

[7] Id., ibid., p. 234-247.

[8] Id., ibid., p. 247 sq.

[9] O. DEKENS, Philosophie de l’actualité, Ellipses, Paris, 2008, p. 132. Voir aussi p. 123-150.

[10] NIETZSCHE, op. cit., p. 387.

[11] R. RORTY, L’espoir au lieu du savoir. Introduction au pragmatisme, Albin Michel, Paris, 1995, p. 119.

[12] R. RORTY, Objectivisme, relativisme et vérité, PUF, Paris, 1994, p. 223-231.

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