Pour une morale par provision 2/2
Florian Cova Centre Interfacultaire en Sciences Affectives, Université de Genève
La morale par provision : échantillon gratuit
Ma morale par provision m’interdit de torturer des petits enfants pour le plaisir (même les miens) : en effet, toutes les théories morales et les personnes que je juge raisonnables désapprouveraient une telle action. Cependant, ceci ne nous est d’aucune aide : il est probable qu’aucune personne de bonne volonté et soucieuse de faire ce qui est bien n’a jamais envisagé qu’il puisse être moralement permis de commettre une telle action. Pour démontrer son utilité, la procédure de décision que j’ai décrite ci-dessus doit être appliquée à des cas litigieux sur lesquels il existe un doute raisonnable (par opposition à un doute hyperbolique). C’est ce que je vais tenter dans cette section. Je traiterai dans un premier temps de célèbres questions d’éthique appliquée, ce qui me permettra d’illustrer les différences méthodologiques entre la morale par provision et la philosophie morale traditionnelle, avant de me tourner vers des questions plus quotidiennes, dans le but d’illustrer l’intérêt pratique de la morale par provision.
Commençons donc par des questions classiques d’éthique appliquée : je commencerai par une question sur laquelle la procédure décrite ci-dessus donne des résultats assez clairs, avant d’aborder des questions sur lesquelles le résultat se fait bien plus douteux.
Notre première question sera donc de savoir si nous avons moralement le droit de manger des animaux. Ma base, sur ces questions, est très partagée : il existe beaucoup de personnes raisonnables qui ne voient rien de mal à manger de la viande, mais il en existe aussi beaucoup qui pensent que c’est moralement mal, et qui proposent à l’appui de cette idée un certain nombre d’arguments qui, s’ils sont discutables, ne sont pas à première vue absurdes. Disons donc, au vu de cette base, qu’il y a une chance non négligeable de faire du mal à autrui (les animaux) en mangeant de la viande.
Il est parfaitement acceptable de manger des animaux |
Il est moralement mauvais de manger des animaux |
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Nous mangeons des animaux |
Rien à dire |
Nous contribuons au meurtre d’êtres qu’il est mal de tuer (-) |
Nous ne mangeons pas d’animaux |
Cela nous demande (peut-être) un effort personnel. (-) |
Cela nous demande (peut-être) un effort personnel. (-) |
Tableau 1. Manger des animaux : Conséquences de chaque ligne de conduite en fonction de chaque possibilité
Comme on le voit dans le Tableau 1, manger des animaux nous expose au risque de tuer (ou d’encourager à tuer) des entités que nous ne devrions pas tuer. Ne pas manger d’animaux nous expose seulement au coût imposé par l’effort de ne plus manger de viande. Etant donné que ce coût semble bénin par rapport à la possibilité de commettre un tel mal, il paraît plus raisonnable de ne pas manger d’animaux[1]. Autrement dit, il est plus raisonnable d’être végétarien par provision[2].
Bien entendu, cette conclusion ne s’impose que dans les cas où les coûts sont faibles. S’il se trouvait par exemple que vous souffriez d’une étrange maladie rendant nécessaire la viande pour votre survie, alors vous ne seriez pas concernés par une telle conclusion. De même, on pourrait légitimer par de semblables considérations l’interdiction de l’usage d’animaux dans les tests sur les cosmétiques, mais le même raisonnement perdrait de sa force si on tentait de l’utiliser contre l’usage d’animaux dans la recherche médicale (en particulier dans la recherche sur les maladies mortelles), car dans ce cas le coût en vie humaines augmenterait. Une question sera donc de savoir à partir de quand les coûts sont trop élevés, et je n’ai pas de réponse définitive à lui apporter. Par exemple, on peut se demander si un homme dont la profession est boucher et qui n’a que peu de chances de se reconvertir en ces temps de crises doit selon notre morale par provision abandonner son métier, ou si une telle exigence serait bien trop élevée. Certains pourraient estimer que c’est bien trop lui demander et que si la morale par provision peut exiger de nous que nous ne nous engagions pas dans une carrière de boucher, elle ne peut pas en revanche exiger que nous l’abandonnions, car les coûts personnels seraient trop élevés.
Nos résultats sur la question des animaux nous conduisent tout naturellement (du moins, si vos idées sont associées de la même manière que les miennes) à traiter une autre question qui semble devoir recevoir une réponse identique : celle de l’avortement (pour faire simple, limitons-nous à l’avortement dans les trois premiers mois de grossesse). Un certain nombre de gens que l’on peut qualifier de raisonnables pensent qu’avorter constitue une action moralement mauvaise (principalement parce que le fœtus serait une personne morale, ou du moins une personne morale potentielle). D’autres personnes, tout aussi raisonnables, considèrent que l’avortement n’a rien de moralement répréhensible (soit parce que le fœtus ne serait pas une personne morale, soit parce que même s’il est une personne, cette considération n’est pas assez forte pour annuler le droit de la femme sur son corps). Ma « base » est donc partagée entre ces deux options, et il semble que nous nous retrouvions dans la même situation que pour le fait de manger des animaux, comme suggéré dans le Tableau 1. Il semble donc que la conclusion devrait être la même, qu’il est plus raisonnable par provision de s’abstenir d’avorter.
Il est parfaitement acceptable d’avorter |
Il n’est pas acceptable d’avorter |
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Nous décidons d’avorter |
Rien à dire |
Nous participons au meurtre d’un être qu’il est mal de tuer (-) |
Nous décidons de ne pas avorter |
Cela nous demande un effort personnel. (-) |
Cela nous demande un effort personnel. (-) |
Tableau 2. Avortement : Conséquences de chaque ligne de conduite en fonction de chaque possibilité
En effet, il semblerait à première vue incohérent de ma part d’accepter la conclusion selon laquelle nous devrions par provision nous abstenir de manger des animaux mais de considérer qu’il est par provision acceptable d’avorter. Cependant, je pense qu’il y a des différences considérables entre les deux cas.
(i) La première différence concerne les coûts : s’abstenir de manger de la viande a beau être difficile et contraignant, on peut considérer que le coût est largement moindre que celui d’accueillir un enfant dont on s’occupera une bonne partie de sa vie, et dont la présence changera considérablement nos habitudes. A ceux qui seraient tentés de dire que la mère ne serait pas forcée de s’occuper de l’enfant, mais pourrait la donner à l’adoption dès après la naissance, on pourra faire remarquer qu’il s’agit là d’un acte loin d’être bénin, dont le poids psychologique peut s’avérer être lourd. Clairement, les conséquences en termes de coût du fait de s’abstenir d’avorter et de celui de s’abstenir de manger de la viande sont incomparables.
(ii) La seconde différence concerne le nombre de victimes potentielles : le nombre de victimes potentielles qui seraient sauvées par l’établissement de la norme selon laquelle il ne faut pas avorter est largement inférieur au nombre de victimes potentielles qui seraient sauvées par le fait de renoncer à manger de la viande. En effet, les décisions d’avorter (ou pas) dans la vie d’une femme se comptent généralement sur les doigts d’une main, tandis que le nombre d’animaux qui seront sacrifiés à l’appétit d’un mangeur de viande durant sa vie dépassera facilement la centaine (pour estimer ce chiffre très à la baisse).
Il n’est donc pas irrationnel de ma part de considérer que l’on peut rejeter par provision le fait de manger de la viande tout en acceptant celui d’avorter : du point de vue de la base que je me suis fixée, le fait de s’abstenir de manger de la viande permet d’éviter beaucoup plus de mal potentiel à un coût largement inférieur. De ce point de vue, ce qui serait incohérent, ce serait donc de rejeter par provision la possibilité d’avorter tout en admettant la possibilité de consommer de la viande[3].
Je pense donc que les coûts potentiels du fait de ne pas avorter sont souvent tels qu’il serait trop exigeant de s’interdire par provision d’avorter. Cependant, cela ne signifie pas que l’avortement est moralement bénin, juste que son interdiction serait trop coûteuse. Cela signifie donc que les partenaires sexuels ont tout de même par provision l’obligation morale de limiter les risques pour la femme de se retrouver en situation de devoir avorter. Autrement dit, nous avons par provision le droit d’avorter mais l’obligation de limiter les risques d’avoir à le faire[4].
Finalement, notons qu’il convient de séparer la question de savoir si on peut avorter de celle de savoir si l’on peut empêcher les autres d’avorter (de façon légale ou non). En effet, quelqu’un pourrait ne pas être convaincu que le coût de ne pas avorter soit suffisant pour compenser le mal potentiel[5], mais pourrait être convaincu par l’argument suivant : qu’en interdisant quelqu’un d’avorter, nous portons atteinte à ses droits et limitons sa liberté, ce qui est un mal réel et certain que ne saurait compenser le fait d’éviter un mal potentiel. Si notre principe est d’éviter de faire le mal, et si nous considérons qu’éviter de faire le mal (comme éviter de prendre des décisions importantes pour les autres à leur place) est, toutes choses égales par ailleurs, préférable à faire le bien (comme sauver une personne potentielle), alors il semble plus raisonnable de s’abstenir d’empêcher les autres d’avorter, quelle que soit notre conclusion sur son acceptabilité à titre personnel[6].
Après nous être intéressés au devoir de ne pas nuire à autrui, tournons maintenant vers le devoir d’aider autrui. La plupart des théories morales semblent accepter l’idée que nous avons le devoir moral d’aider autrui. De ce fait, il semble y avoir une très forte probabilité pour que nous fassions quelque chose de mal en n’aidant pas une personne gravement blessée, ne serait-ce qu’en appelant les secours.
Bien évidemment, tous les cas d’aides à autrui ne sont pas aussi simples. Prenons donc comme dernière mise à l’épreuve de notre morale par provision le cas de l’euthanasie (pour simplifier, je me concentrerai sur le cas de l’euthanasie dite active). L’euthanasie active peut être considérée comme un cas d’aide à autrui : nous l’aidons à échapper à certains maux en mettant fin à sa vie. Cependant, cette tentative d’aider autrui se heurte à une difficulté : elle requiert de mettre fin à la vie d’autrui, une action dont la permissibilité morale est pour le moins douteuse. On peut raisonnablement penser que nous avons l’interdiction de tuer autrui, même dans ces circonstances. Il semble donc y avoir un conflit entre deux devoirs : celui d’aider autrui (à échapper à la souffrance, ou à mourir dignement) et celui de ne pas tuer autrui. C’est ce qui rend le cas de l’euthanasie si problématique.
Dans tous les cas, il semble clair que nous ne pouvons pas avoir par provision le devoir d’aider autrui à mourir (et donc de participer à son euthanasie), étant donné que les coûts psychologiques d’un tel acte sont loin d’être bénins. Se pose alors la question de savoir si nous avons le droit : à partir de quand avons-nous moins de chances de causer de mal en refusant d’aider autrui qu’en nous abstenant de le tuer ? Probablement quand deux facteurs sont présents.
(i) Tout d’abord quand nous sommes proches de la personne en question : en effet, si les interdictions de nuire (comme ne pas tuer) ne semblent pas sensibles à notre proximité avec les personnes qu’ils concernent (nous n’avons pas moins l’obligation de respecter la vie des inconnus que celles de nos proches), il n’en va pas de même pour nos devoir d’assistance. Nous n’avons peut-être pas le devoir de risquer nos vies pour sauver celles d’inconnus, mais il se peut que nous l’ayons s’il s’agit de la vie de nos proches. Autrement dit, plus les gens sont proches de nous, plus il semble que nos devoirs d’assistance « augmentent » et sont importants. De ce fait, le devoir « d’aider » une personne par l’euthanasie est d’autant plus probable et important que nous sommes proches de cette personne[7].
(ii) Un second facteur à prendre en compte est la demande de la personne elle-même. Ce facteur est important à deux titres. Tout d’abord, il semble que faire du mal à quelqu’un est d’autant moins grave que la personne est consentante. De ce fait, si la personne a demandé à être euthanasiée, et a donc donné son consentement, la gravité de l’acte consistant à mettre son souhait à exécution est diminuée d’autant. Ensuite, il semble qu’il est d’autant plus probable que nous avons le devoir d’aider quelqu’un que cette personne nous a demandé notre aide, ne serait-ce que parce que cela écarte la possibilité que cette personne n’aurait pas voulu qu’on l’aide.
Il en résulte que dans les cas où une personne proche de nous nous demande de l’aider à mourir, les conditions sont réunies pour que le devoir d’aider cette personne soit prioritaire et pour que l’interdiction de tuer cette personne soit affaiblie. Dans un tel cas, il semble difficile de savoir lequel du devoir ou de l’interdiction prend le pas sur l’autre. Dans un tel cadre de « doute raisonnable », la morale par provision doit conclure que les deux lignes de conduites sont également raisonnables, et donc ne peut préconiser l’une plutôt que l’autre. La morale par provision peut donc être incomplète.
Cependant, il y a une question sur laquelle la morale par provision semble pouvoir donner une réponse plus claire, et c’est sur le fait d’interdire aux individus d’avoir accès au suicide. Il semble en effet que nous devions conclure qu’il n’est pas moralement raisonnable d’interdire aux individus de choisir de mourir : en faisant ainsi, nous prendrions le risque certain de causer du mal (priver une personne de sa liberté, prolonger ses souffrances) pour en éviter un dont le statut est uniquement probable (il n’est pas clair que nous ayons le devoir d’empêcher un individu de mettre fin à ses jours)[8].
Finissons-en là avec les questions « classiques » d’éthique appliquée. Sur la suggestion d’un relecteur, je vais maintenant aborder quelques questions moins classiques. La liste suggérée par le relecteur est trop vaste pour être traitée dans son intégralité (le népotisme, le droit de frauder le fisc ou de pratiquer l’évasion fiscale, l’infidélité amoureuse, l’assistance aux immigrés clandestins, l’interdiction pour un relecteur de condamner un article pour des raisons idéologiques) et je vais donc me concentrer sur un exemple, pris pas du tout au hasard, mais parce que c’est une question à laquelle je me suis déjà beaucoup intéressée.
Tout d’abord le népotisme : a priori, le mot même de « népotisme » est connoté négativement. Il semble donc que l’on soit en présence d’un comportement à éviter absolument. Cependant, la notion est vaste et rassemble des cas très divers. On peut définir le népotisme de la façon suivante : là où il existe des règles selon lesquelles positions ou certains biens doivent être distribuées selon le mérite ou l’intérêt général, le népotisme consiste à transgresser ces règles pour aider des proches (le plus souvent des gens de notre famille). Ainsi, acheter un pain chocolat à vos enfants plutôt qu’à ceux de votre voisin à la sortie de l’école ne compte pas comme du népotisme : il n’y a aucune règle instituée exigeant que vous distribuiez les pains au chocolat aux enfants selon leur mérite. Toute forme de « favoritisme » ne compte pas comme du népotisme : le népotisme est un favoritisme qui viole une règle. C’est d’ailleurs la première raison pour laquelle le népotisme est un mal : parce qu’il viole une règle que l’on s’était engagé à respecter (si c’est notre travail de la faire respecter) ou qui a cours dans notre communauté. A cela s’ajoute que le népotisme peut aussi avoir des conséquences délétères pour le bien commun, là où il conduit à donner des fonctions clés à des personnes qui n’ont pas les compétences pour les remplir.
Il semble donc que le népotisme doive être évité par provision, et qu’il n’y ait pas de doute à avoir sur la question : pratiquer le népotisme, c’est briser un engagement ou une règle (et donc faire quelque chose de mal) pour faire profiter une personne de certains avantages (rendre service), et nous avons vu qu’éviter de faire le mal doit toujours prendre le pas. On évitera donc de placer son beau-frère incompétent à une haute fonction gouvernementale juste pour lui permettre d’augmenter sa retraite. Cependant, tout n’est pas toujours si simple, comme nous l’avons vu dans le cas de l’euthanasie, aider un proche peut parfois être un devoir (qu’il serait mal de ne pas remplir) plutôt qu’un simple acte de surérogation. Imaginons que votre frère est au chômage, ne trouve pas d’emploi (la reconversion est rude) et peine à nourrir sa famille. Imaginons ensuite que vous êtes en mesure de le « pistonner » pour lui garantir ce poste. Imaginons enfin que votre frère n’est pas le mieux placé pour obtenir le poste (il n’est pas le plus compétent) mais qu’il sera tout de même capable. Dans ce cas, une personne raisonnable pourrait soutenir que vous avez le devoir d’aider votre frère en le « pistonnant ». Bien entendu, ce devoir s’oppose à celui de faire respecter les règles supposées dicter le recrutement des employés, ce qui fait que nous sommes dans une situation dans laquelle deux devoirs s’opposent. La morale par provision conclut donc dans un tel cas que les deux possibilités (aider votre frère, ou refuser de faire preuve de népotisme) sont acceptables. Autrement dit, il peut être (par provision) moralement permis de pratiquer le népotisme pour venir en aide à un proche dans le besoin[9].
Certains pourraient être choqués par cette conclusion, mais je pense qu’elle est moins contre-intuitive qu’il n’y paraît. Prenons l’exemple de parents trichant sur la carte scolaire pour assurer à leurs enfants une place dans les meilleurs établissements : si certains y voient un acte odieux, d’autres considèrent comme tout aussi odieux l’idée d’un parent qui serait prêt à sacrifier l’avenir de son enfant pour conserver sa propre pureté morale. De fait, il y a quelques années, alors que j’étudiais les réponses des gens à certains dilemmes moraux, l’un des scénarios que je soumettais à mes participants mettait en scène un parent trichant sur les principes de carte scolaire pour éviter à sa fille de se retrouver dans un établissement scolaire violent[10]. Il se trouve que la plupart des participants trouvaient parfaitement acceptable d’avoir recours à ce genre de pratique.
La morale par provision : en conclusion
Terminons-en ici avec ces quelques tentatives de casuistique. Leur but n’était pas tant d’asséner au lecteur mes conclusions morales que d’illustrer comment peut être pratiquée la morale par provision et comment celle-ci peut (parfois) tirer des conclusions qui n’ont rien d’évident et sont loin de favoriser le statu quo tout en partant d’une « base » consensuelle.
Rappelons que le but de la morale par provision n’est pas de remplacer la réflexion philosophique sur ce qui est (vraiment) bien ou mal (ou si une telle une chose existe). Au contraire, comme j’ai essayé de le montrer, elle présuppose cette réflexion et se nourrit de ses thèses et de ses arguments, dans la mesure où la réflexion philosophique permet de « filtrer » les thèses et les arguments pour ne garder que les plus raisonnables. Le point de vue de la morale par provision n’est donc pas théorique, mais bien pratique. La question à laquelle elle cherche à répondre est la suivante : étant donné que, sur certaines questions, nous ne savons pas ce qui est vraiment bien ou mal et qu’il n’existe aucun consensus à ce jour sur la question, qu’est-il plus raisonnable pour nous de faire ?
[1] Bien évidemment, c’est une simplification. Ce n’est pas manger de la viande qui est mal, mais encourager la mise à mort d’animaux en consommant de la viande. Maintenant, si vous croisez la carcasse d’un animal qui a été accidentellement tué par un véhicule, rien ne vous empêche d’en consommer. (Bien évidemment, nous ne autoriserions pas la même chose avec la carcasse d’un être humain, mais ce n’est pas tant par spécisme que parce que les humains, contrairement aux autres animaux, se soucient de ce qui leur arrive après leur mort.)
[2] Confirmation Bias Checkpoint : Je ne suis pas du tout végétarien, et serai heureux de toute suggestion permettant de contourner cette conclusion. Dans l’intervalle, je continuerai probablement à me lamenter sur ma propre dépravation morale, et à fournir une raison de rejeter l’internalisme moral.
[3] Bien entendu, je ne dis pas qu’il est toujours incohérent de manger des animaux tout en s’opposant à l’avortement : ce que je veux affirmer, c’est que c’est incohérent du point de vue de la morale par provision, étant donné les principes que j’ai énoncé plus haut.
[4] Là encore, cette obligation est limitée par les coûts qu’elle pourrait nous imposer. Une façon radicale de limiter les risques serait l’abstinence (ou, pourquoi pas, l’homosexualité). Mais le coût de ces stratégies est tel que l’on ne peut pas raisonnablement demander aux individus de les adopter par provision.
[5] Seulement, selon la base que je me suis fixée, il faudrait que cette personne accepte aussi de ne plus manger de viande par provision, sous peine de manquer de cohérence.
[6] Confirmation Bias Checkpoint : Je n’ai aucune opinion déterminée sur la permissibilité morale de l’avortement mais je suis persuadé que celui-ci ne doit pas être légalement interdit.
[7] Cependant, comme le fait remarquer un relecteur, le coût pour la personne augmente aussi en fonction de la proximité avec la personne en question (il est plus couteux de tuer un proche qu’un étranger). Mais ce coût est contrebalancé par le fait que, plus la personne est proche, plus il est couteux de la laisser souffrir sans intervenir. De ce fait, les coûts de l’action et de l’inaction augmentent de façon parallèle et se compensent.
[8] Confirmation Bias Checkpoint : Je n’ai aucune opinion claire sur la question de l’euthanasie, je dois l’avouer.
[9] Confirmation Bias Checkpoint : N’ayant jamais été en mesure de pratiquer le népotisme (par manque de responsabilités), j’y suis bien entendu radicalement opposé. Le fait que j’aie pu en bénéficier à certains moments n’a rien à voir avec la question : c’était forcément à l’insu de mon plein gré.
[10] Cova Florian, L’Architecture de la Cognition Morale, thèse soutenue à l’EHESS, 2011.
1. Je suis a priori d’accord avec vos arguments théoriques en faveur d’une « morale par provision ». Seulement, vous m’accorderez qu’il est encore susceptible d’y avoir des désaccords raisonnables aussi bien sur les principes qui fondent votre morale par provision, que sur les applications que vous en proposez. Votre 2e principe pourrait raisonnablement justifier d’inclure dans la « morale par provision » une règle anti-avortement. Il est susceptible d’y avoir, entre philosophes par exemple, un débat aussi féroce sur ce point que celui qui oppose les philosophes pro-choice et les philosophes pro-life.
En fait, les problèmes que vous soulevez à propos de l’absence de consensus en philosophie morale concernent aussi votre tentative d’établir une morale par provision. Pour régler ce problème, il faudrait… une morale par provision par provision (une morale par provision au carré). Bien sûr, il n’y a aucune raison de s’arrêter là. Pour toute morale par provision à la puissance n, on peut se rendre compte qu’on a besoin d’une morale par provision à la puissance (n+1)…
2. L’autre point qui m’embête, c’est que les désaccords qui existent en philosophie morale ne sont visiblement pas près de se régler – on peut douter qu’ils se règlent un jour. Du coup, votre « morale par provision », contrairement à ce que son nom suggère, n’a rien de provisoire : elle semble au contraire destinée à durer. C’est là que votre parallèle avec Descartes marche mal : Descartes, lui, entendait réellement refonder les principes de la morale, en un certain laps de temps… Si on abandonne, comme il semble raisonnable, cette perspective, alors on se condamne à cantonner les discussions morales proprement dites (l’avortement est-il moral, le népotisme est-il moral…) à une sphère purement théorique, sans aucun rapport avec la question « que dois-je faire ? ». Du coup, vous dissociez la question de la moralité de la question de ce que vous devez faire – ce qui est, tout de même, un paradoxe et un coup de force…