Pour une herméneutique de la responsabilité (1)
Le principe responsabilité[1], ouvrage majeur de Hans Jonas, est devenu une référence de la discussion éthique internationale. L’éthique de la responsabilité que développe l’auteur constitue l’une des propositions les plus actuelles et les plus imposantes de la réflexion contemporaine et a provoqué une vive polémique. On reproche couramment au concept de responsabilité, entendu dans son acception jonassienne, d’être insuffisamment relié au monde présent. Néanmoins l’espace ouvert par les contributions antagonistes témoigne à ce sujet de la fécondité du questionnement jonassien.
Le fait que Paul Ricœur se soit intéressé à la réflexion de Jonas n’est pas fortuit, car Jonas fonde une éthique ontologique de la responsabilité sur une métaphysique de l’être, mais surtout il tire les conséquences de son principe au niveau politique. En ce sens il rejoint les préoccupations de Paul Ricœur. En effet la réflexion que cet auteur mène sur nos nouvelles responsabilités (justement autour de l’ouvrage de Hans Jonas) le conduit à tenir le pouvoir politique pour responsable du fragile. Mais la vulnérabilité essentielle de l’humain et la fragilité des institutions de la justice l’amène à considérer que le politique ne peut être sauvé que par la vigilance du citoyen, pur produit pourtant du politique.
La réflexion que mène Ricœur à propos de la démarche de Jonas est développée en particulier dans un article paru dans le Messager européen[2].
Avant toute chose, il convient de remarquer que la lecture que donne Ricœur de l’ouvrage de Jonas porte déjà en elle les marques d’un choix. En effet l’interprétation que donne Ricœur ne condamne nullement l’approche jonassienne d’une philosophie de la biologie. Mais il souligne avec force que la morale de Jonas n’a rien à voir avec une morale naturaliste. Nous pouvons voir là l’un des axes problématiques qui sous-tendent la démarche de Ricœur .
Le texte porte pour l’essentiel sur le lien que Jonas établit entre l’éthique et la philosophie de la biologie. Ricœur souligne que la réflexion de Jonas ne porte pas sur une interprétation de la vie mais sur une philosophie de la biologie. Par ailleurs, il demeure important d’éclaircir la notion de cercle herméneutique qui domine la fin de l’article, et qui selon Ricœur, découle de l’échec de la tentative qu’accomplit Jonas, dans sa philosophie de la biologie, à constituer un fondement stable à son éthique. Ricœur concède qu’elle est certes nécessaire, mais qu’elle ne suffit pas.
Cependant avant même d’apporter le moindre élément relatif à ces interrogations, il nous faut assumer le fait que Ricœur a déjà, d’une certaine manière, pris position dans le débat. En effet dès que l’on s’interroge sur la manière de comprendre la tentative globale de Jonas, deux axes de questionnement apparaissent : faut-il y lire une interprétation philosophique de la biologie, et donc une théorie méta-scientifique ? C’est la voie choisie par Ricœur. A l’inverse on peut y voir une projection indue de l’éthique sur la nature.
Le fait que Ricœur reconnaisse la légitimité d’une réflexion sur l’être de la vie et sur le sens de la nature l’amène à reconnaître la possibilité d’une philosophie de la biologie et donc à admettre que la méthode scientifique n’épuise pas l’accès au réel. Ce premier point est capital dans le sens où ne pas admettre ceci, équivaut à nier la démarche de Jonas dans ses fondements même. En élucidant la démarche générale que Ricœur a décidé de suivre nous tenterons de présenter les éléments qui nous amènent à cette remarque.
Le choix préliminaire de Ricœur dans la double lecture possible de Jonas
Comment comprendre la tentative globale de Jonas ? En effet on peut lire dans sa démarche la marque d’une projection abusive de la nature sur l’éthique. Mais la lecture inverse est également possible. On peut en effet y voir une interprétation philosophique de la biologie. C’est précisément la posture adoptée par Paul Ricœur dans son article, bien que son auteur ne tente pas particulièrement de justifier son choix. Il peut sembler utile pour éclaircir la réflexion de s’intéresser et de confronter le système argumentatif opposé aux différents arguments qui forme la base de l’article de Ricœur.
La critique darwinienne du finalisme
Jonas croit à l’existence de fins et de valeurs qui sont à la fois objectives et présentes dans le monde indépendamment de l’homme. « en entretenant des fins ou en ayant des buts, comme nous le supposerons maintenant, la nature pose également des valeurs. » p. 158 PR. Son éthique est anti-anthropocentrique car elle place le fondement de la valeur en dehors du sujet humain, par ailleurs, Jonas mène une critique forte contre le subjectivisme moral de la modernité. Cependant, force est de constater que si son éthique n’est pas fondée sur une ontologie comprenant des fins objectives indépendantes de la subjectivité humaine, mais néanmoins identifiables dans la nature par tout être rationnel, alors elle retombe dans l’ornière du subjectivisme et du relativisme.
Dès lors que le monde vivant est habité par des fins et des valeurs objectives, Jonas porte logiquement la discussion sur le terrain de la philosophie biologique, qui l’amène à défendre la thèse méta-biologique du finalisme. Or, justement on peut considérer que sa conception du rôle des fins dans le monde vivant s’oppose radicalement à ce que la biologie contemporaine en dit. En effet depuis Darwin, on considère que l’adaptation des structures du vivant est le résultat de l’effet cumulatif dans le temps, de la sélection naturelle. L’explication n’est donc plus à chercher dans le plan immanent à l’organisme.
L’une des étapes cruciales du fondement naturaliste de l’éthique de Jonas est d’identifier les impératifs objectivement présent dans la nature, or une telle idée rencontre des difficultés au regard de la vision contemporaine de l’histoire du vivant et on ne peut guère se réfugier derrière la possibilité d’une contradiction pure et simple entre un livre de science et un livre de philosophie.
Ce qui est en jeu ici de manière globale c’est la possibilité d’un biologisme éthique. En effet, le problème demeure même si on pense remplacer le finalisme (supposé faux) par le darwinisme (supposé vrai). Une telle éthique offrirait un contenu substantiel pauvre si l’on décidait de donner aux lois darwiniennes un véritable sens prescriptif.
La position de Ricœur
L’approche évoquée précédemment s’intéresse surtout à la nature des présupposés méthodologiques des sciences de la vie, et se base sur la critique darwinienne du finalisme. Néanmoins, doit-on identifier, comme Jonas le fait souvent d’ailleurs, l’être et la nature de manière aussi stricte ? Si une sobriété ontologique rend compte du caractère équivoque de la vie, alors l’éthique ne peut être déduite du savoir biologique et de ses méthodes.
Ne doit-on pas alors reconnaître la légitimité d’une réflexion critique et problématisante sur l’être de la vie et sur le sens de la nature ? Accepter cette hypothèse, c’est reconnaître la possibilité d’une philosophie de la biologie, c’est la position qu’adopte Ricœur, et donc admettre que la méthode scientifique n’épuise pas l’accès au réel. Cette manière de poser le problème permet d’éviter une dérive des sciences vers un absolutisme méthodologique qui les rapprocheraient de positions que l’on pourrait légitimement qualifier de positivistes.
En effet, les sciences herméneutiques, dont Ricœur est l’un des plus éminents représentants en France, établissent les faits et surtout interprètent le sens des intentions ou des actions, ce qui relativise donc une approche de la vérité conçue sur le modèle trop strict des sciences positives. Sans nier les difficultés et la hardiesse de Jonas dans son approche de la finalité, Ricœur constate que l’apport central de Jonas ne se situe pas au niveau de l’observation et de l’interprétation, mais se situe au niveau proprement philosophique de la compréhension. Mais surtout, il souligne avec force tout au long de son article la nécessité et les ambivalences d’une philosophie de la biologie.
L’intuition de Jonas semble être qu’il y a une originalité particulière dans le vivant qui fait que malgré toutes les explications scientifiques, il y aura toujours un aspects mystérieux dans le passage de l’inorganique à l’organique. C’est cette originalité du vivant qu’il tente de restituer à l’explication mécaniste sans pour autant nier la pertinence et l’utilité de certaines explications mécanistes. Notons également que la démarche de Jonas est méta-scientifique, il n’interprète pas la nature, mais il interprète une interprétation de la nature, c’est-à-dire que la sienne est bien une philosophie de la biologie plus qu’une philosophie de la nature. Ricœur montre que l’évolutionnisme occupe une place fondamentale dans le système de Jonas : satisfaisant en tant qu’explication des faits, il échoue à fournir une compréhension globale du vivant.
La démarche de Ricœur l’amène à conclure que Jonas ne forme pas une morale naturaliste
Nous avons vu que Ricœur ne condamne nullement l’approche jonassienne d’une philosophie de la biologie mais il insiste particulièrement sur le fait que la démarche de Jonas n’a rien à voir avec une morale naturaliste. « C’est au contraire au niveau de l’agir humain, et par des moyens techniques appliqués de manière corrective aux techniques, que l’éthique de la responsabilité délimite son champs d’exercice » (p. 316) à cela s’ajoute des moyens institutionnels appropriés. Cela se distingue donc tout à fait de la volonté de chercher dans la nature un modèle de la mesure à imposer à la dérive techniciste.
L’auteur de Soi même comme un autre, note que l’on ne peut formuler l’impératif de la responsabilité sans y impliquer la vie. Cette fondation ne peut être qu’ontologique dans la mesure où ce qui est à justifier c’est la continuation d’une existence et non la rationalité d’un principe de moralité. La réponse à la question « cela vaut-il la peine d’être ? » est autoréférencielle. Imputer ou non une valeur à l’être, c’est se placer dans une perspective où il a été déjà décidé de la préférence de l’être sur le non être.
Selon Ricœur, l’emploi de la formule « morale naturaliste » est abusif, même quand Jonas se risque à dire que le long travail de la nature qui nous a amenés à la vie a droit à notre protection pour son bien propre. Jonas veut simplement dire par-là que les intérêts de l’homme coïncident avec le reste du vivant et celui de la nature entière en tant qu’elle est notre patrie.
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La réflexion que mène Ricœur pour réfuter l’objection qui assimile l’éthique de Jonas à une morale naturaliste le conduit à remettre en cause la philosophie de la biologie comme un fondement suffisant à l’éthique de la responsabilité. Il montre en effet les insuffisances ce nouvel impératif pour préserver une vie authentiquement humaine.
L’échec de la métaphysique rationnelle proposée, loin de clore le débat, exige de nous une réflexion renouvelée sur les fondements de l’éthique. Clarifier les enjeux, voilà la tâche que Jonas nous lègue.
Thibaud Zuppinger
[1] H. Jonas, Le Principe Responsabilité, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1990. Les références à cet ouvrage seront suivies de « PR ».
[2] P. Ricœur , « La responsabilité et la fragilité de la vie. Ethique et philosophie de la biologie chez Hans Jonas », in Le Messager européen, n°5, 1992, p. 208 (reproduit dans P.Ricœur, Lectures II, Seuil, Paris, 1992, pp. 304.319). Les références des citations seront celles de cette édition.