Politiques de l’épochè
Mathieu Cochereau, Phico, doctorant sous la direction de Renaud Barbaras, professeur agrégé de philosophie.
L’épochè signifie la suspension ou l’arrêt. Elle désigne plus précisément en phénoménologie la mise entre parenthèses de toute thèse portant sur le monde. Autrement dit, par l’épochè je m’abstrais des phénomènes pour mieux les contempler. Ce geste théorique recèle des implications politiques fondamentales – ce qui tend à montrer que la phénoménologie a un sens profondément politique. On montrera que l’épochè est certes une attitude révolutionnaire mais qu’elle sous-entend une certaine position de la connaissance qui n’est pas aussi neutre que la phénoménologie le prétend. C’est pourquoi il s’agira de redéfinir l’épochè pour satisfaire à cette exigence révolutionnaire et dégager les impensés politiques de cette pratique intellectuelle.
Mots-clés : épochè, phénoménologie, politique, engagement, liberté
Epochè means to suspend or to stop. It means more exactly – in a phenomenological way – bracketing every theses concerning the world. In other words, using the epochè is putting the phenomena aside in order to contemplate them. This theoretical gesture involves essential political issues, which seems to prove that phenomenology can also be a political theory. Our purpose is to reveal the epochè as a revolutionary attitude. Yet the demeanour of the philosopher – who is bracketing the natural attitude – is itself the result of a specific way to define knowledge. This définition is precisely not as neutral as it first appeared. For this reason, we intend to define in a new way the phenomenological epochè so as to fulfil the revolutionary promise and to draw the political latent meaning of this philosophy.
Key words : epochè, phenomenology, political theory, commitment, freedom
On qualifie couramment de neutre celui qui, dans un débat par exemple, ne prend pas position. Formule étrange : être neutre, c’est être dans une position de désengagement ou de non participation à quelque chose ; or il s’agit déjà d’une certaine forme d’engagement. Si cette attitude peut être celle du lâche, elle peut également apparaître comme celle d’un homme possédant un sens critique, et de ce fait, ne pas prendre position constitue déjà une position. Dans les sports où des équipes s’affrontent, l’arbitre a une neutralité, ce qui ne veut pas dire qu’il est sans incidence sur le déroulement de la partie. On voit que cette attitude a une dimension qui n’est pas seulement théorique mais (peut-être surtout) pratique. Il semble que l’épochè phénoménologique illustre ce que nous appelons le neutre en tant qu’elle est la mise entre parenthèses de toutes nos connaissances : on ne se prononce pas quant à la véracité ou la fausseté, on suspend son jugement. En effet, opérer l’épochè suppose d’adopter un point de vue désintéressé sur le match mais il convient d’interroger cette idée que l’arbitre n’est pas un joueur, que celui qui porte son regard sur le réel ne le regarde pas toujours déjà d’un certain point de vue qu’il arroge pourtant en neutralité. C’est en ce sens que si l’épochè peut avoir une utilité politique, il n’en demeure pas mois que celui qui l’opère participe d’une certaine façon de la scène qu’il renonce pourtant à juger.
I- Pourquoi opérer l’épochè ?
Il faut comprendre dans un premier temps d’où vient la nécessité de faire appel à l’épochè. La mise entre parenthèses du monde que constitue l’épochè phénoménologique n’est pas une fantaisie de philosophe, elle est le centre même de la démarche du phénoménologue. Pour en saisir les enjeux essentiellement méthodiques, il faut d’abord comprendre d’où vient l’épochè avant d’en saisir les implications politiques.
La pratique de la mise en suspens de tout jugement n’est pas de prime abord une pratique politique, elle concerne bien plutôt la sphère de la connaissance : l’épochè, telle que l’entend Husserl, n’est pas tant pratique que théorique. Néanmoins, un espace reste ouvert pour penser sa dimension pratique. Dans la vie de tous les jours, la vie que nous prenons comme allant de soi, les phénomènes (ce qui nous apparaît) ne nous posent pas de problèmes : ils sont là, devant nous, et nous avons à faire avec. Le scientifique travaille sur des phénomènes et tente de les expliquer mais jamais il ne se demande comment il se fait qu’il puisse les expliquer, comment une connaissance du réel est possible. Cette pensée au carré (pensée de la pensée) ne nous est pas familière, elle est hors des sciences positives en ce qu’elles ont précisément pour but de construire un savoir. La physique trouve la confirmation de ses lois dans le fait même qu’elles permettent de reproduire et de contrôler à l’infini le réel. La science a donc besoin d’un sol ferme et solide sur lequel bâtir ses théories et plus elle avance plus ce sol se trouve affermi par la pratique du scientifique. Cette position du savant mais aussi celle qui est la nôtre de prime abord et le plus souvent, Husserl la nomme attitude naturelle. Cette attitude consiste à prendre les choses comme elles viennent : « nous sommes tournés, par l’intuition et la pensée, vers les choses qui dans chaque cas nous sont données[1] ». Tout va de soi pour nous, et c’est partir de ce monde-ci que nous élaborons nos jugements. Ce qui va de soi pour cette attitude c’est la possibilité de la connaissance, la possibilité que nous avons de nous rapporter à ce qui est là devant nous : la connaissance se rapporte à des objets. Ainsi, Husserl peut dire dans La philosophie comme science rigoureuse :
Toute science de la nature se comporte de manière naïve, étant donné le point de départ qui est le sien : la nature dont elle fait l’objet de sa recherche est, pour elle, tout simplement là[2].
On voit bien ici que ce qui caractérise l’attitude naturelle est l’absence d’interrogation, l’impossibilité de prendre du recul sur nos pratiques et croyances – que nous ne nous représentons justement pas comme croyances. La vie n’est pas un problème, elle va de soi et va d’autant plus de soi que nous pouvons trouver des solutions à toutes les questions qui peuvent se poser : telle est la tâche du scientifique mais aussi du politique. En effet, si Husserl ne s’intéresse à l’attitude naturelle que du point de vue des sciences (physique, psychologie, etc.), on pourrait faire la même critique eu égard à la science politique. Celle-ci demeure également prisonnière de l’attitude naturelle.
La manière de bien gouverner et d’administrer un État est bien l’affaire d’un savoir puisqu’il faut maîtriser un certain nombre de techniques et savoir-faire. C’est bien fort de ses études et des compétences ainsi acquises que l’homme politique peut prétendre à telle ou telle fonction. Mais le problème est que les hommes politiques, à l’image des scientifiques, ne sont pas capables de mettre en question la possibilité même de la science politique. Ainsi peut-on observer que l’enseignement dispensé dans les Instituts d’études politiques est avant tout économique et que la remise en question du système dans lequel nous vivons et avons à faire des choix politiques ne fait pas partie du programme. Il faut faire avec le système capitaliste mondialisé et c’est sur le fondement de ce faire-avec que les savoirs se constituent, de même que les savoirs du physicien se fondent sur la possibilité même de connaître le réel. La science politique est donc prise dans une (ou des) idéologie(s) qu’elle est incapable d’interroger. L’homme politique est formé pour répondre aux problèmes du monde politique mais les solutions qu’il proposera précéderont les questions : nulle remise en question du système, nulle révolution mais un appel à la réforme. L’attitude naturelle est une attitude réformiste en ce qu’elle améliore et rectifie progressivement ses théories mais ne pose pas le problème de la possibilité de la connaissance ou de la pratique pour l’homme politique. Ou, pour le dire comme Husserl :
À ce monde se rapportent nos jugements. Nous énonçons des propositions, en partie singulières, en partie générales, sur les choses, sur leurs relations, sur leurs transformations, sur les dépendances et les lois fonctionnelles de ces transformations. Nous exprimons ce que nous offre l’expérience directe[3].
Ce que nous pensons ou ce que nous faisons dépend donc de « ce que nous offre l’expérience directe », c’est-à-dire ce qui nous est donné, ce qui est là devant nous. Mais ce qui est là n’est pas neutre au sens où je ne suis pas un spectateur désintéressé devant un spectacle objectif, le monde m’est toujours déjà donné selon une certaine guise : celle des mes intérêts. Ma perception du réel est fonction de la place que j’occupe dans la société. C’est un truisme de dire que le monde de l’ouvrier n’est pas le même que celui du patron mais que les deux vivent dans un monde naturel car leurs pensées et leurs actes pourront être saisis à partir de leur expérience du monde, de la façon dont les phénomènes du monde leur apparaissent : ma perception du monde n’est donc pas neutre.
On voit donc que le monde naturel est un problème scientifique mais aussi (et on peut l’affirmer à partir de Husserl) politique. Mais qu’est-ce qui me prouve que je peux atteindre effectivement le monde par ma connaissance ou que les solutions politiques des partis réformateurs sont les bonnes ? Dès que nous réfléchissons quelque peu à ce problème « nous nous trouvons déroutés et confondus[4] ». Et c’est là, nous dit Husserl, le plus grand risque pour la connaissance car nous sommes « perpétuellement en danger de tomber dans le scepticisme[5] ». La première leçon de L’idée de la phénoménologie nous met face au problème de la possibilité de la connaissance. Si toutes nos connaissances sont contaminées par le doute, si rien n’est assuré, alors il faut une méthode nouvelle, celle de la phénoménologie, qui permette une refondation. Il faut donc changer d’attitude pour accéder à un sol qui soit véritablement ferme et solide. Seulement, ce changement d’attitude n’a rien d’évident puisqu’il implique de mettre en doute tous les savoirs positifs que nous prenions jusque là comme allant de soi.
Il faut bien saisir le sens politique de l’attitude naturelle. Celle-ci a pour conséquence un discours sur l’ordre du monde qui peut être soit conservateur soit réformateur. Étant donné que nous acceptons les choses sans les interroger, le monde tel qu’il est, deux positions sont possibles : soit nous considérons que ce qui est ne doit pas changer et qu’il faut le préserver (position conservatrice), soit nous pensons qu’il est possible de corriger les injustices qui sont présentes dans la société sans pour autant la bouleverser car globalement nous ne remettons pas en question l’organisation sociale (position réformatrice). À l’intérieur même de la position réformatrice nous pouvons de nouveau voir deux tendances différentes : soit nous réformons la société en vue d’une plus grande efficacité du marché (libéralisme), soit nous corrigeons à la marge les inégalités étant entendu que l’économie de marché n’est pas remise en cause (social-démocratie)[6]. Nulle option révolutionnaire dans l’attitude naturelle.
La solution que suggère Husserl est donc de mettre entre parenthèses toutes nos connaissances positives, de mettre en suspens notre conviction que le monde est là. Cette mise à distance de toute attitude naturelle est un geste de neutralisation du monde et des thèses sur le monde. En effet, si nous voulons savoir comment une connaissance est possible il faut d’emblée écarter toutes les sciences naturelles et quitter l’attitude inhérente à celles-ci. Nous devons nous décoller du monde, nous élever au-dessus de ce que nous n’interrogeons pas ou de ce qui ne nous pose plus problème. De même, pour comprendre comment une politique est possible, il va falloir se livrer au même mouvement de pensée : mise en suspens des idéologies. Ce geste est bien une neutralisation parce qu’il consiste à supprimer les savoirs positifs sans pour autant les invalider. Il s’agit bien d’une suspension du jugement que Husserl nomme épochè. La négation que propose l’épochè n’a donc rien de négatif, elle préserve le monde en le mettant à distance :
Quand je procède ainsi, comme il est pleinement au pouvoir de ma liberté, je ne nie donc pas ce « monde », comme si j’étais sophiste ; je ne mets pas son existence en doute, comme si j’étais sceptique ; mais j’opère l’ἐποχή « phénoménologique » qui m’interdit absolument tout jugement portant sur l’existence spatio-temporelle[7].
Deux négations sont d’emblée écartées par Husserl ici. D’abord, nous ne nions pas le monde comme un sophiste, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de montrer de quoi est capable la philosophie simplement par amour de l’argumentation, il n’est pas question ici d’une fantaisie spéculative. Ensuite, il n’est pas davantage question d’être sceptique : l’épochè n’est pas une façon de nier la possibilité du monde ou de toute thèse sur le monde. Le but de cette méthode phénoménologique ne saurait être de dire que tout se vaut. L’épochè n’est pas relativiste, elle est plutôt révolutionnaire – au double sens du mot. Elle est révolutionnaire parce qu’elle opère un renversement dans notre façon de penser, elle remet tout en question. Mais l’épochè est révolutionnaire également en un sens profondément politique parce qu’elle suppose et entraîne la mise à distance de toutes les idéologies pour interroger leurs capacités à résoudre les problèmes de la société. Parce qu’elle est une neutralisation de l’attitude naturelle, l’épochè court-circuite la validité de la connaissance (elle est un renversement de notre façon de voir le réel) mais elle est aussi et peut-être surtout une destruction (au sens que Heidegger donne de la destruction de la tradition au paragraphe 6 d’Être et Temps, c’est-à-dire une déconstruction) des idéologies, une remise en question de la façon habituelle qu’ont l’État et les gouvernements successifs de résoudre les problèmes de la société. L’épochè est révolutionnaire parce qu’elle peut interroger non pas telle ou telle décision politique mais l’ensemble du système idéologique dans lequel toutes ces décisions sont prises.
Il est donc clair que l’épochè a un sens politique même si ce n’est pas le sens que choisit de mettre en avant Husserl. Néanmoins, l’épochè demeure un acte révolutionnaire et par là même un acte de libération autant que de liberté. Elle est acte de libération parce qu’elle suppose un désengagement du monde naturel et elle est acte de liberté parce qu’elle maintient à distance ce monde naturel : elle est l’actualisation d’une puissance ainsi que le maintien de cette actualisation. C’est précisément par la conjonction de la libération et de la liberté que Hannah Arendt caractérise les révolutions modernes :
(…) la révolution telle qu’on la connaît à l’époque moderne s’est toujours préoccupée à la fois de libération et de liberté. (…) Le fond du problème, c’est que le premier, le désir de se libérer de l’oppression aurait pu se réaliser sous un régime monarchique – mais non sous la tyrannie ou pire, sous le despotisme – tandis que le second nécessitait la mise en œuvre d’une forme de gouvernement inédite, ou plutôt redécouverte ; il exigeait la constitution d’une république[8].
D’une part, il faut voir dans la libération de l’oppression la libération de l’attitude naturelle qui nous tient dans une position de mineur par rapport à notre connaissance réelle puisque nous ne sommes pas en mesure de nous hisser à son niveau, c’est-à-dire de la remettre en cause. D’autre part, à travers la liberté, c’est-à-dire « la mise en œuvre d’une forme de gouvernement inédite », nous devons comprendre une méthode nouvelle pour accéder une connaissance indubitable, c’est-à-dire la phénoménologie.
C’est dans la possibilité d’être neutre vis-à-vis du monde que réside la dimension politique de l’épochè : elle est un acte d’absolue liberté. En ce sens, l’épochè peut être une arme philosophique au service d’un combat politique. Le philosophe est politique pour la simplement et bonne raison qu’il interroge. Non seulement il interroge mais rien, en principe, ne peut résister à son interrogation.
II- L’épochè est-elle une méthode neutre ?
Si la méthode phénoménologique qui prend assise sur l’épochè semble bien pouvoir être considérée comme acte de neutralisation, il n’en demeure pas moins qu’on peut lui faire deux types d’objection. D’une part, l’épochè mène paradoxalement à une thèse subjectiviste qui la fait sortir de sa position de neutralité. D’autre part, cette subjectivité qui sera mise au jour sera la raison pour laquelle la phénoménologie pourra revendiquer son objectivité (parce qu’elle ne s’intéresse pas à l’empirique), mais cette prétendue objectivité ne sera pas non plus incluse dans l’épochè. Tout se passe donc comme si la voie ouverte par l’épochè portait en elle le danger de ne pas respecter l’exigence phénoménologique première : accéder à un sol neutre.
1- De l’épochè à la réduction transcendantale
Il s’agit dans un premier temps de comprendre les implications de l’épochè qui ont pour conséquence une sortie de la dimension neutre qui était pourtant celle que nous avions dégagée. La position du phénoménologue qui met entre parenthèse toute thèse sur le monde n’est pas le dernier mot de Husserl. On peut certes dire que l’épochè est un pur acte de liberté, qu’elle brise les chaînes de l’attitude naturelle. Et d’ailleurs Husserl l’affirme clairement lui-même : « La tentative universelle de doute tombe sous le pouvoir de notre entière liberté[9] ». Pourtant, elle n’est qu’un point de départ, chez Husserl, qui entraîne vers des positions philosophiques qui font sortir ce dernier hors de ce champ neutre qu’était pourtant l’épochè. En effet, on peut bien admettre que l’épochè est l’événement même d’un champ neutre pour la réflexion puisqu’elle neutralise l’ensemble des savoirs positifs. Néanmoins, cette neutralisation n’est que la scène d’exposition du drame de la phénoménologie. Le but de l’épochè n’est en aucun cas de rester dans la zone neutre qu’elle découvre mais bien plutôt d’aboutir à un fondement ferme et solide pour la connaissance. Le neutre ne vaut que pour la positivité vers laquelle il tend.
D’un côté, l’épochè est affirmation de liberté grâce à la découverte d’un domaine neutre mais d’un autre côté elle porte en elle un but qui est tout sauf neutre. Dans les Ideen I Husserl fait clairement se rejoindre l’épochè et la réduction transcendantale (c’est-à-dire le fait que tous les phénomènes du monde ne sont phénomènes que pour une conscience : le monde n’est rien d’autre que ce qui existe au sein du cogito, à travers les cogitationes). Tout n’échappe pas à la neutralisation de l’épochè, il reste une région qui ne peut pas être mise en doute : la conscience pure. Le paragraphe 49 des Ideen I montre comment les phénomènes ne se donnent que par esquisses (c’est toujours un aspect de la table que je vois et non la table en soi et chaque expérience prolonge les précédentes – ce que Husserl nomme le flux des vécus). Si je peux anéantir par l’épochè le monde, c’est-à-dire le mettre entre parenthèses, il demeure un reliquat indubitable : la conscience. Ce n’est que grâce à la conscience (aux vécus qui s’enchaînent en elles) qu’un monde est possible, que des phénomènes peuvent se dérouler devant moi. Anéantir le monde par la pensée n’est pas anéantir la possibilité des phénomènes car cette possibilité appartient à la conscience qui constitue ces derniers. En effet, nous pouvons très bien imaginer que le monde soit anéanti mais cela ne remettrait pas en question l’idée que quelque chose existe pour la conscience. Ce n’est pas le monde qui est la condition de la conscience mais la conscience qui est la condition du monde[10]. L’épochè ne vaut donc que parce qu’elle révèle une région nouvelle, celle de la conscience pure. En effet, même si je neutralise le monde il resterait quelque chose. Imaginons qu’il n’y ait plus de monde, nous serions face à un chaos mais nous pourrions tout à fait avoir conscience de ce chaos. Ce qui m’est transcendant m’est donné grâce à la poursuite de l’expérience permise par la conscience qui est donc toujours conscience de quelque chose (même d’un chaos). Ainsi, se trouve dégagée une conscience pure qui n’est pas la conscience de telle ou telle personne, qui n’est pas une conscience empirique mais l’ego transcendantal, condition de toute expérience[11]. Cet ego survivrait même dans les ruines du monde.
Il y a donc derrière la mise en place de l’épochè une tactique puisque cette mise en suspens ne vaut qu’en ce qu’elle découvre l’ego transcendantal, fondement de toute expérience. Si le geste épochal est une neutralisation de l’attitude naturelle, celui-ci n’est pas pour autant neutre. Le but de la mise entre parenthèses du monde est de dégager un sol ferme et solide sur lequel bâtir la phénoménologie. Ainsi peut-on lire à la fin du paragraphe 8 des Méditations cartésiennes :
En tant qu’être absolument antérieur, l’être du pur ego et de ses cogitationes précède en fait l’être naturel du monde – le seul monde dont je parle et dont je puisse jamais parler. Le sol ontologique naturel est secondaire quant à la validité de son être, il présuppose toujours le sol transcendantal. La méthode phénoménologique fondamentale de l’ἐποχή transcendantale, pour autant qu’elle reconduit à ce sol transcendantal, s’appelle donc réduction phénoménologique transcendantale[12].
Il faut ici faire la distinction entre le sol naturel et le sol transcendantal ou originaire (parce que donateur de sens). En effet, le sol sur lequel nous nous mouvons la plupart du temps (le monde naturel) n’est pas donateur de sens mais réception d’un sens toujours déjà donné. C’est pourquoi il revient à l’épochè de nous ouvrir la voie vers le sol originaire qui, lui, est bien donateur de sens : la conscience transcendantale. À travers l’étude des vécus de la conscience il devient possible de comprendre comment le monde apparaît : sous la forme de vécus pour une conscience dont il revient à la phénoménologie d’étudier la constitution. Mais dire qu’il n’est de monde que pour une conscience a deux conséquences qui nous éloignent du champ neutre qu’avait pourtant ouvert l’épochè.
En effet, d’une part, la phénoménologie semble être l’avatar d’une philosophie subjectiviste (il n’y a de sens que pour un sujet) et, d’autre part, la voie sur laquelle nous nous avançons obéit à un indéniable logocentrisme.
D’abord, dire que la conscience constitue le monde qu’elle a en face d’elle revient à faire de l’ego (même s’il ne faut pas entendre ici l’ego empirique, de telle ou telle personne, mais l’ego transcendantal) le clef de voute de l’explication des phénomènes. Il n’est de monde que pour un ego, voilà une thèse qui n’est pas neutre au sens où il s’agit déjà de quelque chose que l’on affirme. Le paradoxe est bien le suivant : l’épochè en tant que méthode est une neutralisation absolue mais la façon dont Husserl l’utilise mène à une conclusion qui n’est absolument pas neutre, qui ne ressortit plus de la neutralisation d’où nous étions partis (c’est-à-dire le fait de se dégager de toute prise de parti). Peut-être faut-il voir ici un pas de trop de la part de Husserl. C’est comme si ce dernier changeait son fusil d’épaule : il abandonne une méthode neutre et prometteuse au profit d’une thèse qui semble bien positive. On passe d’une philosophie neutre à une philosophie thétique. Tout se passe donc comme si l’épochè n’était qu’une étape dont la validité n’était assurée que par son résultat positif : la conquête de l’ego transcendantal. Mais il reste à se demander si l’épochè n’a pas un sens en tant que tel, c’est-à-dire indépendamment de la réduction à la sphère transcendantale.
Ensuite, il est indéniable que la position husserlienne est guidée par l’idée de l’homme comme être rationnel. Il apparaît que mon sens d’être véritable est celui d’un être qui donne sens et qui se regarde donner sens. Le je transcendantal est un je spectateur de lui-même. La description des vécus nécessite que je me prenne moi-même comme objet. C’est comme si la réduction transcendantale aboutissait à une objectivation qui permettait la description des phénomènes. Le subjectivisme husserlien mène paradoxalement à un objectivisme qu’on serait tenté de qualifier de neutre mais il n’en est rien parce que précisément cette objectivité repose sur un fondement subjectiviste. Il faut ici faire un pas de plus et comprendre que cette objectivité subjectiviste prend ses racines dans le rationalisme husserlien. C’est sur ce point que Heidegger se démarque de Husserl. Dans les Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, Heidegger critique la phénoménologie husserlienne pour son oubli de la question de l’être et sa reconduction au cogito et à ses cogitationes. Le cartésianisme de Husserl est en effet patent : la mise en doute généralisée du monde conduit à l’affirmation du je comme centre indubitable (Descartes) qui, et c’est là ce qui est propre à Husserl, va permettre la constitution du monde à travers les vécus. C’est ainsi que Heidegger peut écrire :
(…) Husserl reprend la tradition de Descartes et la problématique qui en procède, celle de la raison. Plus exactement, c’est le moment antipsychologique qui, contre le naturalisme, fait passer au premier plan l’être essentiel, le primat du théorique rationnel et notamment le primat du théorique de la théorie de la connaissance – l’idée d’une constitution pure de la réalité dans ce qui est non-réel – et son idée de scientificité absolue et rigoureuse[13].
Il semble que cette remarque de Heidegger vise juste. Husserl explique les phénomènes par une description de leur constitution dans la conscience : la conscience est donc avant tout une conscience théorique parce qu’elle cherche le comment du vécu et non pas son aspect personnel. Par conscience il faut donc entendre conscience constituante et, partant, conscience connaissante. Il faudrait conclure, avec Heidegger, que Husserl est prisonnier d’une tradition rationaliste qui lui vient de Descartes. C’est parce que le point de départ de l’explication du monde est l’ego et sa conscience constituante que Husserl reste dans la tradition rationaliste. Il s’agit désormais de déceler les préjugés qui sont ceux du phénoménologue opérant l’épochè, là réside le motif politique caché de l’épochè.
2. D’où le phénoménologue opère-t-il l’épochè ?
On voit bien que l’épochè nous conduit à l’affirmation de l’absoluité de la conscience constituante. Nous voilà en zone positive : nous affirmons quelque chose sur le réel et nous sortons de la dimension neutre de l’épochè. Il n’est dès lors plus question de neutraliser les thèses sur le monde. Il y aurait donc comme une trahison dans le passage (et même l’indistinction husserlienne) de l’épochè à la réduction transcendantale. Néanmoins, ce problème était inhérent à l’épochè telle que Husserl la définit. Contrairement à ce que nous affirmions plus haut, l’épochè husserlienne ne tient pas jusqu’au bout l’exigence de neutralisation. En effet, une donnée n’est jamais contaminée par la mise entre parenthèses du monde et en est comme sauvée : la conscience. Si l’ego empirique tombe bien sous le coup de l’épochè, le regard du phénoménologue, c’est-à-dire la conscience en tant qu’elle opère la mise entre parenthèses, en est exclu.
On remarque d’abord que l’épochè ou ce qu’elle décèle, la subjectivité transcendantale, nous place devant une ambiguïté. Nous avons dit que la conséquence était un subjectivisme au sens où c’est au sujet qu’incombe la constitution du monde. Mais le sujet dont il est ici question n’est rien d’empirique, il est le sujet en général. De sorte que derrière ce subjectivisme opère un objectivisme revendiqué par Husserl parce qu’il s’agit d’étudier la façon dont les phénomènes se constituent pour une conscience. Comme ce dernier l’affirme : « quelle que soit l’orientation que prenne la philosophe après son nouveau tournant, il est hors de question qu’elle renonce à l’ambition d’élaborer une science rigoureuse[14]. » Or, cette prétention à l’objectivisme est encore une fois hors de la dimension de neutralité que mettait au jour l’épochè puisqu’elle sous-entend que la phénoménologie transcendantale décrirait les phénomènes tels qu’ils sont pour la conscience. Cette exigence de vérité est thétique, elle affirme quelque chose, se donne comme une norme. Nous ne pouvons que constater l’écart avec l’exigence première de la mise entre parenthèses du monde. Le phénoménologue se trouve dans la position de l’ethnologue qui décrit les structures de la société qu’il a en face de lui en raison de sa position de pur spectateur. Ou bien, le phénoménologue est comme le linguiste qui veut étudier la langue de l’extérieur, par sa structure et non par son usage. Le problème ici est que le philosophe oublie que sa position n’est pas neutre, qu’il est pris dans une certaine conception de sa discipline, celle d’un pur observateur qui donne la primauté à la théorie sur la pratique. La réduction transcendantale procède d’un oubli du neutre qui est pourtant ce qui l’a rendue possible. Il semble que l’on puisse reprendre à notre compte les critiques que Pierre Bourdieu adressait à l’objectivisme des sciences humaines et en particulier au structuralisme (tant ethnologique que linguistique). Le problème de l’objectivisme est qu’il enferme la réalité et les pratiques dans un cadre trop rigide, il réifie la vie : « L’objectivisme enferme toujours la virtualité d’un essentialisme[15]. » En cherchant les structures des actes de la conscience, peut-être que la phénoménologie transcendantale husserlienne passe à côté de la pratique, c’est-à-dire de la vie même, du sujet qui est en train de vivre. On oublierait l’ego qui vit au profit d’un ego imaginé ou plutôt intelligé. Toute la difficulté est de savoir comment rendre raison du sujet qui est dans le monde. S’il est nécessaire de faire un pas de côté par rapport au réel, un pas de neutralisation, par l’épochè, pour comprendre le sujet qui vit, le problème est que ce pas de côté nous a paradoxalement rejeté hors de la dimension neutre d’une réflexion critique pour construire un discours positif sur la conscience constituante. De sorte que le phénoménologue est presque capable de dresser une cartographie des actes de la conscience comme l’ethnologue décrivant la société étrangère qu’il a en face de lui :
Aussi longtemps qu’il ignore les limites inhérentes au point de vue qu’il prend sur l’objet, l’ethnologue se condamne à reprendre inconsciemment à son compte la représentation de l’action qui s’impose à un agent ou à un groupe lorsque, dépourvu de la maîtrise pratique d’une compétence fortement valorisée, il doit s’en donner le substitut explicite et au moins semi-formalisé sous la forme d’un répertoire de règles[16]
Le phénoménologue qui opère l’épochè ne voit pas les « limites inhérentes » à sa pratique, c’est-à-dire le fait qu’il oublie de s’inclure lui-même dans la mise entre parenthèses, et surtout il impose des normes, « un répertoire de règles » qu’il pense objectives, valides, alors que celles-ci ne valent qu’en tant qu’elles sont observées par un spectateur qui n’est pas engagé dans la vie mais est pleinement contemplatif. Or, le sujet n’est jamais purement contemplatif, il est toujours déjà pris dans un tissu d’actions et de pratiques sans même en avoir conscience.
On voit donc bien que l’épochè aboutit à mettre sur un piédestal une conscience contemplant sa propre activité mais qui est elle-même dégagée de toute espèce d’action, une conscience qui n’est pas prise dans la chair du monde mais qui est comme désincarnée et qui semble tirer sa légitimité de ce dégagement. Or, cette position de la conscience spectatrice n’est pas si neutre qu’elle le prétend parce qu’elle est déjà un parti pris, une façon d’envisager sa pratique de philosophe. La conscience transcendantale engage donc une certaine vision de la philosophie en ce sens que philosopher ce serait quitter le domaine des hommes pour en trouver les normes, oublier son engagement dans le monde pour rendre raison de celui-ci. Mais cette seule vision est déjà un engagement. Il serait bien vaniteux de croire que nous puissions nous dégager du monde et le fait même de prétendre s’en dégager est déjà un engagement. La position de neutralité ne serait que la conséquence d’un certain habitus, c’est-à-dire de pratiques incorporées : nous avons l’impression d’être neutre parce que nous faisons partie de ceux qui définissent ce qui est la norme. Peut-être que la position du spectateur désintéressé n’est que le résultat de la réflexion d’un philosophe qui a le luxe de s’élever au-dessus de la quotidienneté. Il semble que les analyses de Bourdieu sur les sciences qui se veulent « objectives » soient ici pertinentes :
Toute connaissance objectiviste enferme une prétention à la domination légitime : (…) la prétention du théoricien au point de vue absolu, « géométral de toutes les perspectives », comme aurait dit Leibniz, enferme la revendication d’un pouvoir fondé en raison sur les simples particuliers voués à l’erreur, qui est privation, par la partialité partisane de leurs points de vue particuliers[17].
Ce que Bourdieu veut dire c’est que la prétention à s’abstraire des choses pour en rendre raison revient finalement à se faire Dieu omniscient. Or, le savant n’est pas ce dieu et est toujours déjà engagé dans une situation. Si l’on reprend la distinction marxiste entre la superstructure (la façon dont on pense) et l’infrastructure (la façon dont on vit), on remarque ici que le philosophe ne peut prétendre à la position d’une neutralité descriptive que parce qu’il est déjà dégagé de l’action, hors de l’action. L’épochè reconduirait donc un certain mode de vie, celui que les Anciens appelaient le bios theoretikos, la vie théorétique. Ce n’est que parce que le philosophe s’est soustrait au monde qu’il peut adopter ce point de vue, mais deux remarques s’imposent. D’une part, le philosophe ne peut se soustraire au poids du monde que parce qu’il fait lui-même partie de l’élite (fût-elle culturelle et non pas économique), il a un capital culturel suffisant pour faire partie des classes dominantes. D’autre part, le fait de se dégager du monde est déjà, comme nous l’avons dit, un engagement eu égard au monde. La position descriptive du phénoménologue ne peut se comprendre qu’au regard de sa domination. Le phénoménologue reconduit dans la théorie une domination sociale : la superstructure (la phénoménologie transcendantale) n’est que la conséquence de l’infrastructure (le fait de vivre dans une élite intellectuelle).
La position du spectateur désintéressé n’est donc que la reconduction d’un certain mode de domination dans la société. Et il faut relier cela au rationalisme husserlien. Nous avons plus haut montré que l’épochè menait à une position logocentrique au sens où la conscience dont parle Husserl n’est pas n’importe quelle conscience mais celle qui constitue le monde par sa réflexion. On sait que dans la conférence « La crise de l’humanité européenne et la philosophie », Husserl, en reprenant la tradition métaphysique, définit l’homme comme animal raisonnable. De là, on peut dire que celui qui est un être raisonnable ou rationnel est celui qui est capable de dégager les lois des objets qui lui font face. Par animal raisonnable il faut entendre celui qui peut assigner des lois au monde, soumettre le réel à sa légalité. Certes, nous retrouvons de nouveau le problème de la domination mais surtout la conséquence est que Husserl rejette hors de l’Europe les cultures qui ne sont pas organisées selon les mêmes normes que les nôtres, qui n’ont pas érigé la raison en concept législateur. Les sociétés primitives comme celle des Papous, Husserl y revient à plusieurs reprises, ne visent pas dans leurs savoirs et leurs pratiques l’universel qui est le propre de l’Europe. C’est pourquoi Husserl est fondé à dire que la science telle qu’elle s’est développée en Europe est le modèle de tout savoir : elle tend à l’universel, elle est science de l’ « unitotalité » de tout l’étant. Il est évident que le spectateur qui décrit la conscience constituante s’érige en spectateur universel puisqu’il ne parle pas de la conscience empirique mais de toute conscience. Ainsi est-il clair que le rationalisme de la phénoménologie transcendantale est solidaire d’une position de domination sociale : celle de l’homme blanc européen. Derrière l’apparente neutralité de l’épochè se cacherait donc une thèse positive sous-tendue par un motif politique (dès lors qu’on entend la politique comme les préjugés qui colorent ma pensée, ma façon de percevoir le réel déjà d’une certaine façon).
III Faut-il abandonner l’épochè ?
La question qui se pose désormais à nous est de savoir si l’on doit abandonner l’épochè, si celle-ci tombe sous les coups des deux critiques que nous lui avons adressées, à savoir le fait qu’elle mène à une thèse positive et qu’elle s’ignore elle-même comme épochè puisqu’elle est le résultat d’un certain intellectualisme. Il semble que la façon dont Patočka hérite et modifie l’épochè nous permette de répondre à ces deux critiques et de dégager une zone de neutralité suffisante pour valider les implications politiques de cette opération intellectuelle que nous avons mises au jour dans le premier temps de cette réflexion.
Le problème, comme l’indique Bourdieu, est que la mise entre parenthèses du monde oublie le monde d’où provient le sujet qui affirme sa thèse philosophique. Or, le monde d’où provient ce sujet est un monde certes social au sens où l’entend Bourdieu, mais il est également le monde comme totalité qui préexiste à tous les sujets. En réduisant le monde à l’immanence de la conscience par la réduction, c’est comme si l’on oubliait le sol originaire d’où provient cette même conscience. Ce que propose judicieusement Patočka, c’est d’étendre l’épochè à la subjectivité elle-même (pas simplement la subjectivité empirique) – il faut également mettre entre parenthèse la conscience que nous avons qualifiée de constituante. Il s’agit d’une exigence phénoménologie parce qu’en sauvant la subjectivité de l’épochè on perd de vue le monde d’où provient cette même subjectivité :
La subjectivité, fantôme né par génération spontanée de la considération réduplicative des modes de donation, engloutit et escamote le problème de l’apparition comme telle et, par voie de conséquence, le problème du plan phénoménal autonome où l’étant aussi bien de nature égologique que de nature non égologique se montre en ce qu’il est, où ces deux espèces d’étant peuvent se rencontrer[18].
Patočka le dit clairement ici : le non respect de la neutralité de l’épochè (neutralité devant toutes les formes d’étant, tout ce qui est) implique de passer à côté de cela même que l’on souhaitait comprendre. Si l’on fait de la conscience ce qui constitue le monde, alors celle-ci est avant tout une instance d’apparition, un centre désincarné qui forme le monde. C’est oublier un peu vite l’engagement indépassable de toute conscience. Bourdieu le montre bien : faire fi du monde qui me constitue c’est déjà une façon d’être constitué par le monde, se désengager du monde c’est déjà une façon d’être engagé pour la conscience. Il faut donc, si l’on veut construire une épochè cohérente, ne pas épargner la conscience et l’inclure dans l’épochè.
Une nouvelle voie semble ouverte pour l’épochè : une épochè conséquente et qui ne se confonde pas avec la réduction. Il faut s’attacher à respecter la neutralité de la mise entre parenthèses du monde et y inclure la conscience elle-même. Si l’on parvient à faire cela, le monde sera bien mis à distance dans un acte de neutralisation valide et de là nous pourrons l’interroger d’une manière tout à fait nouvelle. C’est le programme que se donne Patočka dans les notes de travail de son texte « Épochè et réduction » :
L’idée de l’épochè est indépendante de la réduction à l’immanence en quelque sens que ce soit. L’épochè signifie la liberté absolue de la pensée réfléchissante à l’égard de tout contenu qui attache et engage, l’autonomie absolue de l’apparaître en tant que tel vis-à-vis de l’apparaissant et de sa structure, mais elle n’a rien à voir avec une quelconque immanence[19].
On voit bien en quoi l’épochè peut avoir une signification politique si l’on respecte sa neutralité : elle est une « liberté absolue (…) à l’égard de tout ce qui attache et engage ». Cela signifie qu’elle est une prise de recul sur tout ce que nous acceptons dans le monde naturel – en cela Husserl visait juste. Néanmoins, il faut accepter de radicaliser l’épochè et de ne pas la reconduire à une phénoménologie transcendantale, c’est-à-dire de l’utiliser dans le seul but d’interroger le monde. C’est pourquoi elle neutralise l’ensemble de ce qui est : elle est politique parce qu’elle neutralise tout ce qui « attache et engage », c’est-à-dire toutes les idéologies. Le propre d’une idéologie est d’attacher l’homme à une explication toujours déjà prête et disponible. Ce passage des Papiers phénoménologiques fait d’ailleurs écho à une formule de Liberté et sacrifice : « l’idéologie saisit l’homme et le lie extérieurement ; elle s’empare de lui comme d’une force déterminée dans un complexe général de forces[20] ». L’épochè apparaît bien comme une arme philosophique destinée à détruire toutes les idéologies. En effet, une idéologie répond d’emblée à toute question, comme nous l’avons vu plus haut. Or, l’épochè met entre parenthèses toute question préalable. On pourrait donc dire que l’épochè est une façon pour l’homme de se délier du monde à condition qu’elle ne soit pas un prétexte pour tomber dans une nouvelle positivité. C’est cela qu’il faut parvenir à construire : une épochè qui soit une véritable force neutre.
Dans « Épokhé et réduction », Patočka montre que si dans l’Idée de la phénoménologie Husserl « a hâte d’abréger les préliminaires pour atteindre au plus vite son résultat[21] », c’est-à-dire qu’il ne met entre parenthèses le monde que dans le but d’affirmer le plus rapidement possible sa doctrine de la constitution, les Ideen I proposent une différence plus nette entre l’épochè et la réduction transcendantale. Il ne va donc pas de soi d’assimiler l’épochè à la réduction puisque nous avons affaire à deux procédés différents (même s’ils sont liés) : d’un côté une prise de distance que l’on pourra qualifier de neutralisation généralisée, de l’autre un contenu positif qui a pour but d’expliquer la réalité. C’est pourquoi nous pouvons légitimement nous demander : « Que se passerait-il si la thèse du soi propre n’était pas soustraite à l’épochè, si celle-ci était conçue de manière tout à fait universelle[22] ? » Peut-être bien que l’immédiateté avec laquelle l’ego se donne à moi-même n’est qu’un préjugé relevant de l’attitude naturelle et que dans la réduction transcendantale nous n’avons pas été assez vigilants eu égard à ce résidu d’attitude naturelle. Ce que gagne Patočka avec cette exigence de se maintenir dans la neutralité est la chose suivante : ce n’est plus l’apparaissant auquel nous avons accès (les phénomènes comme chez Husserl) mais l’apparaître comme tel (c’est-à-dire le monde comme condition de toute constitution, comme condition de l’ego). Pour être clair, si l’on étend l’épochè à l’ego, il faut bien qu’il demeure une scène sur laquelle la conscience et les phénomènes puissent apparaître :
Grâce à l’universalisation de l’épochè, il deviendra alors clair aussi que, de même que le soi est la condition de possibilité de l’apparaître mondain, de même le monde comme horizon originaire (et non pas comme l’ensemble des réalités) représente la condition de possibilité de l’apparaître du soi. L’égoïté n’est sans doute jamais perçue en et dans soi-même, expérimentée immédiatement, de quelque façon que ce soit, mais uniquement comme centre d’organisation d’une structure universelle de l’apparition qui ne peut être ramenée à l’apparaissant comme tel dans sa singularité. Cette structure, nous la nommons le monde[23].
Par « universalisation de l’épochè », il faut bien entendu comprendre neutralisation absolue, tenir jusqu’au bout l’exigence de neutralisation du monde et donc y inclure l’ego. Ce qu’on dégage alors c’est un espace de pensée, une façon de mettre au jour le monde, non pas en tant qu’il est un ensemble de phénomènes mais une totalité qui est la scène d’apparaître de tout phénomène, un a priori de la phénoménalisation. Il s’agit d’un monde autre que celui dégagé par Husserl parce que ce monde-ci jamais nous n’en faisons l’expérience : il est toujours déjà présupposé par l’expérience. Le monde ainsi conquis est la Weltform, une forme du monde, la mise en forme des choses du monde mais il ne s’agit de rien d’étant, auquel cas nous retomberions justement dans une thèse positiviste. La neutralisation bien conduite implique de découvrir quelque chose qui n’est pas un étant, qui n’est pas un contenu mais qui est ce qui permet tout contenu ou l’apparition des étants, ce que l’on nomme la « structure universelle de l’apparition ». C’est pourquoi Patočka est fondé à dire que : « Le soi n’est ce qu’il est que dans son explication avec le monde[24]. »
Il faut prendre la mesure de ce qui a été conquis par cette redéfinition de l’épochè. Ce qui nous posait problème était la conséquence de la position husserlienne, à savoir que la mise entre parenthèses du monde qui était censée nous délivrer des idéologies nous emprisonne ipso facto à l’intérieur d’un autre fondement absolu de la réalité. Ce qui ne va pas dans la doctrine de la constitution, c’est que la conscience devient la clef d’explication de toutes les choses et qu’elle n’est jamais remise en question. Ce qui signifie que l’épochè husserlienne n’est pas tant une neutralisation qu’un simple moment neutre en attente d’un moment positif, la réduction. En passant du neutre à la neutralisation, nous nous garantissons de ne pas succomber devant les facilités d’un système, c’est-à-dire d’une idéologie, puisque tout fondement sera toujours interrogé. Ce qui subsiste après cette nouvelle épochè c’est simplement le monde comme totalité duquel je suis tenu à distance, le monde comme condition de tous les phénomènes, moi y compris. Il ne s’agit pas là d’un contenu thétique mais de la condition de possibilité de tout contenu thétique. Bref, il semble que Patočka clarifie l’impensé de Husserl. Nous sommes bien face ici à une neutralisation et non pas un simple moment neutre puisque tout contenu tombe sous le coup de l’épochè, comme s’il s’agissait d’une pratique véritablement révolutionnaire (comme nous l’avons vu plus haut) mais à chaque fois recommencée. Nous parvenons alors à une philosophie qui part du sujet mais qui maintient à chaque instant l’exigence de neutralisation, et nous dégageons par là même un nouveau sens du subjectif : non plus ce qui est le propre d’un sujet mais « ce à quoi le sujet se rapporte comme à l’horizon de sa compréhension[25]. », c’est-à-dire le simple fait qu’il y a là un monde avant toute phénoménalisation (étant entendu que la conscience est également prise dans ce monde qui lui est antérieur). C’est pourquoi Patočka développe le concept d’asubjectivité. Une phénoménologie authentique, celle que tente de mettre au jour Patočka, implique une asubjectivité du sujet : celui-ci ne constitue plus l’apparaissant mais doit être bien plutôt pensé comme un moment de l’apparaître lui-même. Ce n’est pas moi qui fais le monde mais c’est le monde qui dégage quelque chose comme une place pour moi. La neutralisation du monde commande donc une neutralisation du sujet : il n’y a finalement rien à voir dans le sujet (au sens où il ne constitue rien). Cette asubjectivité vient dire la neutralisation même du sujet. Mais bien loin que cette neutralisation signifie la perte ou l’abandon du sujet, elle a pour sens la possibilité de toujours prendre un recul critique sur toute forme de pensée.
Nous voyons qu’il faut bien faire la différence entre le simple moment neutre de l’épochè et son exigence fondamentale qui est une perpétuelle neutralisation. Celui qui opère l’épochè doit alors demeurer dans un espace tout à fait singulier parce qu’il n’est pas dans le monde (puisqu’il a neutralisé les phénomènes) mais il n’est pas non plus hors du monde parce que l’épochè nous permet de voir le monde tel qu’il est et de l’interroger. Telle est donc la place de l’asubjectivité : dans et en dehors du monde. C’est dans ce jeu avec le monde que l’épochè prend son sens politique. En effet, si je suis hors du monde je quitte la politique pour basculer dans quelque chose de mystique, mais si je suis rivé au monde je me condamne à l’idéologie ou à l’absence d’interrogation. Dans « La position de la philosophie dans et en dehors du monde », Patočka oppose justement la philosophie à deux attitudes : la religion qui est une pure transcendance et cherche l’explication du monde en dehors de celui-ci, et la science qui est au contraire pure immanence et trouve la raison des phénomènes dans une causalité mondaine. Dans les deux cas nous pouvons dire que nous sommes captifs de l’attitude naturelle, c’est-à-dire que la science et la religion opèrent par des thèses positives. Au contraire, le philosophe a pour tâche de se libérer du monde non pas pour le quitter mais pour mieux le comprendre, « Dans aucune chose, il ne voit la même chose que ceux qui demeurent dans une attitude naïve, non réfléchie[26]. » Il est alors manifeste que la pratique de l’épochè est la pratique philosophique par excellence. Par conséquent, la philosophie n’est pas tant un ensemble de contenus ou un système mais l’épochè elle-même, c’est-à-dire la neutralisation de toute thèse. Cette attitude pourrait être qualifiée de renversement : « En philosophie, tout semble donc retourné à l’envers[27]. » Il ne peut y avoir de renversement que parce que le monde a été mis à distance. La neutralisation dont il est ici question semble devoir être conçue comme une sorte de retournement du regard, de conversion critique qui doit prendre garde à ne pas basculer dans une philosophie positive. Cette nouvelle épochè est politique non pas au sens du jeu des partis (ce que nous avons appelé idéologie) mais au sens de ce dont il y va pour et dans la polis. On pourrait dire que l’épochè est politique au même sens qu’était politique les questions incessantes de Socrate à ses concitoyens. Lorsque Socrate dit qu’il sait qu’il ne sait rien, il ne fait là rien d’autre que de neutraliser toutes les opinions sur le monde, de même que le phénoménologue met à distance l’attitude naturelle. Le rôle de Socrate est d’interroger tout ce que nous acceptons comme allant de soi, et, partant, tous les dispositifs de pouvoir, toutes les institutions qui prétendent à une quelconque légitimité. Il faut y voir une position politique et révolutionnaire, comme nous l’avons vu plus haut, mais au sens où la réflexion ne se couperait pas d’un engagement dans le monde. L’épochè doit être comprise comme un engagement négatif : non pas enfoncement dans le monde mais conscience critique de la place de l’homme. C’est pourquoi Patočka est fondé à dire que « la philosophie se révèle ainsi un appel à l’homme héroïque[28] », elle est une clarté faite sur les choses mais non pas comme savoir positif mais retournement neutralisant du monde.
Au cours de cette réflexion, on a dégagé un sens politique de l’épochè en ce qu’elle est mise à distance de toutes les idéologies. Mais cette épochè n’est pas sans poser problème car elle suppose d’adopter le point de vue d’un spectateur désintéressé. Tout se passe donc comme si je devenais arbitre du réel. Mais, ce faisant, j’oublie que je parle toujours déjà d’un certain point de vue, que je suis toujours déjà orienté dans ma perception du monde. D’où l’intellectualisme dont fait preuve Husserl et qui, s’il n’a pas le sens d’une action, est tout de même politique au sens d’un préjugé mondain qui guide la réflexion. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille abandonner les implications politiques que l’épochè semblait nous promettre. Nous avons dû, avec Patočka, redéfinir celle-ci et y inclure le spectateur lui-même. L’épochè n’est pas seulement le dévoilement d’un terrain neutre mais elle est surtout l’exigence d’une neutralisation à chaque fois recommencée. On doit dire que l’épochè est politique parce qu’elle fait apparaître que la réflexion est un savoir non dogmatique qui interroge infiniment tout dispositif de pouvoir et toute institution.
[1] Edmund Husserl, L’idée de la phénoménologie, trad. fr. Alexandre Lowit, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1970, éd. utilisée : 8ème édition, 2000, p. 17 ; trad. fr. p. 37.
[2] Edmund Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, trad. fr. Marc B. de Launay, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1989, éd. utilisée : 4ème édition, 2003, p. 25.
[3] Edmund Husserl, L’idée de la phénoménologie, op. cit., p. 37
[4] Ibid., p. 21 ; trad. fr. p. 43.
[5] Loc. cit.
[6] Dans un cas comme dans l’autre, il semble que ces deux positions obéissent à une même logique qu’illustre parfaitement le célèbre slogan de Margaret Thatcher : « There is no alternative ». Par là, Thatcher signifiait que l’économie de marché était indépassable et qu’il fallait s’y adapter : toute autre politique serait un échec.
[7] Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, t. I, trad. fr. Paul Ricœur Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de Philosophie », 1950, éd. utilisée : coll. « Tel », 1985, p. 56; trad. fr. p. 102. Désormais abrégées Ideen I.
[8] Hannah Arendt, De la révolution, trad. fr..Marie Berrane, in L’humaine condition, sous la direction de Philippe Raynaud, Paris, Gallimard, coll. « Quarto Gallimard », 2012, p. 352.
[9] Edmund Husserl, Ideen I, op. cit., p. 97.
[10] Ainsi que le dit Husserl : Si maintenant nous (…) évoquons (…) la possibilité du non-être incluse dans l’essence de toute transcendance de chose, il devient clair que l’être de la conscience, et tout flux du vécu en général, serait certes nécessairement modifié si le monde des choses venait à s’anéantir, mais qu’il ne serait pas atteint dans sa propre existence. (…) Par conséquent nul être réel, nul être qui pour la conscience se figure et se légitime au moyen d’apparences n’est nécessaire pour l’être de la conscience même (entendue en son sens le plus vaste de flux du vécu). », ibid., p. 161-162.
[11] Comme le fait bien remarquer Jan Patočka : « Husserl souligne expressément qu’il ne s’agit pas pour lui d’isoler une sphère absolument indubitable de l’étant (mondain). Le but de cette nouvelle démarche cartésienne modifiée n’est pas d’atteindre une sphère d’indubitabilité au sein de l’étant mondain, mais plutôt une région d’ « être » absolument indubitable, jamais encore prise en vue et mise en lumière. », Introduction à la phénoménologie de Husserl, trad. fr. Érika Abrams, Grenoble, éd. Jérôme Millon, 1992, p. 132-133.
[12] Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, trad. fr. sous la direction de Marc de Launay, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1994, p. 64-65.
[13] Martin Heidegger, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, trad. fr. Alain Boutot, Paris, Gallimard, 2006, p. 193.
[14] Edmund Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, op. cit., p. 81.
[15] Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Droz, 1972, éd. utilisée : Paris, éd. du Seuil, 2000, p. 229.
[16] Ibid., p. 227-228.
[17] Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Les éditions de Minuit, 1980, p. 49.
[18] Jan Patočka, Qu’est-ce que la phénoménologie ?, trad. fr. Érika Abrams, Grenoble, éd. Millon, 2002, p. 181.
[19] Jan Patočka, Papiers phénoménologiques, trad. fr. Érika Abrams, Grenoble, éd. Millon, 1995, p. 163.
[20] Jan Patočka, Liberté et sacrifice, trad. fr. Érika Abrams, Grenoble, éd. Millon, 1990, p. 41.
[21] Jan Patočka, Qu’est-ce que la phénoménologie ?, trad. fr. Érika Abrams, Grenoble, éd. Millon, 2002, p. 220.
[22] Ibid., p. 224.
[23] Ibid., p. 225.
[24] Loc. cit.
[25] Ibid., p. 227.
[26] Jan Patočka, Liberté et sacrifice, op. cit., 17.
[27] Loc. cit.
[28] Ibid., p. 25.
Texte qui, pour moi, éclaire quelque peu l’assertion de Jean Oury: Il y a les ça va de soi et les ça va pas de soi. Par quoi Jean Oury était, quant au réel de la clinique, un psychiatre très proche de la phénoménologie de Husserl.