Platon – Le mythe des races
Par Marie-des-Neiges Ruffo
À l’intérieur du récit de la constitution de la Callipolis, Socrate énonce ce qu’il appelle un « noble mensonge ». Ce noble mensonge couvre une vérité, voilà pourquoi Socrate peut le qualifier de « noble », mais il le qualifie de « mensonge » parce que ce récit n’est pas véridique, ces évènements ne se sont pas déroulés. La vérité que couvre le mythe des races, c’est qu’il faut être fidèle et obéir à sa cité, il s’agit d’une obligation nécessaire au maintien de la cité et de son organisation en trois classes. Et puisque nous avons vu que c’est la justice qui permet le maintien de la cité, en garantissant la répartition des citoyens suivant leurs capacités, on peut en déduire que Socrate voit son noble mensonge comme un mensonge juste. Ce mythe des races raconte que les citoyens sont tous frères, car issus de la même mère. « La terre qui est leur mère les a mis au monde [1]», voilà pourquoi ils devront défendre « leur mère partie ». Mais s’ils ne sont pas tous égaux, c’est parce que le dieu qui les a modelés a mêlé à la glaise de certains de l’or, pour les dirigeants, de l’argent, pour les gardiens, du fer et du bronze pour les cultivateurs et les artisans. « Du fait que vous êtes tous parents, la plupart du temps votre progéniture sera semblable à vous, mais il pourra se produire des cas où de l’or naîtra un rejeton d’argent[2] », dans ce cas, l’enfant sera mis dans la caste correspondante au métal qui le constitue. La pérennité de la cité juste reposant sur la correcte répartition des citoyens. Ce mythe de Platon provient également, comme celui de Gygès, d’un récit d’Hésiode; le mythe de l’âge d’or.
Avant cet âge d’or, dont s’inspire Platon, Hésiode raconte la création des hommes. Cette création, racontée entre autre dans La Théogonie et rapportée dans le Protagoras de Platon, est attribuée à Prométhée et Epiméthée. Prométhée façonnait les animaux et les hommes dans l’argile, tandis qu’Epiméthée conférait les aptitudes. Mais Epiméthée distribua toutes les capacités aux animaux, et il ne resta rien aux hommes, façonnés en derniers. Pour arranger cela, Prométhée les façonna à l’image des dieux; ils pourraient se déplacer sur deux pieds, et il leur livra le feu. L’âge d’or, conté dans la Théogonie mais dans un mythe distinct du précédent, correspond à un stade de l’humanité, sorte de « paradis terrestre» où les hommes et les dieux vivent en paix, sans rivalités, où l’abondance règne et où les hommes vivent extrêmement vieux.
« Depuis la fin de l’âge d’or, l’humanité est vouée au mal, à la violence et à la souffrance, qui s’accompagnent de l’éloignement progressif des humains et des dieux, tout en subissant la loi implacable de ceux-ci [3]». Alors Prométhée vola la « connaissance des arts du feu à Héphaïstos et à Athéna pour la porter aux hommes [4]» afin qu’ils puissent maîtriser la nature. « Lors d’une seconde étape, les hommes, encore privés de science politique, ne cessant de s’entre-détruire, Hermès fut envoyé par Zeus « pour porter aux hommes la pudeur et la justice, pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié [5]». [6]». Prométhée est également celui qui distribua les parts des animaux sacrifiés entre les hommes et les dieux, ce mythe est également narré par Platon dans le Protagoras. Aux hommes la viande, et aux dieux, la graisse, les os brulés et leur fumée.
Ce mythe des races, lié à celui de l’âge d’or, a donc une fonction proche de l’idéologie, à la différence avec celle-ci qu’elle est explicite. En effet, la fonction de ce mythe est de justifier un état de chose. Il en est de même avec le mythe de la répartition du sacrifice, il sert à justifier la séparation des hommes et des dieux, leur prise d’autonomie par rapport au transcendant. Si nous interprétons ces mythes, comme Howland nous l’a montré, nous pourrons comprendre quelque chose de la rationalité qui a produit des organisations politiques comme la démocratie athénienne, rationalité qu’ils tentent de justifier par l’utilisation de l’imaginaire et du religieux. Ce qui relève de la croyance n’influe pas sur la création des lois, mais sert à garantir la cohésion sociale, comme le fait le mythe des races.
L’interprétation de l’emploi de ce mythe dans la Callipolis est donc simple ; il protège l’harmonie politique et à ce titre sert la justice. Il est avant tout destiné à ceux qui ne sont pas capables de comprendre la justesse de cette organisation, les gardiens et les dirigeants ayant eu accès à l’explication métaphysique de leur organisation. Platon estime donc nécessaire à toute bonne organisation de bénéficier de mythes de fondation, parce qu’ils justifient la rationalité qui a été à l’œuvre dans leur constitution. Ils sont aussi un moyen d’avoir accès à cette rationalité, car si on interprète ce mythe des races, on parvient à l’explication de Platon sur la tripartition de l’âme. Le mythe dans ce cas-ci serait donc une explication « simplifiée » de ce qu’un philosophe pourrait apprendre autrement. Rien ne nous dit que ce mythe ne fasse pas partie intégrante de l’éducation donnée aux jeunes gardiens et philosophes. Il faudrait donc admettre que pour philosopher sur la constitution de la Cité, et sur l’âme, ces philosophes ont d’abord dû passer par la narration d’une histoire pour guider leur recherche de la connaissance sur l’âme. Sans doute sommes-nous appelés à faire de même. Les mythes ont une composante religieuse, y avoir recourt en philosophie n’est-il pas paradoxal ? Nous verrons avec Wunenburger comment les mythes eux-mêmes permettent aux hommes de s’autonomiser du religieux, et peuvent expliquer une décision rationnelle dont ils sont la justification.
Wunenburger interprète l’âge d’or comme la représentation d’un autre vivre-ensemble. Le mythe de Prométhée présente les hommes vivant ensemble de manière harmonieuse en s’éloignant des dieux. Il évoque d’autres interprétations possibles qui justifieraient d’autres formes de vivre-ensemble. Si l’on interprète l’âge d’or comme un âge perdu qu’il faut restaurer, où les hommes vivaient en paix auprès de la divinité, on élaborera un vivre-ensemble pour une communauté close en relation avec la divinité. Il cite comme exemple de ce type de vivre-ensemble « les communautés spirituelles », telles que celles reliées aux mystères d’Eleusis.
Nous dirons que la démocratie athénienne est basée sur la rationalité parce que les hommes ont conscience qu’ils sont maîtres de leur vivre-ensemble. Ils peuvent «créer un espace profane, séparé des dieux, où les hommes peuvent instituer un ordre autonome et libre (principe de séparation débouchant sur la société civile) et soumettre cet espace à un principe d’organisation transcendant qui garantisse la distribution de la justice (principe d’inclusion qui implique un lien de filiation sacrée avec les dieux). Tension, déchirement même, qui nous rappellent que la sphère du sociopolitique est marquée par un dilemme, voire une contradiction non résolue, entre un monde humain du droit et un monde supra-humain de justice[7] ».
Cette séparation n’empêche donc pas que les mythes aient toujours une place de choix dans la cité et ses croyances, cité rationnelle n’implique pas cité athée. Le mythe de l’âge d’or, ce mythe fondamental des origines pour les Grecs, ainsi que celui de Prométhée, décrivent la première autonomisation des hommes vis-à-vis des dieux. Leur rédaction et leur interprétation justifient des types d’organisations différents, par exemple la séparation d’avec le religieux pour la « société civile » ou un lien assumé avec la divinité pour « les communautés mystiques ». Les mythes peuvent servir à justifier des organisations ultérieures à celles qu’ils justifiaient au départ. Le mythe agit alors comme une « motivation pour espérer » en donnant à penser un ordre plus juste. Il permet de ne pas se résigner et de ne pas se satisfaire de ce qui existe. En partant du commentaire de Wunenburger sur le mythe de l’âge d’or, de Prométhée et l’origine du politique, nous analyserons si effectivement ces mythes jouent un rôle dans la compréhension de la justice et quelle organisation il justifie.
Pour Wunenburger, c’est le mythe lui-même qui constitue un « instrument herméneutique », car, « à travers sa reprise distanciée, critique, les Grecs cherchent à penser différents types de rapport à l’histoire, à la nature ou à la justice ». Alors qu’avec Howland, nous avons essentiellement vu le mythe comme un objet à interpréter, non comme un outil. Cependant cette idée n’est pas absente chez Howland, puisqu’il a recours à un récit, pour en interpréter un autre. Bien que Wunenburger mette l’accent sur le mythe comme un outil plus que comme un objet la nécessité de l’interpréter n’est pas absente. S’il peut envisager le mythe comme un instrument herméneutique pour penser la politique athénienne, c’est parce qu’il considère ces mythes grecs et surtout leur interprétation comme « l’auto-compréhension par les Grecs de cette aventure politique [8]», qu’était la réforme des lois d’Athènes par Solon. Ce dernier transforma une société hiérarchisée de type clanique en une cité où les citoyens étaient égaux entre eux. « L’émergence de la polis démocratique trouve ainsi son pendant dans le corpus mythologique autochtone et dominant de l’époque, la Théogonie d’Hésiode[9] ».
Selon Wunenburger, le mythe du partage du sacrifice par Prométhée nous permet de comprendre comment les hommes peuvent avoir une conception de la justice, comme justice distributive, en lien avec le mythe. Nous devons considérer ce mythe à la fois comme un récit symbolique, ce dont les Grecs avaient conscience, et comme le témoignage d’une croyance religieuse, qui ouvre sur le surnaturel et motive une pratique, des rites. Dans le cas du mythe de Prométhée, il s’agit du rite du sacrifice. « Consommer ou ne pas consommer de la viande, la manger crue ou cuite, sont des comportements profondément ancrés dans le mythe et qui comportent des significations profondes quant à l’organisation de la société politique que l’on tient pour bonne [10]». « On peut dès lors penser, à la suite de M. Détienne et J-P. Vernant[11], que le rite du partage (…) devient l’opération symbolique fondatrice à travers laquelle s’institue un nouveau rapport des hommes et des dieux, qui se trouvent ainsi à la fois reliés et séparés [12]».
La distribution des morceaux de viande se fait suivant une répartition « égalitaire », entre les dieux et les hommes, et entre les hommes. « Le repas sacrificiel sert aussi à définir la règle du partage égal. (…) parts égales dans le sens où le partage a lieu davantage entre égaux, entre pairs, qu’entre tous. Autre précision : dans les « banquets à parts égales » l’égalité dénote davantage la répartition que la part distribuée [13]». Dans cette symbolique du partage Prométhéen, les hommes édictent eux-mêmes les règles de la répartition et donc ce qu’ils considèrent comme juste. « À présent, les hommes, libérés de l’arbitraire des dieux, peuvent définir par eux-mêmes les règles du partage juste, inventant par là le droit, qui se substitue à la justice spontanée, sans règles, de l’Age d’Or. Mais cette invention passe précisément par la médiation du paradigme du repas sacrificiel[14]». « La justice humaine, qui prend corps dans le droit politique, né comme sphère autonome, loin donc d’être une justice positive, fondée sur le seul art de conventions, conserve un rapport avec la sacralité des dieux. Car la Cité reçoit toujours encore son image de la justice d’en haut [15]». Ces mythes nous font donc comprendre comment les Grecs ont pu s’affranchir du religieux tout en conservant un rapport à l’imaginaire pour penser la justice. Une recherche philosophique qui s’appuierait sur des mythes ne glisserait donc pas dans l’explication surnaturelle, ceux-ci pouvant symboliser l’avènement d’une rationalité politique par exemple.
En conclusion pour Wunenburger, « il n’y a donc, pour les Anciens, de communauté ordonnée et juste que si les membres qui la composent se rapportent à un au-dehors, à des valeurs supra-humaines, que les mythes projettent dans le temps des origines [16]». On peut en déduire, et cela peut paraître paradoxal, que les mythes, tant celui des races de Platon, que celui de l’âge d’or ou encore celui Prométhée, peuvent servir de justification à un projet politique basé sur un jugement et une décision humaine. Pourquoi ce paradoxe ? Si l’organisation de la cité n’appartient qu’aux hommes, tout comme la responsabilité d’édicter de bonnes lois, rien ne la préserve du risque de l’arbitraire. Quelle justification moins contingente que la simple raison ou volonté humaine peut-on trouver ? Lorsque le monde se « désenchante », toute référence transcendante se perd. Peut-on postuler, comme se le demandait P. Veyne[17], que les Grecs ont eu une croyance limitée dans ces mythes ? La preuve pourrait en être la liberté prise par Platon lorsqu’il censure la mythologie accessible aux citoyens de sa Callipolis. Si tel était le cas, ils avaient conscience du caractère artificiel de ces récits. Ces histoires devant raconter la puissance des dieux étaient rédigées et imaginées par des hommes, ils relevaient donc de leur maîtrise. Dans cette optique, les Grecs, tout en conservant une assise transcendante avec leurs mythes, gardaient malgré tout la maîtrise de leur vivre-ensemble, ce dernier étant tout autant l’œuvre de leur imagination que les mythes.
[1] PLATON, 414e
[2] Ibid. 415b
[3] WUNENBURGER, Une utopie de la raison : essai sur la politique moderne, Editions de la Table Ronde, Paris, 2002, p 45
[4] Ibid. p 46
[5] PLATON, Protagoras, 322
[6] WUNENBURGER, Op. Cit. p 46
[7] WUNENBURGER, Op. Cit p 43
[8]WUNENBURGER, Op. Cit p 44
[9] Idem.
[10] Ibid. p 35
[11]DETIENNE et VERNANT, La cuisine du sacrifice en pays grec, Gallimard, 1979, p 43
[12]WUNENBURGER, Op. Cit. p 47
[13] WUNENBURGER, Op. Cit. p 49
[14] Idem.
[15] Ibid. p 49
[16] Ibid. p 67
[17] Mentionné par GODIN dans, Faut-il réhabiliter l’utopie ?, coll. Lundis Philo, Editions Pleins Feux, p 21