Ordinaire – Habitude et vie politique (2)
Des déchirements de la conscience morale à la disposition-d’esprit éthique
Pour comprendre la place et le rôle que tient l’habitude – dans son rapport à la constitution du sujet éthique et politique et la détermination de l’action droite – au sein de l’esprit objectif et, plus avant, dans l’éthicité[1], rappelons que, dans la doctrine de l’esprit objectif, l’action comme telle trouve d’abord son lieu d’analyse privilégié dans le moment de la moralité, qui est aussi lieu de l’analyse du rapport du sujet aux normes de son agir. Mais si tel est le cas, ce n’est pourtant pas le point de vue moral qui permet de livrer, en dernière instance, les normes véritables de l’action, c’est-à-dire le critère permettant de juger véritablement de la valeur de celles-ci. Les apories auxquelles mène le point de vue de la moralité montrent bien que celui-ci, parce qu’il est moment de la différence et de la finité et est ainsi essentiellement structuré par l’opposition première du sujet et du monde (qui est aussi opposition de la certitude subjective et de la vérité objective), est impropre à dégager des normes qui puissent être véritablement posées comme vraies. La conscience morale ne se suffit pas à elle-même mais suppose, pour s’accomplir et être effective, le plan concret de l’éthicité par lequel seul, elle peut, tout à la fois, recevoir un contenu et le terrain de son effectuation : rendre honneur à l’autonomie de la volonté telle que Kant l’a mise au jour ne peut se faire que par la pensée de l’éthicité où celle-ci peut seulement trouver son plein épanouissement. Ainsi Hegel peut-il écrire que la conscience morale véritable, par distinction de la conscience morale seulement formelle est « disposition-d’esprit à vouloir ce qui est bon en soi et pour soi »[2], grâce à quoi elle a des principes stables[3]. Ce contenu stable la conscience morale doit le tenir des « déterminations et des obligations objectives pour soi »[4].
Or, de la même manière que, au niveau de l’esprit subjectif, par rapport au « malheur de la contradiction non résolue » qu’est la folie, l’habitude est « être-auprès-de-soi-même » recouvré de l’âme, le passage à l’éthicité est ce qui permet de mettre fin à « l’abattement de l’individu pris dans les réflexions morales du devoir et du pouvoir »[5], à cet aspect par lequel, dans la moralité, « l’autodétermination ne peut être pensée que comme pure inquiétude, comme activité qui ne peut parvenir à aucun “ceci est” »[6]. Et c’est bien le terme et le concept d’habitude qui se retrouvent sous la plume de Hegel pour déterminer d’abord le rapport des individus particuliers à l’« élément-éthique » — qui est « système » des déterminations substantielles[7]. En effet, alors que dans la moralité la volonté subjective est seulement en rapport au Bien qui est pour elle un devoir-être, dans l’éthicité, en revanche, loin de n’être pour elle que comme quelque chose qui lui fait face et s’impose à elle, l’élément-éthique se tient avec l’agir des individus dans une « identité simple ». En cela, il est « mode d’action universel » des individus particuliers et se présente comme « coutume-éthique ». Or, pour désigner cette « identité sans rapport », cette “relation” sans distinction des termes du rapport par laquelle l’élément-éthique est intériorisé, “incorporé” à l’agir des individus tout autant que celui-ci le génère, Hegel parle ici de l’élément-éthique comme étant, pour les individus particuliers, « seconde nature qui est posée à la place de la volonté première, simplement naturelle », « habitude »[8].
Cependant, si le concept d’habitude est ici mobilisé plus particulièrement s’agissant de la coutume, il joue, de manière générale, dans l’esprit objectif, un rôle fondamental dans la détermination de la notion de disposition-d’esprit (Gesinnung) dont l’explicitation occupe une grande part de l’introduction de la section « Éthicité » et à partir de laquelle aussi semble d’abord pouvoir être comprise l’expression de « sens pratique » que Hegel emploie dans la remarque du §308 des Principes de la philosophie du droit, en prenant précisément soin de le distinguer de « la pure et simple affaire routinière »[9].
Habitude, culture et « sens pratique »
Que peut désigner, dans le contexte des Principes de la philosophie du droit, cette expression étonnante et remarquable de « sens pratique »[10] ? En rapport avec la notion de disposition-d’esprit, comme chez ce penseur du « sens pratique » qu’est Bourdieu, ce que Hegel désigne ici par cette expression semble en effet d’abord pouvoir être compris en corrélation avec l’idée d’une aptitude subjective acquise et durable, aptitude incorporée à faire ce qu’il faut faire, à réguler convenablement et immédiatement sa conduite sans que l’écart de la réflexion soit à chaque instant requis. Abstraction faite bien entendu des différences entre les deux conceptions puisqu’il n’est pas ici le lieu d’une confrontation entre Hegel et Bourdieu sur ce point, une telle aptitude qui se nomme habitus chez Bourdieu est donc désignée comme disposition-d’esprit par Hegel[11]. Et ici comme là, de même que chez Aristote et Pascal en lesquels on peut voir des prédécesseurs, dans la parenté que la disposition d’esprit entretient aussi chez Hegel avec l’habitude et la coutume-éthique, l’idée de seconde nature s’impose. La disposition-d’esprit en tant que « substantialité subjective »[12], c’est-à-dire, si l’on veut, pôle subjectif de l’éthicité, désigne cette intériorisation, cette incorporation, par le sujet particulier, des normes objectivées dans l’État et les institutions de telle sorte qu’elle apparaît comme « seconde nature » ou encore comme « vouloir devenu habitude » par quoi l’agir et les conduites peuvent être normées. Celle-ci est tout autant produite par les institutions qu’elle est, en retour ce qui anime et vivifie la substance éthique.
Or, si cette intériorisation, à même le sujet particulier, de l’objectivité du monde éthique et des normes qui y sont comme déposées, apparaît comme immédiat et peut bien justifier l’idée d’immédiateté incluse dans l’expression de « sens pratique », elle est pourtant le résultat d’un processus d’acculturation que pointe bien dans le même temps le concept d’habitude qui lui est corrélé. C’est en effet la « valeur infinie de la culture » que, par elle, « la volonté subjective acquiert elle-même au-dedans de soi l’objectivité en laquelle seule elle est pour sa part, digne et capable d’être l’effectivité de l’idée »[13]. Cependant, si la disposition-d’esprit est bien résultat en ce sens qu’elle est acquise et n’est que comme produit d’un processus d’acculturation, son caractère d’immédiat n’en est pas moins fondamental : pour n’être que « seconde », elle doit pourtant bien aussi se faire « nature » selon la détermination d’immédiateté que comprend celle-ci. Cela apparaît encore clairement dans la remarque du §91 de la Leçon de Heidelberg alors que Hegel énonce les deux formes de l’inculture. Celles-ci sont :
- L’inculture pure et simple dont on pourrait dire qu’elle est simplement nature non médiatisée (par la culture) et est alors purement et simplement grossièreté ;
- et « la culture qui prend toujours en compte une foule de raisons, une foule de considérations dans son agir, et se laisse restreindre par tout cela »[14]. A cette deuxième forme d’inculture manque alors le retour à la « simplicité de la nature », à son caractère immédiat. La culture ici n’est pas véritablement incorporée, de telle sorte que cette forme d’inculture donne lieu à une tergiversation (possiblement infinie) de raisons en raisons.
Résultat permettant une régulation immédiate de la conduite et de l’agir du sujet particulier, la disposition-d’esprit se présente alors proprement comme un immédiat médiatisé et cette caractéristique pointe bien la relation essentielle qu’elle entretient avec l’habitude dans sa détermination anthropologique : la disposition-d’esprit apparaît alors comme habitude ayant un contenu universel et qui adjoint la forme de la volonté pleinement libre à la forme “seulement” anthropologique de l’habitude. En effet, si l’habitude, dans sa détermination purement anthropologique, a pu être désignée comme « seconde nature »[15], elle restait encore fortement entachée de naturalité (elle est dans la forme de l’être) et (donc) de contingence (d’où le fait que l’habitude, dans l’esprit subjectif, est en réalité indéterminée quant à son contenu (qui peut aussi bien être universel que purement subjectif) et qu’elle peut donc être “mauvaise”. En ce sens, on peut dire que la disposition-d’esprit est pleinement la forme que prend l’habitude dans la vie éthique, dans le champ de l’esprit libre.
L’ « ordinaire » du patriotisme contre le « génie de la vertu »
Or, par cette intégration de la structure de l’habitude, à même l’éthicité, à travers la notion de disposition-d’esprit pour la détermination de l’agir consistant et de la conduite droite, ce qui est dans le même temps ici rejeté par Hegel est l’idée de la nécessité d’un appel à l’extraordinaire, à l’exception s’agissant de la capacité d’agir droitement et convenablement sous le rapport de l’éthicité. De même, en effet, qu’aucune génialité n’est requise pour se saisir de la vérité mais que celle-ci peut, ainsi que l’affirme la Préface de la Phénoménologie de l’esprit, « être la propriété de toute raison consciente de soi »[16] pour autant qu’elle assume « l’effort, la fatigue du concept »[17], il n’y a pas de génie pour ce qui concerne la volonté, ou encore affirme Hegel, il n’y a pas de « génie de la vertu »[18]. La vertu, au contraire, est « quelque chose d’universel, à exiger de tous les hommes, qui n’a rien d’inné, mais quelque chose qui est à produire par l’individu moyennant l’activité propre de celui-ci »[19]. Plus encore, la vertu au sens strict (qu’il faut ici entendre selon le sens grec d’aretè , comme excellence, et non en un sens exclusivement et strictement moral) n’a pas, pour Hegel, réellement lieu d’être dans une situation éthique où les rapports sont pleinement développés, c’est-à-dire dans le cours ordinaire d’une vie éthique pleinement constituée : dans une communauté éthique en effet, l’individu « n’a rien d’autre à mettre en œuvre que ce qui, pour lui, est tracé, désigné et familier dans les rapports qui sont les siens »[20] et la conformité à ses obligations ainsi déterminées, Hegel la nomme droiture. Ce n’est jamais que dans le cas de circonstances, de conflits extraordinaires[21] ou bien lorsque le monde éthique se trouve encore dans un « état inculte », que tous les rapports ne sont pas pleinement différenciés que la vertu au sens strict peut être requise. Or, de la même manière, la disposition-d’esprit proprement politique qu’est le patriotisme relève bien plus de l’ordinaire, que de la propension aux sacrifices extraordinaires ou de la croyance en ce que l’on peut bien s’imaginer capable de faire dans des situations extraordinaires. Bien plutôt que dans la ponctualité de la grande action héroïque, le patriotisme tient dans la durée et la stabilité d’une « disposition-d’esprit qui, dans la situation et le contexte de vie habituels, est accoutumée à savoir que la communauté est l’assise substantielle et la fin »[22] : le patriotisme en effet doit relever de l’ordinaire de la vie politique, il est aussi ce par quoi il y a vie politique à proprement parler. De la sorte, on voit également que le véritable sens pratique tient bien plus de la régulation stable des conduites permise par l’habitude (bonne), qu’il n’est le fait de la subjectivité enthousiaste[23].
Elodie Djordjevic
[1] Qui est esprit objectif dans sa concrétude, quand « Droit abstrait » et « Moralité » en sont les moments abstraits.
[2] PPD, §137, p. 232/254
[3] A défaut, la conscience morale ne peut, au mieux, que sombrer dans un formalisme vide où son pouvoir d’autodétermination se trouve quelque peu dévalué, ou bien — et tel est le pire, le renversement de la moralité comme tel —, en absolutisant ce moment pourtant abstrait de l’autodétermination subjective au mépris de ce qui est objectivement valable, « prendre pour principe la particularité propre élevée au-dessus de l’universel » (PPD, §139, p. 234/259-260) — là est le point où la moralité se renverse en son contraire et où entrent en scène les figures du « subjectivisme moral ».
[4] PPD, §137, p. 232/254.
[5] PPD, §149, p. 255/297.
[6] RPh, §108, Zusatz, p. 206.
[7] Cf. PPD¸ §145, p. 252/293.
[8] PPD, §151, p. 257/300.
[9] Cf. PPD, R§308, p. 406/476.
[10] Étonnante parce que nous sommes ici, précisément, au niveau de l’esprit objectif où le recours à l’idée de quelque chose comme un sens pratique peut surprendre. Remarquable parce cette expression n’est pas, à notre connaissance, courante sous la plume de Hegel. La Philosophie de l’esprit consacre bien une section au « Sentiment pratique » dans l’exposition de l’esprit subjectif (cf. ESP III, p. 268-271/287-289), mais tous deux diffèrent cependant, ce que les lignes qui suivent doivent permettre de montrer, comme doit par ailleurs être justifié le fait que le « sens pratique » relève bien de l’esprit en tant qu’objectif, en tant qu’il se fait monde.
[11] En dépit de la différence évidente et fondamentale de plans du discours, du sol sur lequel celui-ci s’élabore, en tant qu’ils permettent de sortir de l’alternative subjectivisme / objectivisme, une comparaison entre le concept bourdieusien d’habitus et le concept hégélien de Gesinnung semble jusqu’à un certain point légitime (et féconde). Ainsi, l’habitus bourdieusien, « intériorisation de l’extériorité » et « extériorisation de l’intériorité » ou encore, en termes de structure, « structure structurée » et « structure structurante » (cf. particulièrement Le Sens pratique, éd. de Minuit, 1980, chap. III, à partir de la page 87. Cette dernière désignation de l’habitus se retrouve encore telle quelle dans La Distinction, éd. de Minuit, 1979, p. 191), produit d’une acculturation, d’une incorporation de l’objectivité, peut manifestement être rapprochée de l’idée hégélienne de Gesinnung. Cette proximité est encore tout à fait frappante s’agissant du rapport que, respectivement, ces deux concepts permettent d’établir entre le sujet particulier et l’institution. A cet égard, cf. Le Sens pratique, p. 96. Grossièrement cependant, deux distinctions essentielles peuvent être notées : 1) Le concept d’habitus, si essentiel à la compréhension du « sens pratique », est chez Bourdieu corrélé à celui de classe et, plus avant, à celui de champ sans qu’il y ait, comme c’est le cas chez Hegel, de caractère véritablement architectonique du politique (chez Bourdieu, le politique se présente le plus souvent comme un champ parmi d’autres dans le « champ de force » qu’est l’espace social). 2) Cela est lié, le premier point pouvant apparaitre comme une conséquence du second : habitus et Gesinnung se distinguent fondamentalement et plus profondément par leur rapport à la norme ou, plutôt, par la conception de la norme qui sous-tend leur élaboration. Pour le dire rapidement, l’habitus semble avant tout reposer sur l’idée d’une norme-normalisation, quand la Gesinnung se rapporte à une conception de la norme-normativité (ou normativité, pourrait-on dire, au “sens plein” et dont la philosophie doit pouvoir rendre compte). Ou encore, en termes hégéliens, on pourrait dire du concept d’habitus qu’il procède d’un certain « athéisme du monde éthique ». Ce point doit également permettre de rendre compte du fait que l’idée d’« ajustement » soit si importante dans la détermination de l’habitus quand elle n’est pas si fondamentale à ce qu’est la Gesinnung, et c’est encore ce que, plus profondément, révèle l’« effet d’hystérésis » comme “raté” de l’habitus et qui pointe aussi l’« arbitraire » (l’injuste ?) au fondement du social (sur l’hystérésis, cf., entre autres, Le Sens pratique, p. 104 sq.). Sur un autre plan, c’est ici aussi que Bourdieu, dans sa conception de la « seconde nature », contrairement à Hegel, apparaît bien plus pascalien qu’aristotélicien.
[12] PPD, §267, p. 349/411.
[13] PPD, §187, p. 284/342.
[14]Droit naturel et science de l’État, 1817-1818, trad. Française J.-Ph. Deranty, Vrin, 2002, p. 154 /Rechts Philosophie 1817-1818, Heidelberg, Manuscrit Wannenmann, p. 116.
[15] Cf. ESP III, R§410, p. 215/183 : « L’habitude a été appelée à bon droit une seconde nature, – nature : car elle est un être immédiat de l’âme, seconde nature : car elle est une immédiateté posée par l’âme, une intégration et pénétration formatrice de la corporéité ».
[16] Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, Préface, p. 74/Phänomenologie des Geites, Hegel-W Bd 3, Suhrkamp Verlag, p.64.
[17] Ibid., p. 66/55.
[18] ESP III, Ad. §395, p. 427/71.
[19] Ibid.
[20] PPD, R§150, p. 255/297.
[21] Ici, Hegel prend bien soin de préciser qu’il doit s’agir de « véritables » conflits, « car la réflexion morale peut en tout lieu s’inventer des conflits et se donner la conscience de quelque chose de particulier et de sacrifices faits » (ibid., p. 256/298.
[22] PPD, §268, p. 350/413.
[23] Celle-ci est, dans la Préface des PPD, représentée par Fries qui est alors présenté comme héraut du « principe de la conviction ». Du point de vue éthique, cette « trivialité » consiste la certitude qu’il en a, qui est faite critère de la vérité. Du point de vue éthique, cette « trivialité » consiste à « faire se fondre cet édifice de la culture [qu’est l’État comme « riche segmentation de l’élément-éthique »] dans la bouillie du “cœur, de l’amitié, de l’enthousiasme” » (p. 97/18), du sentiment en général (qui se revendique toujours comme “bon”), de l’immédiateté et de la particularité de la conviction enfin. Chaque sujet particulier se voit reconnu le privilège de pouvoir, selon son intime certitude, subsumer sous la détermination du Bien la plus mauvaise des actions puisque le sujet est considéré comme ayant immédiatement en lui-même, dans « sa propre poitrine et son enthousiasme » (PPD, R§2, p. 111/31), le critère de ce qui doit être jugé juste et vrai.