Penser le sens du « travail » dans les sociétés contemporaines : avec et par-delà Hannah Arendt
Professeur de philosophie, Vincent Mingarelli est diplômé d’un master de théorie politique de l’Institut d’Études Politiques de Paris et d’un master de philosophie de l’Université de Reims. Ses recherches s’inscrivent dans le domaine de la philosophie de la culture et interrogent les processus de subjectivation à l’œuvre dans les sociétés contemporaines.
Résumé
Nous proposons dans cet article une critique de la distinction arendtienne entre le « travail » et l’« œuvre » afin de mesurer les potentialités transformatrices qu’elle fait apparaître, près de soixante-dix ans après la publication de Condition de l’homme moderne. Nous montrerons que l’élaboration philosophique, par Arendt, de cette distinction s’inscrit dans une critique générale de la modernité, où l’œuvre se serait dissoute dans le travail, en pratique comme en théorie. Ce faisant, nous interrogerons le bien-fondé de la critique arendtienne de Marx, accusé d’accomplir la dissolution de l’œuvre dans le travail, et donc de réduire le sujet producteur à l’« animal laborans », uniquement soucieux d’alimenter son processus vital. Cela nous conduira à une évaluation de l’approche théorique d’Arendt dans l’optique d’une traduction pratique et politique de celle-ci. Nous montrerons qu’une telle approche, faisant de la durabilité de l’objet produit le critère de valeur d’une activité de production, nous est plus que jamais précieuse aujourd’hui. Puis, nous mettrons en évidence les insuffisances de cette approche, dans la mesure où elle ignore l’enjeu, que nous estimons déterminant, de la valeur de l’activité de production pour le sujet producteur, que permettent de penser la notion marxienne d’« aliénation » et le concept stieglerien de « travail ».
Mots-clés: œuvre, travail, durabilité, aliénation, Arendt, Marx
Abstract
In this article, we aim to establish a critique of the Arendtian distinction between “work” and “labor” in order to shed a light on its transformative properties, almost seventy years after the publication of The Human Condition. We will show that Arendt’s philosophical formulation of this distinction is rooted in a wider critique of modernity, in which work is dissolved, in theory as well as in practice. By doing so, we will question the legitimacy of Arendt’s critique of Marx, accused of erasing work in favor of labor, hence reducing the productive subject to “animal laborans”, only caring about the vital process. This will lead us to an evaluation of Arendt’s theoretical approach in light of a pragmatical and political framework. We will argue that such an approach, establishing that the durability of the object produced is the criterium for the value of a production activity, is more than ever valuable. Then, we will highlight the limits of this approach, to the extent that it ignores the question — central according to us —, of the value of the production activity in the eyes of the productive subject, which can be thought with the Marxian notion of “alienation” and Stiegler’s concept of “work”.
Keywords: labor, work, durability, alienation, Arendt, Marx
I. Introduction
La récente controverse entre d’une part, Emmanuel Faye, mettant en évidence le caractère foncièrement conservateur (voire, à certains égards, « aristocratique ») de la pensée d’Arendt et, d’autre part, Martine Leibovici, Aurore Mréjen et Carole Widmaier, défendant à l’inverse une lecture d’Arendt tournée vers un horizon d’émancipation progressiste, invite à une relecture critique de son œuvre, dans un souci d’évaluation du potentiel politique que libère une pensée suscitant de vives querelles herméneutiques[1]. Nous focaliserons ici notre attention sur la thématisation arendtienne de l’enjeu du travail — notion dont l’examen traverse de part en part l’œuvre philosophique majeure d’Arendt, Condition de l’homme moderne. Cette attention portée au sens de la redéfinition arendtienne de la notion de travail, aux présupposés qui déterminent cette redéfinition, ainsi qu’à l’horizon politique qu’elle dessine, nous permettra d’éclairer, sans prétendre le résoudre, le conflit herméneutique que la philosophe suscite entre les défenseurs d’une lecture « conservatrice » et ceux d’une lecture « progressiste » de son œuvre. D’une part, parce que c’est, entre autres choses, à partir de cette réflexion sur l’enjeu du travail qu’Arendt engage une critique de la philosophie marxienne, matrice des pensées contemporaines dites « progressistes ». D’autre part, parce que c’est notamment la valorisation arendtienne de l’« œuvre », en tant qu’activité dont les produits se conservent dans le temps (par opposition au « travail », dont les produits n’ont qu’une très brève durée d’existence), qui séduit la pensée conservatrice : les produits de l’« œuvre », tels qu’ils constituent le fondement matériel de toute tradition, devraient être protégés de la disparition qui les menace, dans un monde moderne où, d’après Arendt, toute culture se liquéfie et se coule dans le flux du « processus vital ». Par ailleurs, au-delà de ce souci d’éclaircissement de l’horizon politique arendtien, il nous semble, aujourd’hui, plus que jamais nécessaire de produire une lecture critique des concepts fondamentaux de Condition de l’homme moderne, et en particulier de la distinction entre le « travail » et l’« œuvre ». Parce qu’au-delà des enjeux traditionnels de la rémunération du travail et du temps consacré au travail, la société civile aussi bien que la pensée politique se sont (re)saisies, au cours de ces dernières décennies et plus encore avec la prise de conscience collective de la réalité de l’Anthropocène, de l’enjeu du sens du travail, si bien que nous vivons l’époque de ce qu’il est désormais convenu d’appeler une « crise du sens du travail »[2]. Dans un tel contexte, il nous semble opportun de revenir sur l’une des réflexions les plus originales du vingtième siècle sur l’enjeu du sens du travail, afin d’évaluer sa puissance critique et de mesurer les potentialités transformatrices qu’elle fait apparaître. Aussi, nous proposons ici une lecture critique de la distinction arendtienne entre le « travail » et l’« œuvre », en vue d’une évaluation de l’utilité et des insuffisances pratiques de cette classification. Ainsi, nous mettrons en évidence la fécondité de la distinction entre le « travail » et l’« œuvre », dans un contexte où les tendances socio-historiques ayant rendu nécessaire le « retour » arendtien à cette distinction pré-moderne se sont exacerbées ; puis, nous ferons apparaître ses limites dans la perspective d’une dynamique d’émancipation du monde contemporain du travail. Dans cette optique, nous confronterons notamment cette distinction arendtienne à la pensée marxienne de l’aliénation, puis à la distinction stieglerienne entre le « travail » et l’« emploi ». Il s’agira de s’interroger sur la valeur comparée de ces catégories conceptuelles pour une philosophie de l’activité humaine de production, sans jamais perdre de vue l’enjeu de leur effectivité pratique et politique dans le monde contemporain.
II. En quoi la distinction entre le travail et l’œuvre consiste-t-elle ?
Dans un premier temps, rappelons brièvement en quoi consiste la distinction arendtienne entre le « travail » — activé de production d’animal laborans — et l’« œuvre » — activité de production d’homo faber — que nous nous apprêtons à passer au crible de la critique. Dans Condition de l’homme moderne, Arendt propose de scinder la vita activa (c’est-à-dire la vie de l’homme pratique, engagé dans le monde, telle qu’elle s’oppose traditionnellement à la vita contemplativa de l’homme théorique) en trois domaines distincts : le travail (labor), l’œuvre (work) et l’action (action). Le travail correspond à l’activité de production répondant aux besoins du « processus vital » : l’homme, en tant qu’animal obéissant à des déterminations naturelles, est soumis à la nécessité du labeur par lequel il produit les conditions de son maintien en vie. Exemplairement, la production alimentaire, le soin du corps souffrant ou encore l’ensemble des tâches ménagères d’entretien du foyer constituent des travaux. Les produits du travail ne durent pas, ou peu : ils sont consommés soit dans le processus même de leur production (le soin du corps souffrant, les tâches ménagères), soit peu après avoir été produits (la production alimentaire)[3]. Le travail ne « laisse rien derrière soi »[4] : tout ce que le travail produit disparaît dès qu’il apparaît, ou très peu de temps après être apparu. Des produits du travail, rien ne se conserve. L’œuvre, elle, correspond à l’activité de fabrication des objets voués à être utilisés, et non pas consommés, par les hommes, tels que leur totalité forme un « monde » proprement humain, dont la permanence transcende le caractère processuel de la vie réduite à son existence biologique. « Considérés comme parties du monde, les produits de l’œuvre — et non ceux du travail — garantissent la permanence, la durabilité, sans lesquelles il n’y aurait point de monde possible »[5], précise Arendt. Exemplairement, la production artisanale d’objets d’usage, tels qu’une table ou une armoire. On ne consomme pas une table : on ne la détruit pas comme on détruit un produit alimentaire. On l’utilise, et de ce fait elle dure, se conserve : on peut l’emporter avec soi lorsque l’on change de lieu de vie, et on peut éventuellement la transmettre à la génération qui nous suit. Ainsi, contrairement aux produits du travail, les produits de l’œuvre se maintiennent dans le temps, forment un monde relativement stable, permettant à l’homme de faire l’expérience d’une vie authentiquement humaine, irréductible au simple souci, quotidiennement renouvelé, de la régénération de son corps dans ses fonctions purement biologiques. Précisons que la production artistique est un cas particulier de l’œuvre : l’objet d’art ne se consomme pas (ce qui pourtant ne semble plus du tout évident, à l’heure où l’on lit et entend partout que l’on peut « consommer » du « contenu » artistique, et nous y reviendrons), mais il est aussi écarté des processus d’utilisation, et donc distinct des objets d’usage : il est « [isolé] loin de la sphère des nécessités de la vie humaine »[6]. Ainsi, l’objet d’art non seulement se maintient plus longtemps qu’un produit de consommation (une pomme, disons), mais aussi davantage qu’un objet d’usage (une chaise, par exemple) : « du point de vue de la durée pure, les œuvres d’art sont clairement supérieures à toutes les autres choses ; comme elles durent plus longtemps au monde que n’importe quoi d’autre, elles sont les plus mondaines des choses »[7]. L’objet d’art, précise Arendt, est une production particulière de l’œuvre en ceci qu’il est potentiellement immortel : il a vocation à se maintenir dans le monde par-delà le renouvellement permanent des générations, il témoigne, plus que tout autre type d’objet, de la permanence d’un monde humain. Enfin, outre le « travail » et l’« œuvre », l’homme s’engage dans le monde par l’« action ». L’action, qu’Arendt définit comme « la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière »[8], correspond à l’ensemble des activités conditionnées par la pluralité humaine, où se déterminent les formes de l’interaction sociale : exemplairement, l’activité politique. Dans la présente étude, nous bornerons notre réflexion au champ des activités de production dans lesquelles l’homme est aux prises avec la matière : aussi, nous ne nous intéresserons qu’à la distinction entre le travail et l’œuvre, laissant de côté le domaine particulier de l’action.
Le geste théorique par lequel Arendt distingue le travail de l’œuvre n’est pas neutre. Il engage une classification, pour ne pas dire une hiérarchisation, de ces deux types d’activités de production. Le travail est associé à l’animalité de l’homme, à la servitude et à la nécessité ; par opposition, l’œuvre est associée à l’humanité de l’homme, à la liberté. À cet égard, la désignation de l’homme qui travaille comme « animal laborans » et de l’homme qui œuvre comme « homo faber » est significative[9]. Le travail, au sens d’un labeur dont les productions répondent aux besoins vitaux du corps humain réduit à son existence purement biologique, est commun aux hommes et aux animaux. Ainsi, « l’animal laborans n’est […] qu’une espèce, la plus haute si l’on veut, parmi les espèces animales qui peuplent la terre »[10]. Le travail marque l’appartenance de l’homme à la nature, c’est-à-dire sa soumission aux déterminations du processus vital. L’œuvre, à l’inverse, n’est pas une activité d’« animal » mais d’« homo » : « homo faber », l’homme appliquant son intelligence à la fabrication d’objets. L’œuvre témoigne de l’humanité de l’homme, qui transcende ainsi son appartenance à la nature en produisant un monde artificiel, dont les objets, plutôt que d’être absorbés immédiatement par le processus vital, ont une relative permanence. L’œuvre est donc l’activité par laquelle l’homme laisse une trace humaine durable dans le monde, par laquelle il humanise son milieu. Ainsi, en les distinguant, Arendt classe ces deux types d’activités de production : l’œuvre, en tant qu’activité libre et authentiquement humaine, est valorisée ; le travail, en tant qu’activité servile, animale, déterminée par la nature, est dévalorisée. Attention : il ne s’agit nullement pour Arendt de « mépriser » le travail, comme le faisaient les Anciens, et encore moins de justifier une quelconque forme d’esclavage au motif qu’une catégorie de la société devrait être contrainte de travailler afin qu’une autre catégorie soit libre d’œuvrer. Il s’agit simplement de marquer une distinction nette entre deux classes d’activités de production : d’une part, une activité témoignant de la liberté de l’homme, lui permettant de transcender sa naturalité et de constituer un monde authentiquement humain ; d’autre part, une activité témoignant de son animalité, de sa soumission aux nécessités du processus vital, et dont les produits « retournent » à la nature dès qu’ils apparaissent. Il s’agit donc, pour Arendt, d’identifier le type d’activité qu’une société doit préserver et cultiver pour demeurer authentiquement humaine : le travail est nécessaire et il n’y a pas lieu de mépriser ceux qui s’y adonnent, mais une société dans laquelle l’œuvre aurait disparue et où l’on ne ferait plus que travailler se dépouillerait de ce qui fait l’humanité de l’espèce « homme », de ce qui la distingue radicalement des autres espèces animales.
III. La pensée marxienne réduit-elle l’homme à l’« animal laborans » ?
Or, précisément, si Arendt juge nécessaire de faire réapparaître sur le devant de la scène philosophique moderne l’ancienne classification des activités de production, fondée sur la distinction entre le travail et l’œuvre, c’est parce que sa réflexion est mue par une inquiétude relative à la dissolution complète, dans le monde moderne, de l’œuvre dans le travail — c’est-à-dire, la disparition de la seule activité libre, grâce à laquelle l’homme affirme son humanité[11], au profit d’une domination intégrale de l’activité de production-consommation qui réduit l’homme à son animalité. Cette disparition de la spécificité de l’œuvre se joue d’abord au plan théorique. Arendt, en effet, décrit dans Condition de l’homme moderne un mouvement historique par lequel se forme progressivement dans la philosophie moderne une « glorification théorique » du travail, dont les trois grands jalons sont Locke au XVIIème siècle (le travail comme source du droit de propriété), Smith au XVIIIème siècle (le travail comme source de la richesse des nations) et enfin Marx au XIXème siècle (le travail comme ce qui définit l’essence humaine). D’après Arendt, ce mouvement théorique culminerait, chez Marx, dans une liquidation totale de la singularité d’homo faber, et donc dans une dissolution complète de l’œuvre dans le travail[12]. Paradoxalement, Arendt reproche à Marx ce que Marx reproche, entre autres choses, à l’organisation capitaliste de la production : achevant le mouvement initié par Locke et poursuivi par Smith, Marx aurait réduit la valeur de l’activité humaine de production à sa simple productivité : « dans l’œuvre de Marx, tout travail est “productif”, et il n’y a plus rien de valable dans l’ancienne distinction entre l’exécution de “tâches serviles” qui ne laissent aucune trace et la production d’objets assez durables pour être accumulés »[13]. Le critère marxien de classification des activités de production ne renvoie pas, comme chez Arendt, à la durabilité de l’objet produit : Marx ne distingue pas le travail de l’œuvre, en tant que le premier produit des objets de consommation, qui n’ont aucune permanence, tandis que le second produit des objets qui durent et forment un monde humain. D’après Arendt, le critère marxien ne renverrait qu’au caractère « productif » ou « improductif » de l’activité. Or, en quoi consiste cette « productivité » que Marx aurait, selon Arendt, promue comme critère de classification des activités de production ? Pour Marx, « la productivité du travail se mesure aux choses dont le processus vital a besoin pour se reproduire »[14], précise Arendt. Voici donc découvert le fond de la critique arendtienne de Marx : celui-ci réduirait l’homme à une pure force animale dont l’activité laborieuse ne vise qu’à régénérer ses forces, à entretenir sa vie dans sa dimension purement biologique, sans se soucier de la constitution d’un monde artificiel durable, authentiquement humain, témoignant de sa capacité à transcender ses déterminations naturelles. Arendt avance ainsi que « l’idéal, nullement utopique hélas, qui guide les théories de Marx [consiste en] une humanité […] qui n’aurait d’autre but que d’entretenir le processus vital »[15], puisque la pensée marxienne ne classerait les activités de production qu’en fonction de leur capacité à alimenter ledit processus vital.
Attardons-nous un instant sur cette critique par Arendt de Marx, avant d’entrer dans le vif de notre évaluation comparée des concepts arendtiens (« travail » et « œuvre ») et marxien (« aliénation »). Est-il légitime de prétendre, comme Arendt, que la pensée marxienne aurait réduit tout producteur humain à l’animal laborans, dont l’activité ne signale jamais l’humanité de l’homme, c’est-à-dire sa tendance à transcender son animalité, mais renvoie toujours à sa soumission à des nécessités naturelles ? Est-il juste de réduire la figure marxienne du travailleur humain à un producteur dont le seul et unique souci est produire les conditions matérielles du maintien de sa vie biologique ? Commençons par rappeler que la notion marxienne de « travail » renvoie à une réalité spécifiquement humaine, radicalement distincte de ce que l’on observe dans le règne animal. Dans un texte célèbre du premier livre du Capital, Marx montre que, si le travail humain et l’activité laborieuse des animaux ont en commun de transformer la nature à des fins d’utilité, le premier se distingue de la seconde car l’homme, doué de conscience, forme une représentation de l’objectif qu’il veut atteindre par son travail et subordonne sciemment sa volonté à la réalisation de cet objectif, tandis que l’animal, inconscient, n’est mû que par son instinct. Contrairement à l’animal, l’homme, par le travail, « n’effectue pas simplement un changement de forme du donné naturel ; il y réalise en même temps son but de lui connu, lequel va déterminer comme une loi les modalités de son faire et auquel doit se subordonner sa volonté »[16]. Ainsi, Marx élabore des critères d’une activité de production qui correspondrait à sa définition d’un travail spécifiquement humain, au premier rang desquels la qualité des efforts cognitifs qui s’y déploient : « Outre l’effort des organes au travail, il y faut la volonté conforme au but s’exprimant dans une attention soutenue tout au long de la durée du travail »[17] — Marx, en plaçant le problème de la qualité de l’activité attentionnelle du travailleur au cœur de sa pensée, découvre un terrain de réflexion qu’exploitera largement Simone Weil. Ainsi, Marx fonde sa réflexion sur une distinction nette entre les « travaux » humain et animal, distinction qu’il retiendra évidemment lorsqu’il formulera sa critique du travail aliéné dans le contexte du capitalisme industriel, où le prolétaire est réduit à une pure force de travail animale. L’aliénation du travailleur est précisément décrite par Marx dans les termes d’une animalisation : « On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales […] et que, dans ses fonctions humaines, il ne se sent plus qu’animal. Ce qui est animal devient humain, et ce qui est humain devient animal »[18]. Ces lignes montrent que l’animalisation du producteur est précisément ce qui constitue le fondement de la critique marxienne de l’organisation capitaliste de la production.
Par ailleurs, on pourrait, pour réfuter la thèse d’Arendt d’après laquelle la conception marxienne du travail supposerait une réduction de la finalité des activités de production au simple entretien du processus vital, mobiliser des textes où Marx soutient que le développement humain devrait constituer la finalité de la production — et non, comme le lui reproche Arendt, la « productivité », c’est-à-dire la capacité de la production à alimenter le processus vital. On pense notamment à un texte des Grundrisse où Marx développe une évaluation comparative des conceptions antique et moderne de la finalité des activités de production. « Chez les Anciens, nous ne trouvons jamais la moindre recherche pour savoir quelle forme de propriété foncière, etc., est la plus productive, crée la plus grande richesse. La richesse n’apparaît pas comme le but de la production […]. Ce qu’on recherche toujours, c’est le mode de propriété qui engendre les meilleurs citoyens »[19]. On pourrait discuter cette thèse, mais admettons ce que dit Marx, puisque ce qui nous intéresse ici est moins la véracité de cette thèse sur la finalité de la production pour les Anciens que le jugement de Marx sur cette finalité. Une fois établi que, pour les Anciens, l’amélioration du citoyen (« l’élaboration absolue de ses dispositions créatrices »[20], précise-t-il quelques lignes plus loin) constitue la finalité de la production, Marx compare cette finalité avec celle que se donnent les Modernes, lorsqu’ils se représentent leur activité de production : « la vue ancienne où l’être humain […] apparaît toujours comme le but de la production, cette vue semble d’une grande élévation en regard du monde moderne, où c’est la production qui apparaît comme la finalité de l’être humain et la richesse comme la finalité de la production »[21]. Tandis que les Anciens concevaient le développement humain comme la fin de la production, l’économie bourgeoise des modernes opère un « renversement de toutes les fins »[22], en faisant de la production la fin de la vie humaine, et de la richesse la fin de la production. Or, Marx affirme que le « monde antique apparaît comme le plus élevé des deux »[23], en ceci qu’il ne réduit pas la finalité de la production à la richesse. Ces éléments nous conduisent à nuancer la critique arendtienne d’une réduction, par la pensée marxienne, du producteur humain à l’animal laborans, à « une espèce, la plus haute si l’on veut, parmi les espèces animales qui peuplent la terre »[24], ne se souciant que de la régénération de ses conditions biologiques d’existence. Mais cela suffit-il pour autant à invalider cette critique arendtienne ? Nous venons de montrer que Marx défend une conception de la production se donnant comme finalité, notamment, « l’amélioration du citoyen ». Pourtant, ces éléments ne fragilisent qu’à peine la critique que lui adresse Arendt. Comment comprendre ce paradoxe apparent ? Parce que Marx situe le critère de valeur d’une activité de production du côté du sujet producteur, tandis qu’Arendt le situe principalement du côté de l’objet produit. Nous verrons que c’est là la principale limite de la distinction arendtienne entre le travail et l’œuvre, lorsque l’on envisage son effectivité pratique et politique.
IV. Pourquoi la classification arendtienne nous est-elle précieuse aujourd’hui ?
La démarche arendtienne de classification des activités de production, discriminant les activités qui témoignent de la liberté et de l’humanité de l’homme (l’œuvre) de celles qui témoignent de sa soumission aux déterminations de la nature (le travail), est intimement liée à enjeu pratique et politique : elle signale la nécessité de protéger et de cultiver l’œuvre, menacée de disparition dans le monde moderne, selon Arendt. Notre problème est le suivant : est-ce de cette distinction théorique dont nous avons besoin, aujourd’hui, pour penser ce qui doit, en pratique, être protégé et cultivé dans le monde de la production ? Qu’est-ce qui, dans cette distinction entre l’œuvre et le travail, est indispensable à une critique de l’actualité du monde de la production, bientôt soixante-dix ans après la publication de Condition de l’homme moderne ? Quelles en sont, à l’inverse, les limites ? Ne doit-on pas plutôt faire droit à d’autres catégories conceptuelles, pour signaler ce qui doit, en pratique, être transformé ? Voyons dans un premier temps pourquoi il nous semble justifié de privilégier la distinction arendtienne entre le travail et l’œuvre, au détriment d’autres approches théoriques.
Dans le chapitre « Le Travail » de Condition de l’homme moderne, Arendt évoque quatre distinctions conceptuelles : travail productif et travail improductif (1) ; travail qualifié et travail non-qualifié (2) ; travail intellectuel et travail manuel (3) ; travail et œuvre (4). Nous nous proposons ici d’en faire une évaluation comparative à l’aune de leur effectivité pratique et politique. Le premier de ces couples conceptuels ne valorise que les activités de production qui alimentent le plus abondamment le processus vital : le critère de cette distinction est purement quantitatif. C’est, nous l’avons vu, le critère que, selon Arendt, Marx aurait élevé au rang de critère de valeur de la production. Nul besoin de nous étendre sur la disqualification de ce critère, à laquelle Arendt consacre de nombreuses pages de Condition de l’homme moderne. À l’heure où l’abondance inouïe de la production industrielle globale, sans cesse croissante, dévaste la diversité du vivant, détruit les conditions d’habitabilité de la planète par l’homme, et ravage nos facultés cognitives et sensibles (puisque l’industrie doit orienter notre énergie libidinale vers les objets de la consommation afin que s’écoulent les marchandises issues de cette production surabondante), il nous semble évident de disqualifier la distinction entre le travail productif et le travail improductif, et de lui préférer — comme Arendt — celle entre le travail et l’œuvre.
Attardons-nous ensuite sur la distinction entre le travail intellectuel et le travail manuel, telle qu’elle implique une valorisation du travail intellectuel et une dévalorisation corrélative du travail manuel. Pour Arendt, cette classification des activités de production, dont elle disqualifie le critère, relève essentiellement d’un préjugé moderne. Il s’agit là d’un préjugé déterminant dans l’organisation moderne du monde de la production et, par conséquent, des systèmes éducatifs : en France, par exemple, la voie professionnelle de l’enseignement secondaire fait généralement l’objet de préjugés dévalorisants. Pourtant, la mobilisation de facultés intellectuelles dans une activité donnée ne détermine pas nécessairement une production qui « augmente le monde », une production dont les objets durent et composent le monde de l’artifice humain, pour reprendre le langage d’Arendt. Celle-ci se réfère à l’Antiquité pour disqualifier ce type de classification des activités de production : l’activité « intellectuelle » du scribe, par exemple, était dévolue à des esclaves, c’est-à-dire perçue comme une tâche servile que l’on pouvait réserver à des hommes non-libres. Inversement, Arendt met en évidence la valeur des certaines activités manuelles, de travaux « ouvriers » (au sens où il relèvent de la catégorie arendtienne d’« œuvre »), « du plus humble artisan au plus grand artiste[25] », dans la mesure ou ceux-ci contribuent à l’élaboration d’un monde proprement humain, constitué d’objets durables. Toute une littérature contemporaine pourrait enrichir cette critique arendtienne de la classification entre le travail intellectuel, valorisé, et le travail manuel, dévalorisé. Pensons aux réflexions sur l’inanité d’une part croissante de travaux « intellectuels » du monde actuel, cristallisées notamment autour de la formule de l’anthropologue David Graeber, désormais célèbre, de « bullshit jobs ». Inversement, on observe, en particulier depuis la tertiarisation puis la numérisation massive de nos économies, un renouveau du regard porté par les sciences humaines sur les travaux « manuels »[26], ainsi qu’un regain d’intérêt pour certaines de ces activités se traduisant parfois même pas des reconversions professionnelles de cadres désabusés en « quête de sens ». Ainsi, au-delà du souci arendtien de valoriser les activités dont les produits sont durables, qui la conduit à dévaloriser certaines activités intellectuelles (relevant selon elle de la catégorie de « travail ») et à valoriser certaines activités manuelles (relevant selon elle de la catégorie d’« œuvre »), des auteurs comme Sennett et Crawford mettent en évidence l’enrichissement existentiel du sujet producteur au travers de certaines activités manuelles ; tandis que la critique des « bullshit jobs » repose notamment sur la mise en évidence de l’absence de sens de certaines activités « intellectuelles », non seulement pour le monde social, mais pour le travailleur lui-même. Ainsi, la distinction entre travail intellectuel et travail manuel se révèle inopérante, aussi bien pour évaluer la qualité de l’objet produit par l’activité (Arendt) que la qualité des effets de l’activité sur le sujet producteur (Graeber, Sennett, Crawford). L’ensemble de ces éléments justifient de disqualifier cette classification : elle ne nous permet pas, en elle-même, de discriminer ce qui, dans le monde actuel de la production, est à valoriser et à cultiver.
Ainsi, nous avons vu ce qui justifie de préférer la distinction arendtienne entre travail et œuvre à celles entre travail productif et improductif ainsi qu’entre travail intellectuel et manuel. Il nous reste à comparer la classification arendtienne avec la distinction entre le travail qualifié et le travail non-qualifié. Mais nous repoussons cette analyse au moment où mettrons en évidence les limites de la distinction entre le travail et l’œuvre, puisqu’il nous reste à montrer ce qui, dans cette distinction, nous la rend si précieuse aujourd’hui. L’époque d’Arendt est encore la nôtre, et les raisons pour lesquelles elle affirme en 1958 la nécessité d’une réappropriation de la distinction entre le travail et l’œuvre, au détriment des autres types de classification, se sont non seulement maintenues mais intensifiées au cours de la soixantaine d’années qui nous sépare de la publication de Condition de l’homme moderne. On ne saurait comprendre la réhabilitation arendtienne d’un mode de classification des activités de production fondé sur le critère de la durabilité de l’objet produit sans situer cet effort théorique dans le contexte d’une dégradation du « monde humain », constitué d’objets relativement stables et durables, en une réalité toujours plus fluente, celle du « furieux dynamisme d’un processus vital totalement motorisé »[27], c’est-à-dire d’un monde que l’on a aujourd’hui coutume de dire, selon la formule de Zygmunt Bauman, « liquide ». Pour comprendre la fécondité critique, aujourd’hui, de la distinction entre le travail et l’œuvre, précisons ce qui se joue, relativement au temps, dans l’opposition arendtienne entre le « processus vital » (qu’alimente le travail) et le « monde humain » (à la formation duquel contribue l’œuvre). Le processus vital, qui constitue l’homme au même titre que tout autre animal (bien que la vie humaine ne se réduit pas à un processus vital, d’où l’inquiétude d’Arendt face à un monde moderne qui tend à réduire l’homme à cette dimension biologique), est une réalité absolument fluente : celle du « perpétuel mouvement cyclique de la nature »[28], c’est-à-dire de la transformation permanente de la matière organique au fil du temps. La vie organique, dont la vie humaine est un cas particulier, est un perpetuum mobile ignorant toute forme de stabilité. Or, les produits du travail se coulent dans ce flux du processus vital : ils sont, nous l’avons vu, consommés et digérés par le processus vital dès qu’ils sont produits, voire dans le processus même de leur production. Ainsi, le travail est déterminé par la temporalité fluente du processus vital. Par opposition, les produits de l’œuvre possèdent une relative permanence. Un produit de l’œuvre ne se consomme pas dès l’instant où il est produit : il dure. Et c’est là, précisément, le sens de l’œuvre. Tandis que « la vie est un processus qui partout épuise la durabilité[29] », les produits de l’œuvre remplissent cette fonction essentielle : « la productivité spécifique de l’œuvre réside moins dans son utilité que dans sa capacité de produire de la durabilité »[30]. La durabilité du monde est essentielle pour plusieurs raisons. D’abord, la durabilité des produits de l’œuvre est ce qui rend possible la transmission de la mémoire collective d’une société à travers les générations. Les produits de l’œuvre, de l’objet d’usage le plus banal à l’objet d’art le plus raffiné, retiennent le passé et rendent possible sa réappropriation par les générations à venir. L’œuvre est donc la condition de possibilité de toute culture. Si l’homme est un être distinct des autres animaux, en tant qu’il est un être de culture, il ne l’est que dans la mesure où il est capable d’œuvrer, et non seulement de travailler. On peut aussi mesurer l’enjeu de la durabilité des produits de l’œuvre à une échelle plus réduite que celle de la société : l’échelle de la famille, par exemple. Ainsi, la pratique, dans certaines familles, consistant à transmettre des alliances ou d’autres objets à travers les générations constitue un moyen de produire de la durabilité, de lier le passé à l’avenir par le fil de la tradition, par-delà le flux de la succession des petits cycles vitaux individuels (pensons à la montre du boxeur Butch dans Pulp Fiction). Enfin, l’enjeu de la durabilité des produits de l’œuvre apparaît aussi à l’échelle encore plus microscopique d’une vie individuelle. Au cours de ma vie, mon corps, compris ici comme manifestation particulière du processus vital, se transforme sans cesse, n’est jamais identique à lui-même : il est un flux continu, il est ce fleuve héraclitéen dans lequel on ne se baigne jamais deux fois. Cependant, les objets durables — produits de l’œuvre — auxquels je me rapporte régulièrement pendant un certain temps (le manteau que je porte tous les hivers, l’appartement dans lequel je loge au quotidien, la table familiale que j’ai héritée de mes ascendants, etc.) me permettent de me représenter comme étant davantage qu’un simple processus vital : comme un être humain, possédant une identité, susceptible de reconnaître cette identité qui est la mienne dans les objets du monde, permanents et durables, qui m’environnent quotidiennement. Ainsi, Arendt affirme la nécessité d’une différence entre les produits du travail, qui apparaissent et disparaissent en flux continu, et les produits de l’œuvre, durables, qui échappent à la logique fluente du processus vital[31]. Une vie d’homme est proprement humaine dans la mesure où elle se déroule au sein d’un « monde », c’est-à-dire d’un environnement constitué d’objets fabriqués, relativement stables : « si nous n’étions installés au milieu d’objets qui par leur durée peuvent servir et permettre d’édifier un monde dont la permanence s’oppose à la vie, cette vie ne serait pas humaine »[32].
Or, la dynamique du monde moderne est régie par une logique de fluidification complète de toute forme stable, par un mouvement de destruction de toute permanence, au profit d’une logique à laquelle Paul Virilio a donné un nom ironiquement emprunté au vocabulaire du management : « flux tendus, stock zéro »[33]. Arendt parle d’une « société de consommateurs » pour qualifier ce monde où plus aucun objet ne dure, ne se conserve, ne se transmet, mais où tout objet produit est immédiatement détruit, absorbé par la vie, écoulé dans le flux du processus vital, pour « faire de la place » à de nouveaux objets produits et immédiatement détruits à leur tour, et ainsi de suite. Ainsi, en 1958, Arendt nous juge proches d’une société qui « serait libre de consommer le monde entier et de reproduire chaque jour tout ce qu’elle voudrait consommer[34] », selon une logique « flux tendus, stock zéro », puisque les objets, produits et détruits en un laps de temps très court, circulent en flux continu. Dans une telle société, dont « toute la productivité [est] aspirée par un processus vital énormément intensifié »[35], ce qui rend authentiquement humaine une vie d’homme — un monde d’objets durables — aurait disparu. Ici se révèle la fécondité critique, aujourd’hui, de la distinction entre le travail et l’œuvre : la fluidification du monde matériel, telle qu’elle rendit nécessaire, pour Arendt, en 1958, une réappropriation de cette distinction entre le travail et l’œuvre, s’est intensifiée, au cours des six décennies suivantes, dans des proportions telles qu’elles dépassent sans doute ce qu’Arendt aurait pu imaginer en son temps. Les travaux de Paul Virilio, que nous citions à l’instant, de Peter Sloterdijk, selon qui « la cinétique est l’éthique de la modernité »[36], ou, plus récemment, de Hartmut Rosa, ont mis en évidence l’intensification récente de cette dynamique de dilution de toute la production matérielle dans le flux continu du processus vital. Or, c’est précisément l’intensification de cette dynamique de consommation immédiate de toute production qui nous rend si précieuse, aujourd’hui, la distinction théorique entre le travail et l’œuvre : il est nécessaire de protéger et de cultiver les activités relevant de l’œuvre, c’est-à-dire de valoriser des activités dont les objets produisent de la durabilité, échappent à une destruction immédiate, à un écoulement sans délai dans le « processus vital totalement motorisé » d’une société consumériste.
Un sous-domaine de l’œuvre est particulièrement concerné par notre réflexion : celui de la création artistique qui, nous l’avons vu, constitue pour Arendt le type d’activité de production dont les objets sont les plus durables, auxquels elle assigne, plus qu’à tout autre type d’objet, la fonction de produire de la permanence, et donc un monde proprement humain. L’objet d’art — objet dont l’existence témoigne pour cela de la haute dignité de l’homme — est, par excellence, l’objet qui dure : il ne se consomme ni ne s’use. Une production artistique dont la vocation ne serait pas de créer un objet durable, potentiellement immortel, est impensable pour Arendt. Or, une part considérable de l’abondante production « artistique » contemporaine n’a plus pour vocation de durer, mais d’être consommée, d’être immédiatement absorbée et de disparaître sans délai. Cette inflexion de la signification de la production « artistique » est identifiée dès Condition de l’homme moderne (on sait que ces analyses seront approfondies trois ans plus tard dans La Crise de la culture), mais dans des proportions bien inférieures à ce que nous observons aujourd’hui, à l’heure où le sujet ne se trouve plus que très rarement face à des œuvres possédant une certaine permanence et produisant de la durabilité, mais se trouve en revanche continûment exposé à un flux de « contenus », disparaissant presque aussitôt qu’ils apparaissent. Le monstrueux paradoxe qu’identifiait Arendt en 1958 relève aujourd’hui de l’évidence : une part considérable des « artistes » (mais, si l’on suit la logique d’Arendt, peut-on encore les appeler ainsi ?) sont désormais des travailleurs (des producteurs dont l’activité relève de la catégorie arendtienne de « travail »), et non plus des ouvriers (des producteurs dont l’activité relève de la catégorie arendtienne d’« œuvre »). Une réflexion fondée sur la distinction entre le travail et l’œuvre doit nous inciter, contre la logique consumériste dominante, à repenser nos productions artistiques à l’aune du critère arendtien de la durabilité de l’objet produit.
Attardons-nous enfin sur un autre argument en faveur de la préservation des activités de production dont les objets durent, échappent à la logique « flux tendus, stock zéro », et forment ainsi un monde humain. C’est un argument dont la pertinence est aujourd’hui plus évidente encore qu’elle ne l’était au moment de la publication de Condition de l’homme moderne. Pour Arendt, c’est dans et par son rapport régulier aux objets permanents de son environnement que l’homme s’éprouve comme un sujet doté d’une identité personnelle : « Les objets [produits par l’œuvre] ont pour fonction de stabiliser la vie humaine, et — contre Héraclite affirmant que l’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve — leur objectivité tient au fait que les hommes, en dépit de leur nature changeante, peuvent recouvrer leur identité dans leurs rapports avec la même chaise, la même table »[37]. Ainsi, la défense théorique d’une primauté de la distinction entre le travail et l’œuvre, telle qu’elle détermine en pratique un souci de préservation des activités relevant du domaine de l’œuvre, se trouve liée à l’enjeu subjectif de l’identité personnelle de l’homme. Arendt soulève ici un problème fondamental de la philosophie moderne, que l’on peut résumer en une question : « qu’est-ce qui fait de l’homme un soi, c’est-à-dire un être possédant une identité personnelle ? ». La pensée moderne y répond traditionnellement en mettant en évidence un critère de l’identité personnelle situé « à l’intérieur » du sujet : exemplairement, chez Locke, l’identité de la personne à travers le temps repose dans la conscience réflexive du sujet[38]. Dans la citation ci-dessus, Arendt met en évidence un critère de l’identité personnelle « extérieur » au sujet : les objets auxquels il se rapporte régulièrement (« la même chaise, la même table ») et dont l’identité à travers le temps permet au sujet qui s’y rapporte de recouvrer sa propre identité personnelle. Si l’on retient ce critère arendtien de l’identité personnelle, on comprend pourquoi il est nécessaire de préserver et de cultiver l’œuvre, en tant qu’activité produisant des objets durables, et de ne pas la laisser se dissoudre complètement dans le travail. Cette dissolution, accomplissant la logique « flux tendus, stock zéro » dans notre rapport aux choses matérielles, aurait pour conséquence le délitement des conditions « objectives » d’une conscience de l’homme comme un soi, comme un être possédant une identité personnelle. Si, dans le monde moderne, « les idéaux de l’homo faber, fabricateur du monde : la permanence, la stabilité, la durée, ont été sacrifiés »[39] sur l’autel d’une production surabondante dont les objets sont immédiatement consommés, et si, par conséquent, notre environnement n’est plus constitué que d’objets éphémères, sans cesse changeants, circulant en flux continu, comment le sujet peut-il se reconnaître comme un soi ?
Ce problème nous apparaît, plus de soixante ans après la publication de Condition de l’homme moderne, plus actuel que jamais. Les travaux de la sociologue Claudine Haroche, notamment, ont mis en évidence le phénomène de « fragmentation du moi »[40] à l’œuvre dans la société contemporaine, caractérisée par un « état de fluidité » — état de fluidité que l’on peut concevoir comme la forme radicalisée du « furieux dynamisme d’un processus vital totalement motorisé » dont parlait Arendt — au point que, selon Haroche, « le moi, l’idée même de moi, sont à présent mis en cause »[41]. Les réflexions de Bernard Stiegler relatives au processus de « désindividuation »[42] à l’œuvre chez le sujet de la société « hypermoderne » permettent aussi de penser, avec davantage de profondeur philosophique, ce phénomène contemporain de fragmentation du moi, de fragilisation de l’unité du sujet (unité qui n’est jamais qu’une fiction, mais une fiction nécessaire). En somme, les processus par lesquels les hommes peuvent, selon les mots d’Arendt, « recouvrer leur identité », une identité stable dans le temps, en dépit de leur « nature changeante », c’est-à-dire en dépit de la nécessaire inscription de leur vie biologique dans le flux du processus vital, sont aujourd’hui altérés, sans doute plus encore qu’en 1958, au moment où Arendt publiait Condition de l’homme moderne. Cela nous rend singulièrement précieux le mode de classification arendtien des activités de production, fondé sur le critère de la durabilité de l’objet produit, puisque c’est précisément cette absence de durabilité des objets de notre environnement qui fragilise aujourd’hui le processus de formation d’un sujet s’éprouvant comme un soi.
Enfin, et nous clôturerons ici notre défense de la classification arendtienne des activités de production, la dégradation d’un monde humain constitué d’objets permanents en un « processus vital totalement motorisé » n’affecte pas seulement la « soutenabilité » du sujet individuel, mais aussi et peut-être surtout celle de son écosystème. La dissolution de l’œuvre dans le travail, c’est-à-dire dans une activité dont les produits s’écoulent en flux continu (puisque leur obsolescence est souvent programmée), suppose de « traiter tous les objets d’usage comme des biens de consommation, de sorte que l’on consomme une chaise ou une table aussi vite qu’une robe, et une robe presque aussi vite que de la nourriture »[43], si bien que « les objets du monde moderne sont devenus des produits du travail dont le sort naturel est d’être consommés, au lieu d’être des produits de l’œuvre, destinés à servir »[44], et donc à durer. Cette accélération de la cadence d’usure des objets, telle qu’elle implique in fine un effacement de la distinction entre l’usage (ce dont on fait usage dure) et la consommation (ce que l’on consomme est immédiatement détruit), détermine un rythme d’extraction des ressources naturelles et de production industrielle écologiquement insoutenable. À cet égard, la fécondité critique et politique, aujourd’hui, dans le contexte de l’Anthropocène, de la classification arendtienne des activités de production apparaît nettement.
V. L’impératif de penser la dimension subjective de la production
Cependant, peut-on se satisfaire d’une classification des activités de production qui placerait son critère de distinction principalement dans l’objet produit, et non dans le sujet produisant cet objet, c’est-à-dire le producteur ? Certes, le critère arendtien de la durabilité de l’objet produit n’ignore pas complètement ce qui se joue du côté du sujet producteur : Arendt met en évidence la satisfaction qu’éprouve l’homo faber se sentant « seigneur et maître de la terre »[45] car détruisant la nature pour produire son ouvrage, se saisissant souverainement de parcelles de nature pour leur imposer une forme déterminée. Cette expérience de la force humaine face à la nature « peut donner assurance et satisfaction, elle peut même devenir une source de confiance en soi pendant toute une vie »[46], précise Arendt. Par ailleurs, nous l’avons vu, l’activité créatrice de l’homo faber rend possible l’existence d’un monde constitué d’objets relativement durables, qui remplit une fonction existentielle, dans la mesure où elle permet à l’homme, pris dans le flux du processus vital, de se rapporter à des choses stables, et de recouvrer son identité dans et par ce rapport aux objets durables du monde. En dépit de cela, la classification arendtienne des activités de production de l’homme demeure essentiellement fondée sur le critère suivant : la durabilité des objets produits, c’est-à-dire leur degré d’appartenance au « monde » humain, dont la permanence s’oppose à la processualité de la vie. Ainsi, le critère arendtien de classification des activités de production se rapporte exclusivement à l’objet produit. Arendt semble reléguer au second plan l’enjeu des effets, bénéfiques ou nuisibles, de l’activé de production sur le sujet producteur. Prenons un exemple particulier, dans Condition de l’homme moderne. La relégation au second plan de l’enjeu des effets de la production sur le sujet producteur est notamment manifeste dans un passage consacré aux transformations des activités de production dans le contexte du machinisme : « il ne s’agit […] pas tellement de savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si les machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n’ont pas commencé à dominer, voire à détruire le monde et les objets »[47]. Comme on voit, le critère d’évaluation des effets du machinisme sur l’activité de production ne se rapporte nullement au sujet producteur (les machines émancipent-elles ou asservissent-elles le travailleur dans son activité de production ?). Le critère se rapporte exclusivement à l’objet produit (à l’aide des machines, le travailleur continue-t-il à produire des objets durables qui donnent sa consistance au monde humain, ou ne produit-il désormais que des objets de consommation qui sont détruits peu après avoir été produits ?). D’après Arendt, la position théorique qui consisterait à se soucier prioritairement des effets du machinisme sur le sujet producteur participerait du mouvement de liquidation d’homo faber, c’est-à-dire de dissolution de l’œuvre dans le travail. Elle renvoie cette position théorique à une forme d’anthropocentrisme qu’elle nous invite à dépasser en réaffirmant, par un retour à l’ancienne distinction entre travail et œuvre, la priorité de l’enjeu de la durabilité des objets produits, tels qu’ils sont alors susceptibles de former un monde authentiquement humain.
On peut toutefois opposer à Arendt que l’enjeu des effets, bénéfiques ou nuisibles, de l’activité de production sur le sujet producteur doit non seulement nous intéresser, mais doit constituer le fondement de toute réflexion politique sur le monde de la production. Ici, la pensée marxienne de l’aliénation constitue notre principale ressource critique. L’enjeu d’Arendt est celui de la valeur des « choses » produites : produisent elles-ou non de la durabilité, contribuent-elles ou non à l’élaboration du monde de l’artifice humain ? Chez Marx, le problème est différent : qu’est-ce qui se joue, du côté du sujet producteur, lorsqu’il produit ? Par son activité, le sujet producteur met-il en œuvre librement ses facultés intellectuelles et physiques[48] en vue de produire un objet dont il possède le concept dans son imagination, ou n’est-il réduit qu’à une pure force animale, inconsciente et instinctive, se trouvant dépouillé de tout ce qui fait son humanité ? Aussi, la critique marxienne du travail dans le monde moderne constitue-t-elle essentiellement une réflexion sur ce que « perd » le travailleur, sur ce dont il est dépouillé, lorsqu’il produit. Cela apparaît dès les Manuscrits de 1844, où Marx élabore son concept de « travail aliéné » : « Le travailleur [Arbeiter] devient d’autant plus pauvre qu’il produit de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. Le travailleur devient une marchandise d’autant plus vile qu’il crée davantage de marchandises. La dévalorisation du monde des hommes augmente en raison directe de la valorisation du monde des choses »[49]. Ici, Marx met en évidence un rapport inversement proportionnel, en régime capitaliste, entre la valeur qualitative de l’activité de production pour le sujet producteur et la valeur quantitative des produits de son travail. En régime capitaliste, les modalités de l’activité de production sont déterminées par le second terme de ce rapport, au détriment du premier. Or, le souci théorique de Marx se fixe, contrairement à Arendt, sur le premier terme de ce rapport : la valeur qualitative de l’activité de production pour le sujet producteur. Et la traduction politique de la réflexion marxienne sur le travail aliéné implique un renversement de priorité entre ces deux termes : « Dans la société bourgeoise, le travail vivant n’est qu’un moyen d’accroître le travail accumulé. Dans la société communiste, le travail n’est qu’un moyen pour élargir, enrichir, faire progresser la vie des ouvriers »[50]. Ce qui déterminera les modalités de l’activité de production dans la société dite « communiste », ce sera la valeur qualitative de l’activité de production pour le sujet producteur (« l’élargissement, l’enrichissement et le progrès de la vie » des sujets producteurs), et non plus la valeur quantitative des produits du travail (« l’accroissement du travail accumulé »). Ainsi, l’inversion de priorité opérée par la pensée marxienne de l’aliénation, par rapport à la distinction arendtienne entre le travail et l’œuvre, détermine en pratique un tout autre horizon de transformation des activités humaines de production.
Pour préciser notre pensée, attardons-nous sur un aspect particulier du potentiel « élargissement, enrichissement et progrès de la vie » du sujet producteur, qu’il nous semble justifié de mettre au premier plan de notre réflexion : l’enjeu de la mise en œuvre de savoirspar le sujet producteur dans son activité de production. Ainsi, nous revenons au quatrième couple conceptuel qu’évoque Arendt dans son chapitre « Le Travail », et dont nous avions laissé l’examen en suspens : travail « qualifié » et travail « non-qualifié ». Nous avons dit pourquoi nous la préférence arendtienne pour la distinction théorique travail/œuvre sur les distinctions travail productif/travail improductif et travail intellectuel/travail manuel nous semble justifiée. Il reste maintenant à évaluer la distinction entre travail qualifié et travail non-qualifié, à laquelle Arendt préfère, toujours, celle entre le travail et l’œuvre. Pour ce faire, nous proposons de mobiliser les ressources conceptuelles de la pensée de Bernard Stiegler. Apparu sur la scène philosophique dans les années 1990 avec une méditation sur la constitution technicienne de l’homme, Stiegler a progressivement orienté ses efforts théoriques vers la formulation d’une « nouvelle critique de l’économie politique », au cœur de laquelle se situe l’enjeu du travail. Celui-ci montre, en prolongeant le geste marxien, que l’enjeu de la mise en œuvre de savoirs dans l’activité de production constitue une détermination essentielle de la valeur de cette activité pour le sujet producteur, dont nous avons vu avec Marx — contre Arendt — que c’est là le problème fondamental de toute réflexion théorique sur la production, et de toute ambition politique d’en transformer les conditions pratiques. Ainsi, nous substituons à la notion de « qualification » (que mobilise Arendt en évoquant dans Condition de l’homme moderne la distinction entre travail « qualifié » et travail « non-qualifié »[51]), celle de « savoir », dont nous verrons quelles sous-catégories elle renferme et comment Stiegler la lie à la notion de « travail ». Entrons dans cette réflexion en observant le paradoxe suivant : le même processus de dégradation sociale et civilisationnelle — l’apparition d’une société dite « de consommation », où le niveau d’abondance de notre production d’objets exige de nous que nous les consommions immédiatement, et que nous en produisons sans cesse de nouveaux dont aucun ne dure —, ce même processus est décrit par Arendt comme une prédominance du travail (le « travail » serait en passe, selon elle, d’effacer l’« oeuvre ») et par Stiegler, au contraire, comme une disparition du travail (l’« emploi » aurait, selon lui, presque complètement remplacé le travail dans la société contemporaine). La société qu’Arendt analyse comme étant dominée par le travail serait, d’après les catégories philosophiques de Stiegler, privée de travail : « on ne travaille presque plus dans notre société »[52].
Cet étonnant paradoxe résulte de la définition stieglerienne de la notion de « travail », qui n’a rien à voir avec celle qu’en donnait Arendt. Dans une logique d’inspiration marxienne (bien qu’il se dise méfiant vis-à-vis de la tradition marxiste, c’est-à-dire postérieure à Marx et s’en revendiquant), Stiegler situe le critère de définition du « travail » du côté du sujet producteur : « Le travail est l’expression d’un savoir »[53]. Il y a « travail » dès lors que, dans son activité de production, le sujet producteur met en œuvre un savoir et, ce faisant, le cultive, le développe mais aussi se cultive et se développe. Ainsi, « travailler, cela veut dire s’individuer »[54], écrit Stiegler dans le langage simondonien qui constitue le milieu de sa pensée : en exprimant et en cultivant un savoir, le travailleur s’individue — il se forme comme singularité — et individue son groupe social. Il laisse une trace de sa singularité dans le monde. Stiegler met en évidence la parenté étymologique des termes « savoir » et « saveur » dans son effort de démonstration : il n’y a d’activité sapide que dans la mesure où l’acteur y cultive un sapere. Si bien qu’il existerait un lien indissoluble entre savoir et travail (« un travail est toujours un savoir, et réciproquement, mettre en œuvre un savoir, c’est toujours travailler »[55]) : on comprend donc que, contrairement à l’usage courant, le terme de « travail » ne renvoie pas nécessairement à toute activité de production par laquelle on gagne les moyens de sa subsistance. Précisons que Stiegler distingue trois types de savoirs : les savoir-faire (les savoirs pratiques des ouvriers, artisans, agriculteurs, techniciens, etc.), les savoirs conceptuels (les savoirs théoriques) et les savoir-vivre (la production collective des règles de vie commune, et le savoir social qui en résulte) — les deux premiers types de savoirs sont ceux qui concernent le domaine de que l’on appelle communément le « travail ». Une fois ces éléments de définition posés, il nous reste à nous demander : pourquoi n’y aurait-il plus, dans la société actuelle, de « travail » ? Et que signifie cet autre terme — l’« emploi » —, que l’on distingue ici du « travail » ? Si l’on suit le raisonnement de Stiegler, la disparition contemporaine du travail est causée par un phénomène de « prolétarisation », qu’il définit, à partir d’une interprétation de Marx qui lui est propre, comme un processus de destruction du savoir. Pour Stiegler, un travailleur prolétarisé est un producteur qui n’exerce plus aucun savoir dans son activité, qui de ce fait agit comme un automate et est donc susceptible d’être remplacé par un véritable automate (comme on sait, c’est ce qui arrive : si tant d’emplois sont menacés de disparition par les progrès de l’automatisation, c’est précisément parce qu’ils sont devenus des « emplois », c’est-à-dire des activités qui ne requièrent aucun type de savoir, et non plus des « travaux »). Ce processus de prolétarisation est ce qui advient tout au long de la révolution industrielle : le savoir, « avec le transfert des savoir-faire vers les machines au début du dix-neuvième siècle, échappe aux ouvriers qui deviennent des prolétaires, qui se soumettent à cette dépossession dans l’espoir d’obtenir en compensation un maigre salaire »[56]. Les ouvriers de ce que Marx nomme « la grande industrie » cessent d’être des « travailleurs », dans la mesure où ils sont dépossédés des savoir-faire qui caractérisaient ce que Marx, toujours, nomme « les métiers » de l’artisanat : « métiers » où « des compagnons » se transmettaient des « secrets du métiers » (c’est-à-dire des savoirs), qui fondaient une certaine sacralité des travaux artisanaux, précisément en tant qu’ils constituaient des foyers de savoirs. Mais Stiegler montre que ce processus de prolétarisation n’affecte plus les seuls métiers « manuels » : une part croissante des métiers dits « intellectuels » sont affectés par ce phénomène, en particulier dans le contexte de la révolution numérique, si bien que toutes les couches du monde de la production sont désormais en voie de prolétarisation, si elles ne sont pas déjà prolétarisées (« le prolétariat se recrute […] dans toutes les classes de la population »[57], écrivaient déjà Marx et Engels). Or, que reste-t-il lorsque les travailleurs prolétarisés continuent de produire sans exercer le moindre type de savoir ? Des prolétaires employés. Ainsi, nous avons là une définition de l’emploi : une activité par laquelle l’individu gagne les moyens de sa subsistance, sans exercer aucun savoir. L’élaboration, par Stiegler, de la distinction conceptuelle entre le travail et l’emploi appelle une transformation pratique visant à cultiver le travail, à faire de chacun de nous des travailleurs, exerçant et cultivant des savoirs, et à laisser progressivement dépérir l’emploi, c’est-à-dire cette part des activités de production qui ne requiert aucun savoir (par-là, on entend : continuer de déléguer aux machines tout ce qui, ne requérant aucun savoir, peut leur être délégué)[58].
VI. Conclusion
Ainsi, la distinction stieglerienne entre le travail et l’emploi permet de préciser, en faisant de la mise en œuvre d’un savoir la principale détermination de la valeur d’une activité de production pour le sujet producteur, la réflexion marxienne sur le travail aliéné. Avec cette distinction, nous sommes en possession de l’un des outils théoriques au moyen desquels nous pouvons traduire politiquement un souci relatif à la valeur de l’activité de production pour le sujet producteur, par-delà le souci arendtien de la durabilité de l’objet produit, qui constitue le critère de la distinction entre le travail et l’œuvre. En effet, si nous avons exposé l’intérêt, pour le monde contemporain, d’une pensée de l’activité de production fondée sur cette distinction entre travail et œuvre, il nous a semblé que l’« oubli » arendtien du sujet producteur constitue la principale limite d’une traduction pratique de cette approche théorique, et appelle une articulation de l’approche d’Arendt avec une approche soucieuse de la valeur de l’activité pour le sujet producteur. En somme, nous avons tenté de montrer que le contexte de l’Anthropocène, où le modèle industriel consumériste semble atteindre ses dernières limites, appelle une nouvelle critique de l’économie politique et de nouvelles pratiques de production, articulant le souci arendtien de la durabilité du monde de l’artifice humain et le souci marxien de l’émancipation du sujet producteur.
Bibliographie
Livres
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983.
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Matthew Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, La Découverte, 2010.
Claudine Haroche, L’avenir du sensible, Paris, PUF, 2008.
John Locke, Essai sur l’entendement humain, livre II, Paris, Librairie philosophique Vrin, 2001.
Karl Marx, Le Capital, livre I, Paris, Éditions sociales, 2016.
Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Paris, Éditions sociales, 2018.
Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Paris, Librairie philosophique Vrin, 2007.
Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Flammarion, 1998.
Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel, 2010.
Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie. Vers une critique de la cinétique politique, Paris, Christian Bourgois, 2000.
Bernard Stiegler, De la misère symbolique, Paris, Galilée, 2005.
Bernard Stiegler, La Société automatique : 1. L’avenir du travail, Paris, Fayard, 2015.
Bernard Stiegler, L’emploi est mort, vive le travail !, Paris, Mille et une nuits, 2015.
Paul Virilio, Le futurisme de l’instant. Stop-Eject, Paris, Galilée, 2009.
Articles de presse
Benoît Basse, Livia Profeti et François Lecoutre, « Critiquer n’est pas calomnier : la pensée de Hannah Arendt n’est pas de gauche », L’Humanité, 21 juillet 2023.
Emmanuel Faye, « Hannah Arendt, une philosophe de gauche ? », L’Humanité, 7 avril 2023.
Martine Leibovici, Aurore Mréjen et Carole Widmaier, « “Arendt est-elle de gauche ?” : Emmanuel Faye ou le grand air de la calomnie », Philosophie Magazine, 13 juillet 2023.
Clémence Mary, « Hannah Arendt n’appartient pas à la droite », Libération, 22 mars 2023.
[1] Cette « querelle » autour d’Arendt débuta avec la publication suivante : Clémence Mary, « Hannah Arendt n’appartient pas à la droite », Libération, 22 mars 2023. Cet article suscita une première réponse, mettant en évidence la dimension conservatrice de la pensée de la philosophe germano-américaine : Emmanuel Faye, « Hannah Arendt, une philosophe de gauche ? », L’Humanité, 7 avril 2023. Réponse à laquelle répondit l’article suivant, prenant la défense de la thèse de C. Mary : Martine Leibovici, Aurore Mréjen et Carole Widmaier, « “Arendt est-elle de gauche ?” : Emmanuel Faye ou le grand air de la calomnie », Philosophie Magazine, 13 juillet 2023. Enfin, ce dernier article fit l’objet d’une nouvelle réponse contradictoire de trois universitaires : Benoît Basse, Livia Profeti et François Lecoutre, « Critiquer n’est pas calomnier : la pensée de Hannah Arendt n’est pas de gauche », L’Humanité, 21 juillet 2023.
[2] On peut citer notamment les travaux de la philosophe et sociologue Dominique Méda, qui documentent et analysent cette crise.
[3] « Le travail et la consommation se suivent de si près qu’ils constituent presque un seul et même mouvement » (Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 146).
[4] « [C’est] la marque de tout travail de ne rien laisser derrière soi, de voir le résultat de l’effort presque aussitôt consommé que l’effort est dépensé » (ibid., p. 142).
[5] Ibid., p. 139.
[6] Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 268.
[7] Ibid.
[8] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 41.
[9] Notons que l’utilisation par Arendt du terme « animal laborans » pour désigner le travailleur constitue l’un des motifs pour lesquels Emmanuel Faye, dans l’article que nous évoquions au début de notre étude, récuse l’assimilation de la philosophie arendtienne à une pensée de gauche. Selon Faye, ce choix sémantique d’Arendt, motivé philosophiquement, impliquerait une « déshumanisation » du travailleur. Cf. Emmanuel Faye, « Hannah Arendt, une philosophe de gauche ? », L’Humanité, 7 avril 2023.
[10] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 129.
[11] Outre l’œuvre, l’homme affirme également son humanité par l’action, si l’on reprend rigoureusement la tripartition arendtienne de la vita activa. Mais, comme nous l’avons expliqué plus haut, nous excluons l’action de notre réflexion.
[12] « À tous les stades de son œuvre Marx définit l’homme comme animal laborans » (Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 151).
[13] Ibid., p. 133.
[14] Ibid., pp. 138-139.
[15] Ibid., p. 134.
[16] Karl Marx, Le Capital, livre I, Paris, Éditions sociales, 2016, p. 200.
[17] Ibid.
[18] Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Paris, Librairie philosophique Vrin, 2007, p. 122.
[19] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Paris, Éditions sociales, 2018, p. 446.
[20] Ibid.
[21] Ibid.
[22] Ibid.
[23] Ibid.
[24] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 129.
[25] Ibid., p. 138.
[26] On peut citer notamment deux ouvrages importants, inspirés en partie par les réflexions d’Arendt : Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel, 2010 ; Matthew Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, La Découverte, 2010.
[27] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 182.
[28] Ibid., p. 142.
[29] Ibid.
[30] Ibid., p. 228-229.
[31] Précisons notre propos. Les produits de l’œuvre n’échappent pas à la détermination temporelle de tout objet matériel : la chaise s’use en étant utilisée, et le bois dont elle constituée pourrira au bout d’un certain temps même si elle n’est pas utilisée. Cependant, elle est conçue pour durer, contrairement aux produits du travail, délibérément conçus pour être immédiatement absorbés par le processus vital.
[32] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 186.
[33] Paul Virilio, Le futurisme de l’instant. Stop-Eject, Paris, Galilée, 2009, p. 26.
[34] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 182.
[35] Ibid.
[36] Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie. Vers une critique de la cinétique politique, Paris, Christian Bourgois, 2000, p. 33.
[37] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 188.
[38] Cf. John Locke, Essai sur l’entendement humain, livre II, Paris, Librairie philosophique Vrin, 2001, pp. 536-537.
[39] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 176.
[40] Claudine Haroche, L’avenir du sensible, Paris, PUF, 2008, p. 235.
[41] Ibid., p. 233.
[42] Cf. Bernard Stiegler, De la misère symbolique, Paris, Galilée, 2005.
[43] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 174.
[44] Ibid.
[45] Ibid., p. 191.
[46] Ibid.
[47] Ibid., p. 204.
[48] « En quoi consiste l’aliénation du travail ? […] dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, […] ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit » (Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op. cit., p. 121).
[49] Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op. cit., p. 117.
[50] Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Flammarion, 1998, p. 94.
[51] Cf. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 134.
[52] Bernard Stiegler, L’emploi est mort, vive le travail !, Paris, Mille et une nuits, 2015, p. 35.
[53] Ibid., p. 43.
[54] Ibid., p. 36.
[55] Ibid., p. 33.
[56] Ibid., p. 43.
[57] Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, op. cit., p. 83.
[58] Pour Stiegler, un tel processus n’est possible que dans le cadre d’une « économie de la contribution ». Pour une présentation approfondie de ce que cela désigne, cf. Bernard Stiegler, La Société automatique : 1. L’avenir du travail, Paris, Fayard, 2015.