Penser avec Husserl, contre Husserl
Roman Ingarden, Esthétique et ontologie de l’œuvre d’art, choix de textes 1937 – 1969. Vrin 288 pages.
Faisant suite à sa première présentation de l’œuvre de Roman Ingarden, Husserl, la controverse Idéalisme Réalisme, Patricia Limido-Heulot nous propose dans ce recueil de textes s’étalant de 1937 à 1969, de découvrir de nombreux articles et conférences du phénoménologue polonais et disciple « infidèle » d’Husserl. Contre le virage idéaliste de son maître, Ingarden sa vie durant a entrepris de défendre le double réalisme qu’il voyait dans les recherches logiques, et qu’il oppose au Husserl des Ideens.
Ce choix, qui s’oppose à l’évolution des travaux husserliens n’est pas un simple parti pris « passéiste » mais révèle toute sa fécondité dans ses travaux sur l’œuvre d’art.
Il est possible d’avoir un double regard sur l’œuvre d’Ingarden, regards qui ne sont pas exclusifs. D’une part il déploie toute une théorie sur la nature de l’objet esthétique et la place de l’art dans le monde et d’autre part il explore avec persévérance les richesses d’une voie peut-être trop tôt abandonnée par Husserl. Il pourrait ainsi sembler au premier abord que son orientation philosophique soit simple et univoque, qu’elle soit celle d’un penseur formé aux méthodes et aux exigences de la phénoménologie et trouvant sur le terrain esthétique son domaine d’application et de spécialisation. Néanmoins, quand on regarde le corpus, très considérable, des articles et conférences d’Ingarden, on voit qu’il a passé la moitié de sa vie philosophique à combattre l’idéalisme transcendantal de Husserl, tandis qu’il a consacré l’autre moitié de sa recherche à des analyses de phénoménologie esthétique.
L’œuvre d’Ingarden se compose de trois directions principales : l’esthétique, l’ontologie et la phénoménologie dont le cœur réside dans le statut de l’objet intentionnel. Il est possible de se demander si la problématique ontologique a trouvé un écho grâce au champ esthétique, ou si c’est le motif esthétique qui a constitué la passerelle entre l’ontologie et la phénoménologie.
Outre une rapide mais très claire et synthétique présentation des enjeux permettant au lecteur d’appréhender le contexte et les enjeux de ce qu’il va lire au sein de l’économie générale de la pensée d’Ingarden, le recueil s’articule en trois parties. La première est consacrée à l’esthétique phénoménologique et s’attache plus particulièrement à élucider le domaine de recherche et ses spécificités. La deuxième partie est entièrement composée de textes relatifs à l’axiologie – quant à la troisième, elle approfondit l’ontologie de l’œuvre d’art. Cette dernière partie constitue un prolongement pratique, applications des thèses d’Ingarden à des cas particuliers dont pêle-mêle on peut citer l’œuvre architecturale ou la question du sentiment de réalité qui se dégage d’un film.
Les recherches et la curiosité d’Ingarden a notamment contribué à la dignité de certains types de domaines de recherches philosophiques. Il a montré que la philosophie pouvait s’intéresser à des objets théoriques qui étaient jusqu’alors considérés comme bien éloignés des préoccupations philosophiques. A ce titre, il convient de signaler tout particulièrement son intérêt pour le cinéma, l’architecture, le tableau et l’œuvre littéraire.
Avec l’œuvre d’art comme problématique, c’est la dimension culturelle de l’être-au-monde, ce qui fait de notre monde un monde proprement humain, qui occupe la première place devant le regard du philosophe. L’œuvre d’art subit dans les recherches d’Ingarden, une extension importante, la rattachant ainsi à des éléments de notre quotidienneté la plus immédiate.
Phénonénologie et film : le sentiment de réalité.
Précurseurs de ce qui deviendra la philosophie des séries (que l’on nous pardonne cet anachronisme) Ingarden a porté, dès 1947, une attention toute particulière au cinéma, notamment sous l’angle de la perception du temps. Convaincu que l’art ne se résume pas qu’aux statues et toiles de maîtres trônant dans les musées, l’attention du phénoménologue s’est également porté sur le septième art.
En interrogeant phénoménologiquement le rôle de la musique dans les films, Ingarden en vient à mettre en évidence son rôle constitutif quant au sentiment de réalité qui s’en dégage, notamment quant à la dimension du temps et de l’espace. Ainsi, dans son article intitulé « le temps, l’espace et le sentiment de réalité » paru en 1947, Ingarden remarque que l’organisation
du temps dans le spectacle filmique qui se complète par l’œuvre musicale a lieu (ou du moins peut avoir lieu) en strict rapport avec l’organisation de l’espace représenté dans le film [1]
La musique réalise l’organisation du temps au sein de la narration du film. En effet, selon Ingarden la participation de la musique est ressentie comme importante depuis le début des productions cinématographiques, mais cela sans toujours percevoir son rôle, se contentant parfois d’une musique qui étoffe simplement la tonalité littéraire de la fiction représentée. Ce rendu des dimensions spatiales et temporelles permet au spectateur de trouver dans le film un environnement qui est familier dans sa constitution.
L’œuvre architecturale.
Il n’est pas inutile de rappeler ici l’importance de la phénoménologie pour la question de l’habiter. (voir dossier sur l’habiter) Ingarden entreprend d’explorer une voie différente de celle d’Heidegger, qui se concentre sur l’ordinaire, et le parallèle entre l’habitat et l’être-au-monde. Ingarden ne s’intéresse pas tant à la dimension existentialiste qu’au bâtiment, en tant qu’œuvre d’art et objet intentionnel, même s’il semble évidemment choquant
d’affirmer qu’une œuvre architecturale – Notre Dame de Paris ou la basilique Saint Pierre de Rome, par exemple – est une formation « simplement intentionnelle » ? [2]
Il convient pour rendre justice à la richesse de son approche, de reconstituer sa pensée, et en premier lieu, son point de départ. Ainsi lorsque l’on salue la beauté d’un bâtiment, ou sa laideur, le bâtiment n’est alors plus considéré comme un simple objet réel, mais plutôt comme quelque chose qui d’une certaine manière dépasse justement la réalité du bâtiment.
Le bâtiment comme chose réelle est surtout à considérer comme l’arrière plan où se construit une nouvelle objectivité. Ainsi, il serait plus juste, en suivant les analyses d’Ingarden, de considérer le bâtiment comme un « objet culturel ontologiquement dépendant de nos attitudes ». Il réfute l’idée selon laquelle le bâtiment puisse s’identifier totalement à l’œuvre d’art architecturale, bien qu’une connexion profonde existe entre les deux (du moins quand l’œuvre est réussie).
Selon Ingarden l’œuvre d’art architecturale se rapproche dans son appréhension phénoménologique de l’œuvre musicale. Ingarden a bien conscience de l’aspect provocateur de son assertion et il l’explicite ainsi :
la parenté essentielle entre la musique et l’architecture repose ( … ) sur tout autre chose (que la parenté avec le rythme nda) : ni l’une ni l’autre n’est un art figuratif, et cependant, ces deux arts sont quelque chose qui non seulement s’oppose à toutes les objectités réelles, mais encore ils tiennent ne place tout à fait particulière parmi les objets culturels.
C’est-à-dire que l’observateur n’est pas obligé de dépasser le donné concret. Nous pouvons, à la différence des arts figuratifs, accéder à l’œuvre (architecturale ou musicale) par l’appréhension du donné immédiat.
Pourquoi en est-il ainsi ? Pour comprendre cette position d’Ingarden il est important de revenir aux textes plus théoriques qui ouvrent le recueil. Ainsi, dans un article de 1937 (vécu esthétique et objet esthétique) Ingarden insiste sur la différence entre la connaissance par la perception d’un objet réel, et le vécu proprement esthétique d’un objet esthétique. Dans le cadre du vécu esthétique, nous laissons de côté les qualités particulières de l’objet, « nous complétons par la pensée, ou même par une représentation perceptive singulière, des détails de l’objet en tant qu’ils jouent un rôle positif dans l’accès à « une impression » esthétique possible optimale »[3]
Le problème de la « relativité » des valeurs
Ses réflexions sur la valeur, bien qu’essentiellement tournées vers les considérations esthétiques, ne sont évidemment pas sans importance pour la dimension éthique. Au sein de l’économie de la pensée ingardienne, la valeur d’un objet existe ou peut exister «objectivement» dans la réalité et n’a pas à dépendre pas de notre reconnaissance ni de notre comportement qui peut par exemple rester le même alors même que la valeur subit malgré tout un changement. C’est dans ce changement de valeur d’un objet, à la suite de l’apparition d’autres valeurs analogues et en référence à elles, que réside la « relativité » des valeurs. Non pas que la valeur consisterait alors simplement en une certaine supériorité d’ « être d’un objet en comparaison d’un autre objet doué de valeur » nous prévient d’emblée Ingarden.
Dans tous les cas, on croit – sans l’avoir clairement appréhendé – que la valeur n’est pas indépendante dans son être de l’existence de l’objet qui la détermine. Ceci est sans doute le cœur de la pensée d’Ingarden, et rejaillit aussi bien sur les considérations à propos de l’œuvre d’art, de l’objet intentionnel (comme la fiction) ou de l’éthique. Parmi les objets dont la valeur doit être existentiellement dépendante, il vise d’abord l’homme et en particulier la conscience de 1’homme par laquelle il se rapporte à un objet.
On est presque universellement persuadé que les valeurs sont des créations humaine, crées par des actes particuliers de conscience et ce « créer» doit être en quelque manière si faible que ce qui est créé – la valeur elle-même justement – n’est pas vraiment réel, mais pour en rendre compte on suppose qu’elle est affaibli dans son être, et donc qu’elle dépend existentiellement de ces actes de conscience.
Toutefois cette approche est trop réductrice et Ingarden précise aussitôt que l’existence de la valeur ne paraît pas du tout être la conséquence du fait que l’homme connaît l’objet qui possède la valeur. La valeur doit donc aussi être existentiellement indépendante de la connaissance. Il y un dimension réaliste (au sens méta-éthique) très forte chez Ingarden.
Le fait de créer des valeurs ou de conférer une valeur à un objet ne saurait être considéré dans ce cas comme la production d’une erreur ou d’une tromperie, mais il est au contraire confirmé par la connaissance de l’objet doué de valeur ainsi que par la valeur elle-même dans sa détermination matérielle et dans son mode d’être spécifique.
Il n’est pas besoin de tirer exagérément ce passage pour en saisir toute la portée dans le domaine éthique. Parce que souvent on suppose que ce qui se donne à tous dans la connaissance, existe en tant que quelque chose d’« inconditionné » (d’absolu), on croit de la même façon, et en raison d’une sorte de crampe mentale, que les valeurs, qui ne sont accessibles qu’à quelques hommes sont, justement, « relatives ». Elles surgissent dans certaines modifications de nos vécus par lesquelles nous sommes en relation avec des objets de notre monde environnant et, sans ces vécus, elles n’existent pas du tout.
Peut-être n’existent-elles pas en soi au même titre que les choses réelles, comme les choses physiques, mais pour cette seule raison il ne s’ensuit pas automatiquement qu’elles soient quelque chose comme une apparence trompeuse. Elles ne se font pas passer pour autre chose que ce qu’elles sont.
Ainsi, celui qui sait comment il faut s’en approcher, celui qui a la capacité de les voir dans l’intuition saura les trouver. En revanche, celui qui est insensible ou tout à fait aveugle, celui-là passera effectivement bien à côté sans les voir.
La parution de ce recueil constitue un document précieux pour approcher le dialogue continu que le philosophe polonais a mené toute sa vie avec Husserl. Au contact avec ses travaux, de plus en plus accessibles grâce au travail de Patricia Limido-Heulot, se dégage la conviction que le virage idéaliste n’est pas la seule voie possible. Esthétique et ontologie de l’œuvre d’art est donc l’occasion de (re)-découvrir un grand penseur, interlocuteur parfois un peu trop oublié d’Husserl. Et en un sens, ce n’est pas tout à fait lui rendre justice que de le cantonner dans l’ombre des travaux d’Husserl. Son ouverture d’esprit, sa curiosité font de lui un penseur à part entière. Il importe de rappeler l’incroyable richesse et profondeur de ses analyses et en tout particulier la qualité et l’originalité de ses travaux dans le domaine de l’œuvre d’art et de l’œuvre littéraire.
Le « sentiment de réalité » qui est abordé dans le dernier article de ce recueil est sans doute la formule qui résume le mieux son interrogation inlassable de cet objet inépuisable qu’est le réel.
[1] P. 275
[2] P. 237
[3] p. 69.