Pensées imperceptibles
<Il y a> des idées accessoires qui peuvent être quelquefois plusieurs siècles en l’esprit sans qu’on s’en aperçoive, et des vues purement intellectuelles qu’on a souvent bien du temps avant qu’elles soient jointes à des paroles. [1]
Pierre Nicole, dans ce passage du Traité de la grâce générale, soutient l’existence en l’âme de pensées imperceptibles, de pensées auxquelles on ne pense point : l’espace intérieur de l’âme peut toujours nous réserver quelques surprises et nous laisser découvrir la présence de pensées dont nous ne nous étions pas aperçus. Cette affirmation, pour modeste qu’elle soit, est un énoncé problématique et difficilement compatible avec l’enseignement cartésien. Arnauld l’avait bien compris, lorsqu’il qualifiait la conception nicolienne des pensées imperceptibles de “philosophie nouvelle” : le fait de soutenir l’existence en l’âme de pensées imperceptibles serait le point de départ d’une nouvelle philosophie, dans la mesure où elle ne suit pas le principe cartésien d’une stricte réversibilité entre la pensée et la conscience. Pour un cartésien en effet, l’esprit ne peut que s’apercevoir de tout ce qui se pense en lui et les pensées sont par définition des pensées perceptibles.
Nicole avait d’abord lui-même commencé par attaquer la possibilité de pensées auxquelles on ne penserait pas dans ses notes à l’édition latine des Provinciales [2] et avait d’abord refusé, sous le nom de Wendrock, la possibilité de concevoir la présence en l’âme de pensées imperceptibles. Il avait alors lié son refus à la philosophie qui découvre que la pensée enveloppe nécessairement la conscience de soi [3]. Quelques temps après, Nicole opère un revirement : jusqu’à sa mort, il soutiendra l’existence en l’âme de pensées inaperçues.
La théorisation de la notion quasi-oxymorique de pensées imperceptibles naît à la faveur d’une polémique théologique sur la grâce générale. Le Traité de la grâce générale, traité posthume composé d’écrits successifs et disparates, se trouve être un texte fort intéressant sur le sens à attribuer à cette notion de pensées imperceptibles. Nicole conçoit une grâce générale, qui s’actualise sur ce mode dans la pensée. La grâce générale se présente, du point de vue de l’entendement, sous la forme de principes moraux mis à la disposition de tout homme, de lumières constituées par l’aspiration à la justice, à la vérité. Du point de vue de la volonté, la grâce générale se manifeste sous la forme de petites igniculi, de petites étincelles, de petites semences, de petits germes préparant la volonté à la conversion. “ Pensées imperceptibles ”, “ pensées inaperçues ”, “ pensées dont on ne s’aperçoit point ”, “ pensées auxquelles on ne pense point ”, toutes ces formulations sont concurrentes sous la plume de Nicole pour les désigner. Dans le Traité de la grâce générale, bon nombre d’entre elles laissent à penser, semble t-il, que nous pouvons avoir en notre âme une opération sans que celle-ci ne s’auréole immédiatement de la cogitatio suae operationis. C’est à partir de ce genre de formulation que naît en partie le désaccord que manifeste Arnauld à la notion de pensées imperceptibles.
Arnauld se place ici en rigoureux disciple de Descartes pour qui une pensée s’accompagne toujours de la pensée qu’elle est une pensée. Le cartésianisme diffère en effet de la tradition scolastique en ce que l’esprit saisit ses actes de façon immédiate. Dans la tradition scolastique au contraire, la connaissance humaine se distingue de la connaissance instinctive des animaux par sa nature réflexive. L’âme humaine doit dégager par abstraction les intelligibles du sensible et, comme l’âme ne tombe pas elle-même sous le sens, elle ne se connaît que par le détour de ses actes. Le premier reploiement par lequel “ nous connaissons que nous connaissons ”, pose déjà l’acte comme un objet, et cet acte d’objectivation pouvant être à son tour l’objet d’un nouvel acte, la série peut se poursuivre à l’infini. La réflexion, telle que l’entend Descartes, nécessaire à la prise de conscience, loin d’impliquer une intention seconde, s’effectue au contraire dans un simple approfondissement : l’attention, dépouillant les obstacles sensibles, fait surgir en toute clarté l’esprit toujours présent à lui-même. Pour nous rendre certains que nous pensons, il n’est pas besoin d’une nouvelle pensée, l’identité du sujet et de l’objet est le privilège de cette connaissance intérieure qui accompagne toutes les opérations de l’âme et il n’y a pas de dédoublement entre l’acte de perception et le phénomène perçu.
C’est ce qu’Arnauld retient, et c’est précisément ce qu’il oppose aux formules tendancieuses de Nicole. D’autant que Wendrock avait reconnu que son refus initial de concevoir l’existence en l’âme de pensées imperceptibles était analogue à celui du cartésianisme :
Qu’y a t-il de plus incroyable, nous dit Arnauld, que de prétendre que cette vérité ait été mille et mille fois présente aux yeux de mon esprit, ce qui est la même chose que d’avoir mille et mille fois pensé à cette vérité, sans que je me sois jamais aperçu que j’y pensais, lors même qu’ils veulent que ce soit dans elle, comme dans un objet connu, que j’aie vu tant et tant de vérités particulières. [4]
Quand une pierre tombe dans l’eau, l’eau se répand en cercle sur la surface de l’eau, et l’on distingue ces cercles jusqu’à une certaine distance, mais ensuite, quoique ce mouvement s’étende plus loin, ces cercles deviennent insensibles…
Comme on ne doit donc pas conclure, qu’il n’y ait point de mouvement dans l’eau ni dans l’air, quand on ne l’aperçoit pas ; on ne doit point conclure de même, qu’il n’y a pas de vues dans l’esprit, quand on ne s’en aperçoit pas. On ne se souvient de ces vues que quand elles sont grossières ; mais si elles sont fines, subtiles & déliées, on les sent, mais on ne les distingue pas. [5]
Les pensées suscitées par la grâce générale sont si promptes et délicates que les païens sentent les vérités de morale sans véritablement savoir qu’ils les sentent. L’image de la pierre qui tombe dans l’eau et qui cause autour d’elle le déplacement insensible de l’eau est quelque peu trompeuse. Faut-il en effet comprendre par là que les mouvements de l’eau dépassent le seuil de la perception? Ou faut-il penser que tout déplacement même insensible pourrait en fin de compte être perceptible pour peu que l’on y prête toute l’attention nécessaire? Il y a des mouvements de l’eau physiquement imperceptibles, mais il n’y a pas pour Nicole de pensées métaphysiquement imperceptibles. Les pensées imperceptibles suscitées par la grâce générale pourraient être aperçues si notre attention n’était pas sans cesse distraite par les appels de la concupiscence. Dans la mesure où ces pensées auraient pu s’imposer clairement si notre attention ne s’en était détournée, il est en notre pouvoir qu’elles ne demeurent pas dans cette imperceptibilité. Nicole reconnaît que ces pensées imperceptibles ne sont imperceptibles que de nom, que les “pensées imperceptibles” ne sont pas imperceptibles par nature, qu’elles ne le sont qu’en raison d’un défaut d’attention et qu’il faut entendre par le mot “imperceptible” une moindre perceptibilité. Les pensées suscitées par la grâce générale sont au départ perceptibles et finissent par tomber dans une imperceptibilité complète à mesure qu’elles tombent dans l’oubli. Leur moindre perceptibilité favorise d’ailleurs l’oubli définitif d’une partie d’entre elles. Les marges de la pensée restent pour Nicole de même nature que les plages éclairées, ce qui ne signifie pas que la perception de ces pensées aille sans difficulté.
La difficulté intrinsèque à percevoir ces pensées tient au fait que ces pensées ne sont pas “ vêtues ” [6] de mots. On ne connait distinctement pour Nicole que les pensées qui sont “ chaussées ” par une enveloppe de sons, et ce qu’on n’a jamais conçu sous cette enveloppe demeure aussi peu dans la mémoire que si on ne l’avait jamais conçu. Cependant, il n’est nullement vrai qu’“ on ignore absolument <ces pensées>, car on conçoit quantité de vérités sans les lier à des mots, sans qu’on s’aperçoive qu’on les connaisse.” [7] Ces pensées sont des “ vues non exprimées ”, des maximes qui ne sont que senties et que l’esprit ne distingue pas faute d’être jointe à des paroles. Si elles l’étaient enfin, – ce qui ne peut jamais être le cas du fait de l’impuissance de la volonté de l’homme, et par là même de son attention – “ on jugerait qu’on ne les a jamais eues ” [8]. En entendant ces vues et ces maximes habillées de paroles, celui qui aura “ senti ” de façon très obscure ces pensées sera absolument incapable de les reconnaître. Rien n’est plus commun, déclare Nicole, que de trouver des libertins qui assurent qu’ils n’ont jamais eu la moindre pensée de prier Dieu, sans que l’on puisse conclure de ce témoignage à l’absence véritable de cette pensée [9]. C’est une manière captieuse de conclure, de ce que l’on ne reconnaît pas une maxime vêtue de mots, qu’on ne l’a jamais eue en pensée. L’esprit, en effet, ne se souvient que de l’objet direct de la pensée. Il se rappelle surtout les idées auxquelles nous faisons une réflexion expresse, mais non les idées jointes à l’objet direct de la pensée, que Nicole nomme les “ idées accessoires ”. La plus grande partie de nos pensées nous sont donc inconnues. Cependant,
elles ne laissent pas d’être dans notre esprit, de s’y faire sentir, de nous conduire, de nous faire tirer des conclusions précises et de prendre une infinité de résolutions de nous pousser et de nous déterminer dans nos jugements, sans que nous en ayons une idée nette et distincte, sans que nous les puissions le plus souvent découvrir que par beaucoup de réflexion, dont la plupart des hommes sont incapables et enfin sans que nous nous en souvenions. [10]
Quelles sont donc ces lumières dont parle Nicole et ces étincelles échauffant la volonté? Qu’est-ce donc qu’une grâce illuminant l’esprit quand son illumination est si peu distinguable des ténèbres? Qu’est ce que ces échauffements de la volonté, quand aucun amour ni aucun désir portant l’âme vers le bien ne sont identifiés comme tels? Le problème est d’autant plus crucial qu’Arnauld oppose en ce sens à Nicole
qu’une âme n’a point été éclairée à l’égard d’une vérité de morale, quand elle ne l’a point connue, & qu’elle n’a eu aucune pensée touchant cette vérité, & qu’elle n’a point été échauffée à l’égard d’un bien, quand elle n’a eu aucun amour ni aucun desir qui l’ait portée vers ce bien. [11]
En logicien impitoyable, Arnauld dénonce les inconséquences de toute pensée plus nuancée que la sienne :
C’est par le sentiment intérieur qu’on se connaît soi-même. Comment donc a t-il pu dire que pour peu qu’on se connaisse, on ne trouvait point en soi la seule chose qu’il a pu mettre en doute qui s’y trouvait, savoir les idées, puisqu’il dit ici que le sentiment intérieur ne décidera jamais si elles s’y trouvent ou non, en la manière que j’ai fait entendre qu’elles s’y trouvaient, savoir comme appartenant à notre nature et comme étant ses propriétés et ses modifications. [12]
C’est que Nicole ne pouvait qu’être taxé d’incohérence au sein du cartésianisme pour avoir fait cohabiter deux termes s’excluant l’un l’autre : la pensée et l’imperceptible. S’il est vrai que Descartes lui-même n’a jamais prétendu que la relation d’évidence que j’entretiens à moi-même, comme chose qui pense, devait être entendue sur le modèle de la complète transparence des connaissances “entières et parfaites” et “adéquates”, réservées à Dieu seul, si Descartes n’interdit nullement la conceptualisation de pensées inaperçues en notre âme, il n’en demeure pas moins que le fait d’interroger la possibilité de concevoir l’existence en l’âme de pensées imperceptibles est une interrogation tout à fait spécifique à Nicole. Si la réflexion sur les ténèbres de l’âme est une réflexion classique, et développée dans la tradition augustinienne, si bon nombre de moralistes sondent les profondeurs des âmes, Nicole, en créant la formule de “pensées imperceptibles”, interroge la réversibilité de la pensée et de la conscience et contribue à édifier une question authentique de l’âge moderne.
Paola Nicolas
[1] Traité de la grâce générale, édité par J. Fouillou, Cologne, 1715, tome I, seconde partie, Première section, p. 122.
[2] Litterae provinciales…a Wilhelmo Wendrockio e galli in latinam linguam translatae Ludovici Montaltii, Cologne,
1665.
[3] Ibid., p. 50, Nolo acrius illam philosophiam insectari : satis illam rejiciet quisquis noverit cogitationem involvere sui
conscientiam.
[4] Règles du bon sens, a. V, §5, in Textes philosophiques, intro., trad., notes par D. Moreau, Puf, Paris, 2001.
[5] Op.cit. p. 98.
[6] Ibid., p. 104.
[7] Ibid., p. 87.
[8] Ibid., p. 97.
[9] Arnauld au contraire ne voit aucune raison de ne pas s’y fier.
[10] Ibid., p. 93.
[11] Ibid., p.98
[12] Règles du bon sens, art. VII.