Parution de Adam ou l’innocence en personne
Jean-Marc Rouvière
Habituellement, les commentaires font porter l’essentiel de l’attention sur l’évènement qui va fonder la grandeur d’une figure mythique ou historique et néglige de la sorte l’ordinaire du personnage. C’est ainsi que l’on nous présente le plus souvent les personnages du récit biblique selon les évènements de leur vie les plus marquants ou leurs actions les plus remarquables, oubliant la banalité de leur existence avant ou après cet incident.
Composé de cinq méditations sur l’homme impeccable, Adam ou l’innocence en personne propose un commentaire de l’épisode de la Genèse où se joue et se dit la condition de l’homme. Il s’agit de mener une enquête anthropologique, de cerner au plus près ce qu’ont pu être les plaisirs et les jours dans le jardin d’Eden, avant qu’Adam ne bascule dans l’humanité qu’il nous a léguée.
La Genèse rappelle que l’Homme aurait dû demeurer à l’image du Créateur, dans l’excellence et la perfection d’une essence humaine qui est conçue dans la ressemblance au Créateur, si le premier d’entre nous n’avait déformé cette humanité par l’orgueil. Cette présentation traditionnelle, axée sur l’après-chute, ne manque pas de faire surgir un certain nombre de questions.
L’homme était originellement épargné de la souffrance physique et de l’angoisse morale. Peut-on envisager sérieusement sans tomber dans l’écueil du créationnisme que les premiers vivants à accéder à l’humanité connurent spontanément un état semblable à l’innocence telle que nous la considérons généralement ? Qu’était l’humanité avant sa chute ? L’homme non-pécheur est-il simplement un homme ordinaire qui ne serait pas entaché par le péché ? Son existence est-elle semblable à la notre enrichie de la béatitude ?
Ainsi, la littérature philosophique et théologique concernant proprement Adam est très (trop ?) largement consacrée aux lendemains du péché et à ses conséquences. Elle se place résolument dans une perspective postérieure à la Chute au risque de négliger largement le propos biblique et philosophique sur la situation de l’homme, pleinement homme, d’avant le péché.
Le Dieu de la Bible n’a pas créé un homme comme vous et moi, ni même un homme saint ou héroïque. L’homme façonné de glèbe n’avait aucune des qualités morales qui, le cas échéant, sont propres à l’homme d’après le péché et qui à force de volonté peut réussir à se mettre en chemin vers son Dieu (le saint) ou vers son idéal (le héros). Adam le Jeune est un être amoral parce qu’évoluant dans un monde pur et parfait ou la morale n’a pas lieu d’être. Si l’occasion fait le larron, elle fait aussi l’homme moral. Mais pour apparaître la conscience morale a besoin de « cas de conscience ». De tels cas, Adam n’en a connu aucun tant il vivait en harmonie avec son Dieu.
Il fallut l’épisode de la Pomme, où Dieu et Diable semblent être de concert pour mettre à l’épreuve le résident du Jardin d’Eden, pour que la nature morale de l’homme se révèle et aussitôt prospère en lui. Porteur sain de la morale en son for intérieur, l’homme a développé dans l’instant même de l’interdit et de la tentation cette disposition à la mauvaise conscience qui ne le quittera plus et qui désormais sera un constituant de son essence. Pour autant, le péché est plus une sortie de route qu’une « chute » ; il n’y a pas de dégradation entre une situation pré-lapsaire qui serait toute vertueuse et une situation pécheresse (la nôtre à jamais) fortement carencée en vertus. En effet, c’est l’homme que nous sommes qui est capable de vertu, Adam vit dans un espace ou le vice et le vertu n’ont pas cours. Ainsi, la nature humaine ne s’est pas abîmée : elle s’est révélée à elle-même.
Force du mythe biblique qui nous parle, que nous soyons ou non croyants, de l’existence et de l’essence d’un étrange individu dont le destin en dit long sur nous-mêmes en pointant – dans un saisissant effet miroir – ce que nous ne sommes pas. Force aussi de la philosophie, en particulier la phénoménologie de la chair de Michel Henry et la philosophie morale de Vladimir Jankélévitch, pour nous aider à déchiffrer cette Parole qui dit la vie humaine sous une forme à jamais disparues, sauf peut-être en de rares étincelles où nous avons le privilège de connaître secrètement par un geste de pleine sincérité l’état d’innocence qui fut celui de l’homme mythique.
Parution de Adam ou l’innocence en personne, méditations sur l’homme sans péché aux Ed. L’Harmattan, septembre 2009.
Jean-Marc Rouvière a publié Le silence de Lazare (DDB, 1996) et Brèves méditations sur la création du monde (L’Harmattan 2006). Il coanime l’Association Vladimir Jankélévitch et collabore à l’édition d’ouvrages d’archives et de travaux de recherches sur l’œuvre de ce grand philosophe.