Note sur le rejet des bons sentiments
Un rejet de la modernité
L’usage dépréciatif de l’expression « bons sentiments » est désormais courant. Nous pouvons observer aujourd’hui ce phénomène de langage envahir les différents types de discours qui circulent et retentissent dans l’espace public français. L’expression est résolument critique et péjorative, devenue un syntagme figé[1]. On pourrait croire un tel usage récent, tant résonnent, nombreuses et diverses, les attaques et dénonciations publiques de l’« appel aux bons sentiments ». En réalité, la prise de parole dénonçant les « bons sentiments » est récurrente et persistante depuis au moins un siècle et demi. Gustave Flaubert, avec son œuvre romanesque, ouvre le feu contre la bêtise sentimentale, contre la confusion à courte vue des tendresses, effusions et ivresses affectives. Comme en atteste sa correspondance, Flaubert s’attaque premièrement et de toute sa force à la bêtise : « Je m’acharne dessus dans la mesure de mes moyens…mon sujet me pénètre (…) Nous ne souffrons que d’une chose : la Bêtise. Mais elle est formidable et universelle. »[2] L’ennemi ici, pour être précis, est la bêtise publicitée, le fait que la bêtise (ou ce qui semble être telle à certaines personnes) s’impose à n’importe quel individu vivant dans une société définie en partie par la liberté d’exprimer publiquement ses opinions, matière canalisée par un système centralisé de diffusion de ces opinions, autrement appelée aujourd’hui les média. A bien des égards nous vivons dans le monde que Gustave Flaubert a vu naître, le monde moderne. Et précisément, outre la bêtise, celui-ci s’attaque conjointement au sentiment, les reliant dans une sorte de synthèse que nous ne parvenons pas encore aujourd’hui à déjouer tout à fait. Le romancier a rêvé à un type d’homme qu’il n’avait pas sous les yeux, qui n’était pas son contemporain : « l’homme de l’avenir aura peut-être des joies immenses », « on aimera le juste en soi, pour soi, le Beau pour le Beau. Le comble de la civilisation sera de n’avoir besoin d’aucun bon sentiment »[3]. Plus d’un siècle et demi plus tard, prenant en compte le nombre de voix qui s’élèvent aujourd’hui pour dénoncer publiquement l’étalage de bons sentiments, force est de constater que nous n’avons pas atteint ce degré de civilisation, et peut-être ne l’atteindrons-nous jamais[4]. On pourra ici se souvenir de l’analyse d’Alexis de Tocqueville qui met en évidence que la compassion est ce sentiment qui se développe chez l’individu en même temps que l’esprit démocratique :
Dans les siècles démocratiques, les hommes se dévouent rarement les uns pour les autres ; mais ils montrent une compassion générale pour tous les membres de l’espèce humaine. On ne les voit point infliger de maux inutiles, et quand, sans se nuire beaucoup à eux-mêmes, ils peuvent soulager les douleurs d’autrui, ils prennent plaisir à la faire ; ils ne sont pas désintéressés mais ils sont doux.[5]
La compassion est liée à l’essor de l’individualisme moderne (rendu possible par l’égalisation des conditions), et son rejet est le signe d’une suspicion à l’égard des effets de la modernité sur les représentations sociales des individus. Or la compassion est le bon sentiment le plus théoriquement décrié, notamment parce qu’elle semble usurper sa place et son influence en s’affirmant dans un domaine où elle ne le devrait pas[6].
De 1855 à 2011, de Flaubert à Paul Audi[7], en passant par André Gide[8], Louis Althusser[9], Pierre Nora[10], Myriam Rivault d’Allonnes[11], Nathalie Kosciusko-Morizet[12], en passant par une multitude de relais de parole plus ou moins anonymes, les conditions de production de discours figeant l’expression « bons sentiments » dans un sens négatif se sont bien consolidées.
Fades et vagues pour les uns, abjects et salissants pour les autres ; déshonorants et nuisibles, au mieux inefficaces et puériles, renvoyant à une irresponsabilité individuelle et collective : cette critique généralisée et diversifiée (s’exprimant en différents lieux institutionnels, avec des motivations diverses) implique aussi bien :
- – une dénonciation pragmatique au nom d’une pensée tournée vers l’action sociale et politique efficace : au soupçon de « bons sentiments », répond l’exigence de propositions précises, concrètes, pragmatiques, qui empêcherait la critique d’un idéalisme vide sans conséquences pratiques désirées[13],
- – une condamnation morale qui puise à une conception classique de la morale : comment fonder la morale sur le sentiment et lui garantir toute sa validité objective ? Le travail critique de Kant (Fondements de la métaphysique des mœurs) pour exclure le penchant et l’inclination sensibles du bon fondement de la morale qui commande de faire le bien non par inclination, mais par devoir, est ici fondateur dans le rejet critique du sentiment du domaine de ce qui est valorisé moralement. Le sentiment, notamment la compassion, est tout à fait opposé au principe du devoir, y étant hétérogène. On trouvera cette conception de la morale se fondant sur la dichotomie conceptuelle de la raison et du sentiment même chez Rousseau, qui promeut pourtant une conception positive de la pitié comme fondement de notre naissance à l’humanité. Rousseau considèrera en effet le rôle direct du sentiment dans notre disponibilité morale comme problématique : « Pour plaindre le mal d’autrui, sans doute il faut le connaître, mais il ne faut pas le sentir. Quand on a souffert, ou qu’on craint de souffrir, on plaint ceux qui souffrent ; mais tandis qu’on souffre on ne plaint que soi » [14] ,
- – une forte suspicion théorique : celle-ci est notamment alimentée par les philosophes et les historiens, comme les noms cités plus haut le suggèrent, ou plus généralement par des penseurs qui défendent une conception du savoir défini par la notion de rationalité, classiquement distinguée des notions de passion, d’émotion et de pulsion[15].
Point de vue contemporain : les lignes de front théorique se déplacent
Le contexte théorique qui cadre la critique publique des bons sentiments a changé ces dernières années. Nous considérons ici deux domaines de recherches où s’opèrent des déplacements théoriques peut-être importants en ce qu’ils touchent à des principes fondamentaux des sciences humaines modernes. Le premier déplacement se signale dans la théorie économique avec les travaux de Jon Elster critiquant la capacité explicative de la notion de rationalité, et annonçant peut-être un recul du pouvoir théorique de cette notion. Le second s’affirme dans le domaine de la réflexion éthique avec l’approfondissement et la diversification des théories du care, qui remettent en cause la solidité et la pertinence de certains principes fondateurs tels l’autonomie, ou l’universalité.
La rationalité est classiquement définie en elle-même comme ce qui fonde le principe de la connaissance, de l’action utile, cohérente et bonne, cette définition reposant en grande partie sur le fait de la distinguer matériellement des phénomènes de l’affectivité (passions, émotions, sentiments) réputés irrationnels en eux-mêmes. Bien sûr, cette exclusion des émotions de l’empire de la rationalité a été discutée et en partie négociée et abrogée en vertu de certaines conditions, et l’on a pu parler explicitement, dès le dernier quart du XXe siècle, de la rationalité des émotions, et discuter de savoir si cette rationalité était interne ou externe aux émotions considérées en elles-mêmes[16]. Si ce changement de perspective marque une évolution théorique dans la manière de penser les émotions, et un certain recul d’une conception idéologique de la nature affective de l’homme liée au rejet de tout ce qui se rapporte au corps[17], il reste que cette manière de ramener l’affectivité sous le giron d’une rationalité conçue comme la norme épistémologique et morale revient encore à admettre que l’affectivité doive être sauvée d’elle-même par une faculté qui lui est étrangère et supérieure. Or le fait de remettre en cause la force explicative du principe de rationalité introduit un changement de perspective dans l’analyse des phénomènes affectifs qui apparaîtront plutôt devoir être identifiés à des complexes mentaux, ou à des synthèses entre des univers sémantiques hétérogènes[18], ou encore, en se référant aux travaux de Jon Elster, à des « alchimies mentales » qui se génèrent « dans le dos » des individus[19]. Cette dernière approche nous met d’une part en garde contre la confusion entre adaptation et rationalité, en mettant en évidence l’illusion de ramener toute action humaine à une origine présupposée : l’individu autonome et rationnel. Si l’action ou le résultat de l’action humaine paraît procéder d’un choix rationnel ou d’un calcul d’intérêt, cela ne prouve pas que tel est réellement le cas. L’adaptation de l’action à la situation n’exigerait pas de convoquer la notion générale de rationalité, sa vertu explicative étant remise en question. Ce point de vue implique d’autre part que pour tous les cas de figure où l’action nous paraît inadaptée à la situation, l’irrationalité imputée à l’action pourra ne plus être analysée comme un défaut ou une privation de rationalité, mais comme le fait que d’autres déterminations que du calcul rationnel poussent à l’action, comme les affects qui sont méconnus, voire ignorés, en raison des habitudes de penser modernes qui font de la raison la seule faculté valorisée[20].
Ces habitudes de penser modernes, héritages de l’âge classique et des Lumières, voient en outre certains de leurs principes les mieux établis, les plus valorisés, bousculés ou remis en question par l’extension et l’approfondissement des éthiques du care. Celles-ci en effet se sont bien affirmées[21] et développées ces dernières années[22], faisant valoir leur position anti-théorique en rejetant les deux grandes postures modernes en philosophie morale : le kantisme, ou la théorie du devoir et de l’autonomie, et l’utilitarisme, ou la théorie de la maximisation de l’intérêt. Ces éthiques dénoncent ce qu’elles considèrent être une conception abstraite de l’individu censé pouvoir penser et agir en fonction d’un point de vue désincarné et isolé ; elles font valoir au contraire que l’homme ordinaire est plongé dans des rapports de corps et d’opinions dans des situations toujours particulières et dépendant toujours des autres dans une large mesure[23].
Les éthiques du care permettent de raviver des oppositions fondatrices pour la théorie morale, opposant l’attention au particulier à l’exigence d’abstraction universaliste, la réalité des dépendances et interdépendances humaines à l’idéal d’autonomie, le complexe de croyances et d’affects particuliers, émergeant de situations particulières, à la faculté de raison prescriptive, la fragilité et la vulnérabilité humaines à la solidité de la responsabilité individuelle. Ces éthiques promeuvent une morale ordinaire pour des hommes ordinaires, et à laquelle s’associe aussi l’exigence d’une politique ordinaire[24] : le modèle de la pratique n’est plus le sujet impartial qui renonce à prendre en compte ce qui le particularise et à nier ce qui le rend dépendant puisqu’on ne peut nier l’interdépendance généralisée des vies individuelles. Nulle part n’existe un individu totalement indépendant, maître et possesseur de lui-même. Il s’agirait pour chacun, à des degrés divers, de prendre soin des puissances d’agir individuelles des autres vivants dans son environnement, en particulier celles fragiles, diminuées, ou vulnérables.
Bons sentiments et l’horizon de sens de l’éthique
La polysémie de l’adjectif « bon » peut sembler poser un problème particulier pour l’explicitation du sens des « bons sentiments ».
Le terme « bon » peut être employé en plusieurs sens. Mais le sera-t-il par homonymie ou analogie ? Autrement dit peut-on s’aider de la compréhension d’autres expressions pour comprendre en quel sens le sentiment peut être bon ? Peut-on comparer un « bon sentiment » à une « bonne soupe » ou à un « bon vin » ? Deux qualités différentes sont-elles dénotées dans chacun des cas ? Ou sont-elles en fait commensurables ? Y aurait-il des bons et des mauvais sentiments comme il y a des bons et des mauvais vins ? Qu’est-ce que serait un sentiment bien fait ?
Et si l’on compare maintenant le « bon sentiment » à un « bon docteur » ou à « bon danseur » ? Le premier soigne bien, le second danse bien, et ils font montre tous deux de capacité ou de compétence technique, ils s’ordonnent à une finalité. Le sentiment doit-il être compris à partir d’une finalité ? Ce sens technique rejoindrait celui du bon qui est utile. Ce faisant on se rapproche ici du sens déterminant de « bon » dans l’expression « bon sentiment », car jouant de l’ambiguïté entre deux questions, « à quoi le sentiment peut-être bon ? » et « en quoi le sentiment peut-il être bon ? », surgit l’horizon irréductiblement moral ou éthique que convoque l’expression pour être bien comprise. Comme l’écrit George Edward More :
En réalité, chacun comprend bien la question « ceci est-il un bien ? (Is this good ?) ». Lorsqu’il y pense, son état d’esprit est différent de ce qu’il serait si on lui demandait : « Ceci est-il agréable ? ou désiré ? ou approuvé ? ». Le sens en est pour lui distinct. (…) Chacun a conscience de cette idée tout en n’étant peut-être jamais conscient de ce qu’elle diffère des autres notions dont il a également conscience. Mais pour raisonner correctement dans le domaine de l’éthique, il est d’une importance extrême qu’on prenne conscience de cette réalité. [25]
En effet, l’hypothèse serait ici que « bon » dans l’expression « bon sentiment » fait irréductiblement référence à un sens moral, car il renvoie à la dichotomie (présupposée dans notre langage et dans nos usages) entre le bien et le mal qui affecte ou intéresse autrui. Cette référence est productrice de sens, sans être analysable, parce que le sens fonctionne à partir de ce jeu de référence simple, immédiat. Les bons sentiments font surgir à nouveau à l’horizon l’idée de bien, soit positivement avec la bienveillance, l’amour du prochain, la sollicitude, soit négativement, par contraposée pour ainsi dire, lorsque la compassion, la pitié, la commisération, le souci font surgir le spectre de son contraire : le mal de l’homme, sa vulnérabilité, sa fragilité qui menace son individualité. Ce jeu de dichotomisation entre un « bon » et un « mauvais », au fondement du sens de l’éthique, ne disparaît pas, même dans les philosophies qui ont mis en avant un programme de naturalisation des émotions et de la morale en vue de leur explicitation dans le cadre d’une épistémologie scientifique, et qui ont mis à distance les sentences prescriptives en référence à des principes transcendants invérifiables au mieux, faux au pire.
Comment interpréter en théorie éthique l’implication morale de cette expression étant donné son usage dépréciatif ?
Elle semble mettre en perspective certaines habitudes récemment prises au minimalisme moral, attitudes qui consistent dans une position de neutralité par rapport aux conceptions substantielles du bien, et de suspension du recours à certaines « grandes notions » comme celle d’« humanité », qui peut être rejetée comme un principe abstrait, trop vague et irrationnel. Or dans les bons sentiments, il semble bien qu’il en aille du sens de l’humanité et de certaines dispositions d’esprit pour appréhender la manière dont le sens éthique d’une situation se donne.
Mériam Korichi
[1] Voir Mériam Korichi, « La Nature des « bons sentiments » en question », Revue de Métaphysique et de Morale, oct-déc. 2008, n° 4.
[2] Lettre à George Sand du 14 novembre 1871.
[3] Lettre à Louise Colet du 26-27 mai 1853. Nous soulignons
[4] Il y a en effet une autre hypothèse que celle du retard ou du déclin de notre civilisation : peut-être celle-ci ne s’oriente-t-elle pas du tout dans la direction souhaitée par Flaubert. Voir Jeremy Rifkin, Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie, trad. fr., LLL, 2011.
[5] De la démocratie en Amérique, II.
[6] C’est notamment l’argument que Hannah Arendt met en avant pour attirer l’attention sur les effets négatifs (nuisibles) de la compassion (par opposition à l’amitié) : en privilégiant le point de vue du « souffrir avec », on ne considère pas l’autre d’abord comme un citoyen, mais comme un « malheureux », la politique souffrant justement de cette perversion des intentions, se devant d’avoir pour objectif aux yeux du « peuple » de faire le bonheur des individus au lieu d’établir la justice pour tous. Hannah Arendt écrit : « Parce que la « compassion » abolit la distance, l’espace temporel des hommes pour qui le politique compte – autrement dit tout le domaine des affaires humaines -, elle reste, politiquement parlant, hors de sa place et sans conséquence » (Essai sur la Révolution). S’agissant du domaine politique, on se retrouve ici dans une situation d’analyse critique similaire à celle qui motivait Kant pour définir toute erreur de jugement : « l’origine de toute erreur devra être cherchée uniquement dans l’influence inaperçue de la sensibilité sur l’entendement » (Critique de la raison pure, Introduction à la logique transcendantale, VII).
[7] L’Empire de la compassion, coll. « encre marine », Les Belles Lettres, 2011.
[8] Référence ici à la fameuse sentence : « Ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature » (voir son Journal, à la date du 2 septembre 1940).
[9] « L’Internationale des bons sentiments », article de 1946, non publié alors, publié aujourd’hui in Ecrits philosophiques et politiques, t. 1, Biblio Essais, Le Livre de poche, 1994, pp. 35-57.
[10] Voir son discours prononcé à l’Académie française le 30 novembre 2006. Les historiens s’impliquent particulièrement dans cette dénonciation de la place du sentiment dans le discours public, cf. Christophe Prochasson, Les Historiens dans la mêlée, Paris, Démopolis, 2008 ; Ecrire l’histoire, avec un dossier « Emotions », Printemps 2008.
[11] L’Homme compassionnel, Paris, Seuil, 2008.
[12] Actuelle Ministre de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement, depuis novembre 2010. Nathalie Kosciusko-Morizet en mai 2010, alors Secrétaire d’Etat chargée de la Prospective et du Développement de l’économie numérique, a cru bon de réagir à l’annonce qu’a faite Martine Aubry, première Secrétaire du Parti Socialiste, de vouloir défendre « une société du soin mutuel », faisant alors écho de manière significative aux éthiques du care et aux travaux récents autour de la notion de soin (voir par exemple, Frédéric Worms, Le Moment du soin. A quoi tenons-nous ?, PUF, Paris, 2010, sur le « care » voir plus bas ici) : la femme du gouvernement placarde une « tribune » sur son blog, répercutée ensuite dans les média : « Care, ou le triomphe des bons sentiments », cette dernière expression étant associé à l’idée (dénoncée) d’assistanat social, cf. http://nkm-blog.org/«-care-»-ou-le-triomphe-des-bons-sentiments.
[13] Voici un extrait d’une interview de Dominique Meda, sociolgue du travail, réalisé par Non fiction. Fr, dans un dossier consacré à la notion de plus en plus popularisée de care :
« Nonfiction.fr- A votre avis, la notion de care peut-elle fonder une nouvelle politique de gauche, sans être réduite à un appel aux bons sentiments ? – Dominique Méda : Cette notion est tellement vague qu’elle peut être le support d’interprétations radicalement différentes. L’idée qu’il faudrait plus s’occuper les uns des autres et faire plus attention les uns aux autres est sympathique, mais ne représente pas la version la plus subversive du concept. En revanche, il est possible de prendre appui sur celui-ci : 1) pour repenser les modalités de prise en charge des personnes dépendantes (jeunes enfants, personnes âgées…), leur organisation, leur financement, et mettre en place de nouvelles politiques sociales fondées sur une offre performante de services publics – comme dans les pays nordiques ; 2) pour réévaluer les conditions concrètes de l’égalité entre hommes et femmes … » (http://www.nonfiction.fr/article-3470-le_care_en_debat_entretien_avec_dominique_meda.htm).
[14] Emile, Œuvres complètes, IV, coll. de la Pléiade, Gallimard, 1959, p. 514.
[15] Voir Mériam Korichi, Les Passions, coll. « Corpus », GF-Flammarion, 2000.
[16] Voir notamment Ronald de Sousa, The Rationality of Emotion, MIT Press, 1987, « Emotions », Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, « Quadrige », PUF, 2004 ; Penser les émotions, Critique n° 625-626, juin-juillet 1999, La Logique des émotions, Organon, N° 36, 2007.
[17] Idéologie héritée d’une double conception philosophique et théologique de l’homme composite, contre laquelle notamment Spinoza élabora des arguments puissants, parmi lesquels la réduction de l’âme (anima) à l’esprit (mens) et l’identification de l’esprit et du corps (Ethique, II, 13, prop., dém. & sc., et Ethique, III, 2, prop. & sc.), voir Mériam Korichi, « Le concept spinoziste de mens humana et le lexique du Tractatus de Intellectus Emendatione », Kairos, 11, 1998, p. 9-32, La Définition de l’esprit humain par Spinoza. L’éthique ou les limites de la métaphysique, thèse de doctorat, Université de Paris I Sorbonne, 2003.
[18] Voir la définition que donne Spinoza de l’affect (affectus), terme qu’il choisit de privilégier par rapport à passion (passio) : « Par affect, j’entends les affections du Corps, qui augmentent ou diminuent, aident ou contrarient, la puissance d’agir de ce Corps, et en même temps les idées de ces affections. » (Ethique, III, Déf. III, tr. Bernard Pautrat, Seuil, Paris, 1988). Nous soulignons.
[19] Jon Elster, Alchemies of the Mind: Rationality and the Emotions, Cambridge. University Press, 1999. Et voir du même auteur, poursuivant et approfondissant son travail de déconstruction des paradigmes de la conception néoclassique de l’homme comme agent (économique) rationnel : Désintéressement. Traité critique de l’homme économique, volume 1, Le Seuil, 2009 et L’irrationalité. Traité critique de l’homme économique, volume 2, Le Seuil, 2010.
[20] Jon Elster fait bien remarquer que ni les émotions ni le marché ne tendent en général à produire des comportements adaptatifs, et encore moins rationnels donc.
[21] Voir notamment : Patricia Paperman, Sandra Laugier, éds., Le Souci des autres. Ethique et politique du care, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2005, 349 p. ; Carol Gillian, Une Voix différente. Pour une éthique du Care, Ch. Flammarion, 2008 ; P. Molinier, S. Laugier, P. Paperman, éds, Qu’est ce que le care ?, Paris, Payot, 2009 ; Marie Garrau et Alice Le Goff, Care, justice et dépendance, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 2010, 151 p. ; Carol Gilligan et l’éthique du care, coordonné par Vanessa Nurock, Paris, PUF, coll. « Débats philosophiques », 2010, 176 p.
[22] A ce point que Paul Audi dans son livre récent veut parler d’idéologie dominante : « La compassion est devenue, peu à peu, dans notre ère culturelle mondialisée, le signe de l’« humanité » en nous. A présent, sa domination non seulement sur la morale mais sur la représentation que les hommes se font d’eux-mêmes comme de leurs rapports sociaux et politiques, est si indiscutable qu’une idéologie récente comme celle du « Care » (soin, sollicitude, aide apportée aux autres) s’y enracine entièrement. Pourquoi un tel empire ? » (L’Empire de la compassion, op. cit., quatrième de couverture. C’est l’auteur qui souligne.)
[23] La nature de cette dépendance aux autres, et l’exigence méthodologique de son explicitation, est ce qui pose problème pour Ruwen Ogien dans ce qu’il appelle les « éthiques à visage humain » : « En raison de sa critique de l’universalisme, elles ne permettent pas de distinguer jugements moraux et jugements sociaux conventionnels » (« Qui a besoin d’une « éthique à visage humain » ? » in Martha Nussbaum. Emotions privées, espace public, Raison Publique, n° 13, oct. 2010, p. 52). On remarquera que Ruwen Ogien préfère l’emploi d’une expression qu’il a lui-même forgée à l’emploi maintenant courant d’« éthiques du care », laissant la possibilité que l’une n’épuise pas l’autre, notamment en raison de la richesse sémantique du terme care (tenir à, faire attention à, se soucier de) – que l’on choisit souvent de ne pas traduire en français précisément à cause de cette épaisseur sémantique qui permet d’explorer de nouvelles voies conceptuelles pour penser les rapports d’interdépendance et de vulnérabilité humaines dans nos sociétés contemporaines.
[24] Voir Joan Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care (Moral Boundaries : A Political Argument for an Ethic of Care, 1993), tr. fr., La Découverte, 2009.
[25] Principia éthica [1903], PUF, 1998, Chapitre I, § 13.
Très bon texte. Merci.