Droits, mésentente et subjectivation politique (2/2)
Droits, mésentente et subjectivation politique (2/2)
Laura Quintana. Docteure de philosophie Universidad Nacional de Colombia. Professeure associée au Département de Philosophie de l’Universidad de los Andes (Colombie). Elle a été professeure invitée à l’Université Paris Diderot-Paris 7. Ses publications peuvent se consulter ici : https://uniandes.academia.edu/LauraQuintana
Ce texte est la deuxième partie d’un article, dont le début est consultable ici.
III. Le droit comme structure de mésentente et la possibilité d’un antagonisme politique non dichotomique
Je souhaite ici m’arrêter sur l’usage du droit comme structure politique de la mésentente dans les processus de subjectivation politique afin d’explorer quelques unes de ses voies et implications, et surtout pour montrer dans quelle mesure, comme je l’ai annoncé au début de ce texte, la mésentente dans ces processus ne naît pas d’une logique de confrontation dichotomique. Pour mener à bien cette exploration, je me concentrerai sur deux expériences de mobilisations populaires d’émancipation qui ont eu lieu en Colombie et auxquelles j’ai déjà fait référence dans d’autres travaux[1] : El Congreso de los Pueblos (Le Congrès des Peuples) et la Comunidad de Paz de San José de Apartadó (Communauté de Paix de San José de Apartadó). De mon point de vue, ces deux expériences permettent de mettre en évidence une idée d’expérimentation politique, soulignée au début du présent essai, qui se manifeste dans des pratiques d’organisation, d’autogestion, et dans la construction de cas de litige basés sur des droits donnés ; c’est-à-dire que ces pratiques cherchent à confronter, perforer, altérer, déplacer les frontières de sens définies par certaines compréhensions établies de la réalité (à partir de logiques de souveraineté, humanitaires ou néolibérales) pour ainsi ouvrir la voie à d’autres configurations possibles, d’autres configurations qui, précisément, comme nous avons commencé à le percevoir dans les parties précédentes, se positionnent comme des options viables pour penser et expérimenter ce qui est commun, et qui confrontent ainsi la distribution donnée de l’espace commun.
1. Le « droit » au bien vivre et à l’organisation populaire du territoire: les mandats du Congreso de los Pueblos (Congrès des Peuples)
Le Congreso de los Pueblos (Congrès des Peuples) est un espace de coordination crée en octobre 2010, dans lequel se rassemblent et collaborent divers mouvements régionaux et nationaux de communautés politiques, sociales et culturelles. Le nom choisi par ce mouvement est déjà significatif: c’est un ‘congrès’, mais il n’est pas composé par ceux que l’on appelle les « représentants du peuple » et qui bien souvent sont élus à l’issu de processus électoraux qui répondent en général à des pratiques de contrôle, de commercialisation et de gestion[2] ; c’est un congrès conçu comme une institution alternative qui prétend émerger de, et produire, un pouvoir populaire[3] : un pouvoir qui devrait trouver sa source dans des espaces de discussion et d’interaction dans lesquels les gens puissent parvenir à des accords et des exigences ou, d’après le vocabulaire du mouvement, à des « mandats »; c’est-à-dire à des demandes comprises comme « l’expression de l’accumulation des expériences » « des processus d’organisation sociale », qui témoignent des « principaux effets » du système économico-politique dominant et de leur mode de vie collectif[4]. De tels mandats mettent particulièrement en évidence que la violence politico-sociale dont a souffert le pays n’est pas seulement le fait d’un État social de droit faible ou insuffisamment consolidé, mais aussi de mécanismes de violence structurelle et symbolique qui ont empêché les communautés d’établir localement des pratiques et des modes de relation qui leur permettent de formuler collectivement leurs problèmes, et surtout de montrer, depuis leur contingences locales, que ces questions peuvent concerner tous les Colombiens[5]. Dans cette mesure, l’on pourrait dire que cette institutionnalité alternative que le Congrès des Peuples cherche à générer implique d’affronter des violences structurelles et symboliques qui ne peuvent pas être démantelées par la simple application des mesures juridiques existantes, mais bien par une transformation des pratiques et des modes de vie qui soit issue des tissus sociaux qui ont été déchirés par la violence. C’est pourquoi, compte tenu de cette vision de la violence du conflit, le Congrès pense que la construction de paix est précisément le synonyme de la construction du pouvoir populaire :
[…] la construction de la paix est synonyme de la construction du pouvoir populaire. […] C’est-à-dire que la construction de la paix passe par notre autogouvernement direct, par notre législation propre et par l’organisation de notre propre territoire. C’est pourquoi dans ce congrès pour la paix du sud-ouest, nos mandats vont progresser et devenir des mandats d’action. Il est temps que nous nous engagions tous et toutes à travers des propositions d’actions réalisables qui permettent de faire face aux problèmes les plus prioritaires de notre région[6].
En même temps, ces propositions d’action que sont les mandats se basent également sur la vision de la vie que ces mouvements ont incarnée par leurs pratiques : une notion de « bien vivre » revendiquée de façon polémique pour défier des modèles développementalistes et basés exclusivement sur la croissance économique, à partir de la réactivation de savoirs et de pratiques marginalisés, souvent autochtones, qui se voient cependant contaminés et croisés avec des discours sociaux sur le droit, des visions marxistes et post-marxistes et des apports de l’anthropologie décoloniale. À partir de ce croisement hétérologique entre ces discours et pratiques, ces mandats au nom du « bien vivre », au nom du droit au bien vivre, cherchent à configurer des formes plus équitables d’être ensemble afin de générer des économies solidaires et un renforcement de l’autogestion locale, et à défendre d’autres usages de la terre que la simple extraction, et par-là des formes de production et de distribution plus équitables et plus en harmonie avec la nature. Mais ce qu’indique l’idée de croisement hétérologique, c’est qu’en confrontant ces pratiques et les mécanismes du modèle de démocratie représentative actuel et ses politiques gouvernementales néolibérales, cette idée de bien vivre n’implique pas simplement l’opposition entre les discours institutionnalisés d’une part et les discours marginalisés d’autre part, et ainsi l’opposition entre les lois établies de l’État colombien et les mandats du Congrès des Peuples. D’ailleurs, les mandats liés au bien vivre et l’idée même de « bien vivre » revendiquée par ce mouvement suppose également une vision synergique des droits[7] qui implique le croisement de formes discursives distinctes : une vision sociale des « droits de l’homme, des droits économiques, des droit du travail et des droits environnementaux » qui sont en principe reconnus par l’État colombien mais qui, dans la vision du mouvement, sont compris comme des « principes sociaux basés sur la justice et l’égalité »[8]; de nouveaux discours institutionnels, qui, entrelacés avec des discours autochtones ancestraux et des politiques environnementales, reconnaissent les droits de la Terre mère ; des savoirs indigènes et populaires qui conçoivent le territoire comme un espace de vie interprété par les affects, comme un espace traversé de traditions, de pratiques sociales et culturelles ; ainsi que des discours socioculturels qui reconnaissent la manière par laquelle les modes de vie dans les communautés locales sont toujours parcourus par des relations de pouvoir qui peuvent être problématisées et re-signifiées par les pratiques sociales elles-mêmes[9].
Ainsi, ces mandats du bien vivre sont conçus comme un « instrument de confluence » pour construire des identité communes qui ne sont pas données et, par conséquent, deviennent des instruments de subjectivation qui peuvent donner lieu à des sujets politiques collectifs en devenir[10]. Dans ce cadre, comme le dit le Congrès des Peuples : « Les mandats sont l’ébauche des voies de mobilisation et nous positionnent comme sujets actifs de celles-ci: les mandats ne sont ni statiques ni des points d’arrivée », ni de simples exigences qui attendent d’être résolues par les gouvernants. Elles sont plutôt l’expression de ce que les formes d’organisation de ce mouvement « se proposent », en « ébauchant ainsi les transformations et les voies pour y parvenir ». Justement, le fait que les espaces de relation dont émergent les mandats permettent la coordination de voix qui sont habituellement exclues des débats publics institutionnels rend possible l’ouverture d’autres manières de comprendre les problèmes qui affectent les communautés et d’autres façons de les aborder à partir des pratiques d’autogouvernement et d’autogestion revendiquées par les communautés.
Et cette vision autre, en se présentant en termes de « mandats », exige d’être reconnue comme une option viable qui concerne non pas quelques personnes en particulier mais mais le partage d’un espace commun disputé. Qui plus est, comme je l’ai déjà suggéré, la construction du pouvoir populaire cherche à ce que ces espaces de participation génèrent aussi une institutionnalité alternative par rapport à la gouvernementale – bien qu’ils utilisent certains de ses principes et mécanismes –, dont les mandats imposent de repenser les mécanisme de représentation, les formes d’autogouvernement et d’autogestion. D’ailleurs, l’instance même d’un Congrès des Peuples semble exiger d’entrée de repenser et de réexpérimenter le sens de la démocratie ; la repenser si ce nom s’oppose de façon dissensuelle à l’identification de la politique avec des pratiques de gestion verticale qui ne prennent pas en compte ni ne promeuvent la participation des communautés locales à l’élaboration des politiques qui les concernent, et avec un modèle économique extractionniste qui ignore et met en danger les pratiques que ces communautés ont établi sur leurs territoires. La revendication du droit au bien vivre serait alors aussi l’exigence de vivre la démocratie d’une autre manière pour la relier peut-être à la possibilité ou, plus encore, à la demande des communautés de pouvoir créer d’autres formes d’être ensemble, d’auto-organisation et d’autogestion sur leurs territoires.
2. Le droit à une communauté en résistance[11]
Les survivants du hameau de San José de Apartadó se sont déclarés « Communauté de Paix » en 1997, lorsque ses habitations se sont retrouvées pratiquement « vides puisque la majorité des familles avait fui suite aux deux massacres perpétrés par les militaires en septembre 1996 et en février 1997 »[12]. Arrêtons-nous un moment sur les deux premiers articles de la déclaration par laquelle les habitants de San José de Apartadó se sont constitués en Communauté de paix :
Article 1 : La communauté du hameau de San José de Apartadó, après un exhaustif processus de consultation interne et compte tenu de la volonté de la majorité de ses habitants, a décidé de se constituer en Communauté de Paix […], et ce aussi longtemps que le conflit interne perdurera et que la guerre continuera.
Article 2: La Communauté de Paix de San José de Apartadó se définit comme partie intégrante de la population civile paysanne non-combattante qui, malgré le développement des hostilités, se protégera des rigueurs des affrontements sans distinction aucune.
Alinéa 1 : Les membres de la Communauté de Paix de San José de Apartadó ne pourront en aucun cas être l’objet d’atteintes aux Droits de l’Homme ni d’infractions au Droit International Humanitaire[13].
Cette déclaration suppose donc la fondation de la communauté de paix en tant que territoire neutre, aussi bien vis-à-vis de l’intervention des forces armées reconnues dans le pays que vis-à-vis de la présence de groupes guérilleros et paramilitaires; mais aussi en tant que communauté temporaire qui perdurera aussi longtemps que dure le conflit armé en Colombie. Ces deux affirmations – de neutralité et de temporalité – sont pleines de sens: elles posent d’entrée leur désaccord radical avec la logique de souveraineté impliquée par la violence armée dans le pays. D’ailleurs, elles manifestent aussi que celle-ci n’est pas seulement liée à la prolifération des forces illégales qui dépassent le monopole de la violence de l’État, mais que les forces armées représentatives de cet État, et qui en défendent la souveraineté, sont aussi à la source de cette violence. Ainsi le territoire de la communauté résiste à l’intervention des forces qui garantissent la souveraineté nationale, c’est-à-dire qu’il rompt avec l’un des présupposés fondamentaux du principe de cette souveraineté, sans pour autant que la communauté prétende se constituer à son tour en un nouveau territoire souverain. De plus, celle-ci refuse de participer à la logique amis-ennemis utilisée par les groupes armés en Colombie, en refusant de collaborer avec les parties du conflit armé interne et à devenir ainsi l’une de ces parties. Elle résiste aussi aux fait que ces parties continuent à exercer sur elle le pouvoir de donner la mort. Elle émerge donc comme un lieu non identifié dans la topographie de la guerre. Cette mésentente est d’ailleurs si radicale que la communauté a été l’objet de persécutions, d’attaques, de stigmatisations et de massacres de ses membres de la part des forces illégales, en particulier des paramilitaires[14], mais bien souvent avec le consentement implicite de l’État qui a récemment prononcé des déclarations de contrition gouvernementale[15].
D’autre part, cette déclaration dissensuelle fait usage des Droits de L’Homme et du Droit International Humanitaire, par lesquels elle se proclame protégée. En effet, ceci permet de mettre en évidence l’injustice des massacres continuels et du déplacement de ses membres simplement par ce qu’ils exigent – comme ils le disent – « le respect du droit universel à la vie » dans un État qui, paradoxalement, s’est engagé à garantir ce droit. Mais cette affirmation d’un droit à la vie n’est pas une affirmation réductrice qui se limite à exiger la protection d’une vie vulnérable ou réduite à la survie. Il est clair que la Communauté de paix a reçu le soutien de la bureaucratie de l’État, des ONG et des organisations humanitaires en général. Mais malgré tout, comme l’a montré Juan Ricardo Aparicio, elle refuse de se transformer en un objectif d’intervention des politiques humanitaires, et a préféré réutiliser cette assistance et les discours employés par celles-ci, comme par exemple des formules et des pratiques diverses telles que la théologie de la libération, le marxisme ou l’histoire des luttes paysannes en Colombie[16]. En se concevant elle-même de façon hétérologique, cette communauté à donné vie à une série de pratiques et d’expériences qui mettent en évidence une compréhension du droit à la vie en termes de revendication d’une vie digne qui semble se positionner comme mécanisme de résistance non seulement face à une violence souveraine, mais aussi face a des mécanismes biopolitiques d’assujettissement. Ceci est particulièrement perceptible dans les principes par lesquels la communauté cherche à montrer la singularité de son expérience ou à mettre en évidence ses coordonnées de sens, qu’elle assume d’entrée comme une production collective et qui donne d’ailleurs lieu à d’autres formes de relations.
nous ne pouvons pas penser à toi ou à moi, nous devons penser à l’autre comme un NOUS. C’est pourquoi chaque action que nous réalisons doit être faite en sachant qu’elle a un impact sur les autres […][17].
L’enjeu de ce pari collectif, ce n’est pas seulement la génération de nouvelles relations entre les uns et les autres afin de renforcer et de mieux articuler la résistance « face à ce qui ont voulu fouler au pied nos droits et notre dignité »[18]. D’ailleurs, la communauté assume le fait que leur tentative de créer de nouveaux modes de relation est liée à la résistance à certaines logiques qui alimentent la violence: l’économie de la compétitivité, l’appropriation, l’extraction et la productivité à tout prix, qui ne laissent pas être ces droits à une vie autre, à une vie digne qui – en leurs termes – pourraient recréer « un sens de l’humanisation de la coexistence » dans la communauté « face à l’individualisme, à l’égoïsme et à la lutte entre les uns et les autres »[19]. Ainsi, la communauté est très explicite sur sa mésentente radicale vis-à-vis de la rationalité utilitaire, interventionniste, qui apparaît également comme l’une des causes du déplacement forcé auquel ses habitants ont résisté:
La Communauté de Paix de San José de Apartadó rompt avec l’idée que seul ce qui est utile a une valeur, et que ce qui ne l’est pas est indésirable ; le déplacement est basé sur cette logique qui écrase tout ce qui n’est pas utile à certains intérêts du pouvoir et du capital[20].
De cette façon, la communauté met en évidence que le déplacement fait du tort à l’égalité, le produit d’une logique inégalitaire et désocialisante basée sur certains critères de productivité, de réussite ou d’entrepreneuriat qui stigmatisent et marginalisent. Mais en même temps, la communauté cherche à désarmer les subjectivités qu’a produit la logique de la guerre et à créer des pratiques dans lesquelles l’égalité des uns et des autres ait une valeur centrale : par exemple, en concevant la communauté comme un espace dans lequel certaines personnes qui n’avaient jusque-là appartenu à l’espace commun qu’en tant qu’identité exclue et marginalisée (celle du paysan pauvre et ignorant), s’attribuent désormais le droit de prendre des décisions sur ce qui les concerne et se mobilisent pour créer des mécanismes de participation à la communauté, ouverts à tous et basés sur une affirmation de l’égalité des capacités de chacun et de l’égalité du droit à prendre la parole :
Les décisions se prennent avec la participation de tout le monde puisque chacun possède le même droit de partager son opinion, chacun d’entre nous a le droit de parler et d’être écouté, de présenter ses arguments ou de manifester son désaccord à travers le dialogue[21].
Bien que l’accent soit mis ici sur le droit à la parole et au dialogue comme moyens d’expression des différences d’opinion, insistance compréhensible dans des territoires où c’est par la violence physique que l’on tranchait habituellement les différends, il ne s’agit pas seulement d’un désaccord dialogique ni d’un nouveau privilège qui émergerait ici d’un discours soi-disant délibératif (rationnel), face à des gestes, des mouvements du corps et des voix inarticulées. La communauté fait également appel à des mots-images, à des mots-gestes, à des pratiques artistiques et à des travaux communs. Elle encourage diverses pratiques de mémoire (des pratiques audiovisuelles[22], un monument aux martyrs, une Place de la mémoire, des gestes corporels comme les marches silencieuses), qui cherchent à rendre visible la violence qui les a générées et les morts qu’elle ne souhaite pas oublier; mais – en leurs termes – sans « vivre dans le passé » avec amertume, « ni dans une communauté de morts ». Bien au contraire, la mémoire est affirmée comme un « engagement pour l’avenir », comme l’énonce l’une de leurs consignes. Cela sous-entend donc une conception transformatrice de la mémoire qui cherche à créer de nouvelles possibilités pour l’avenir à partir des blessures et du non-sens – « la mémoire est une possibilité de vie », comme ils le disent –, au lieu de prétendre parvenir à une vérité sur des faits qu’il faudrait éclaircir, découvrir et raconter dans une logique explicative qui en figerait le sens par des interprétations prétendument objectives, scientifiques ou vérifiables; ou au lieu de prétendre soigner les blessures à l’aide d’une histoire qui les rendent linéaires et univoques et qui vise à les cicatriser. Ceci est manifeste dans le plan élaboré par la communauté pour sa « place de la mémoire » : au lieu d’y ériger un grand monument comme témoignage de l’irreprésentable ou de « ce qui n’est plus » pour se réconcilier avec ce passé, ils ont crée divers supports superposés (des documents, des témoignages, des vidéos, des espaces) qui, d’une certaine manière, figurent l’histoire en offrant la possibilité d’être seul et de réfléchir, de dialoguer avec les autres, d’être interpellé par la douleur de la mort d’autrui, de parcourir des histoires singulières et de coexister peut-être avec les spectres[23].
Le fait de pouvoir recréer des formes de mémoire qui résistent à la reformulation du passé dans une logique linéaire unique qui l’abandonnerait comme quelque chose qui n’est plus, est aussi pour la communauté un moyen de pouvoir donner forme à ce droit qu’elle s’attribue. Encore une fois, en leurs termes: « la mémoire est un droit des victimes en tant que possibilité de reconstruction, de réparation, de justice, c’est pourquoi elle est étroitement liée au sentiment de dignité des communautés ». Un droit qui est aussi l’exigence lancée par la communauté pour pouvoir exister comme un espace autre : comme une forme de communauté qui existe dans l’intervalle entre l’activité et l’inopérance, entre ses pratiques alternatives de production économique et de participation politique et sa tentative de laisser en suspens, de rendre inopérantes, toutes les formes d’intervention souveraine, guerrière et gouvernementale ; dans l’intervalle entre le passé et l’avenir, entre les ruines et les morts que l’on ne veut pas laisser derrière soi, mais au contraire faire revivre par chaque acte de vie, par chaque projet pour continuer à devenir ; entre l’impossibilité que lui rappelle la violence dont elle a tant souffert et dont elle souffre encore, et les possibilités que représente son existence alternative ; entre la vie qu’elle réaffirme et la mort qu’elle ne veut pas oublier, entre la présence et l’absence. Une communauté, donc, qui exige de pouvoir exister comme une partie qui ne prend pas parti, c’est à dire aussi comme une communauté qui n’est jamais en harmonie avec elle-même, comme une communauté divisée pour toujours.
IV. Vers un nouveau droit relationnel ?
Les expériences qui ont guidé ces réflexions et les exemples qui ont orienté cet essai mettent en évidence qu’en construisant leurs instances d’énonciation polémique et leurs pratiques antagoniques en utilisant un certain discours sur les droits, ces mouvements essaient de dessiner un espace commun dissensuel qui brouille les coordonnées de sens dominantes, comme par exemple celles d’une politique verticale et souveraine, mais aussi celles des modèles gouvernementaux extractionnistes et de développement. Et, par là même, ils tentent de mettre en scène un espace de sens, un espace politique qui exige d’être reconnu en tant qu’option viable. On pourrait dire alors que ces tentatives d’émancipation sont la mise en scène d’une demande commune sans précédent qui aspire à d’autres possibilités de vie, qui ne s’affirme pas comme un non-sens mais qui prétend au contraire donner du sens, même si celui-ci génère la polémique et la confrontation, pour démontrer une raison qui semble peut-être irrationnelle aux yeux des présupposés et des critères légaux donnés, mais qui essaye de faire valoir une « raisonnabilité » propre qui aspire à être reçue par d’autres, en modifiant par là le cadre de l’expérience ou de ce qui est considéré comme de l’ordre du possible[24]. Ainsi, j’ai souligné auparavant que cette demande de nouveaux droits dans les processus de subjectivation politique peut être comprise principalement en termes de mise en scène de structures politiques de la mésentente qui revendiquent surtout une capacité politique sans précédent qui se révèle précisément dans ce processus de subjectivation politique.
En lien avec une telle conclusion, il faut prendre en compte, comme je l’ai noté ici à plusieurs reprises, que les droits reconnus institutionnellement qui introduisent de nouvelles formes d’exclusion, figent les identités et épousent les modèles de gestion verticale, peuvent aussi être affirmés et utilisés politiquement, resignifiés et réinvestis, stratégiquement renversés et contre-utilisés, et ce « même en dépit de leurs propres termes »[25]. C’est pourquoi plusieurs passages de ce texte mettent l’accent sur le fait que les droits institués sont réutilisés par les mouvements populaires pour émettre des arguments politiques et mettre en évidence les contradictions et les exclusions produites par un certain partage de ce qui est considéré comme commun, grâce au vides et aux indéterminations qui traversent la structure déterminée des formes juridiques. D’ailleurs, cet usage polémique des droits institués est la clé qui permet l’émergence d’une situation de mésentente, comme je l’ai également suggéré ci-dessus. Cependant, il me semble que cette affirmation n’implique pas la réduction du droit mobilisé dans les processus de subjectivation politique à l’usage stratégique de certains droits institués ni à la possibilité que ce droit puisse en permanence se déconstruire lui-même. En effet, même si je ne démérite pas certaines analyses déconstructivistes qui essaient de penser le pouvoir d’indétermination de la loi, à savoir que celle-ci, par son caractère déterminé et fonctionnel à certaines relations de pouvoir, se dépasse où se déplace toujours elle-même[26] en stagnant précisément dans l’irrésolution entre la détermination et l’indétermination qui la constituent – une irrésolution ou une inquiétude de la loi qui l’amènerait toujours à la possibilité d’être une autre et par là à un dehors de résistances et de transgressions qui auraient à la fois un rôle constitutif dans la formation de la loi elle-même[27] ; je pense que ce qui est en jeu dans les mouvements sociaux et en général dans les expériences collectives d’émancipation n’est pas seulement la capacité éventuelle de ces droits institués à recevoir l’altérité, ce qui excède tout usage stratégique et qui se produit comme un certain dehors du sens et des formes d’énonciation données. Il me semble plutôt que les manifestations polémiques dont j’ai parlé ici font appel à une compréhension du droit qui confronte les formes établies d’agir ou d’être traité afin de revendiquer d’autres possibilités d’action et de traitement à partir d’une tentative expérimentale; une tentative qui, en tout cas, se sert des usages polémiques des droits établis pour produire, par la voie de croisements et de torsions des sens dominants, d’autres possibilités de configuration commune. Dans ce sens, je disais que l’usage polémique des droits institués est la clé pour pouvoir donner lieu à une mésentente : une collision entre les mécanismes inégalitaires des logiques gouvernementales et les formes de cette inégalité, toujours cependant inscrites dans ces logiques ; un entrelacs de ces écarts et de ces lieux vides qui permet de tordre et de déstabiliser ces logiques, puis de les réutiliser pour faire valoir de nouvelles demandes qui sont alors produites par la convergence et le croisement entre ces diverses stratégies. Mais dans tous les cas, et à la différence de l’usage stratégique des droits établis, ces revendications sont exigées et émergent au nom d’un sujet collectif inachevé ; un « sujet » qui refuse les formes qui l’identifient et les droits institués qui le figent, et qui est ouvert à la mutabilité de l’humain[28].
Ceci étant donné, cette revendication de ce droit, un droit qui n’est pas un droit reconnu légalement mais la demande de la part d’un nouveau sujet collectif à faire entendre ses demandes, ne doit pas signifier le retour à de nouvelles formes d’humanisation, car il ne s’agit pas d’« humanisation » lorsque – dans ce que nous venons de voir – la Communauté de Paix exige des formes d’action et de traitement plus humaines[29] ou lorsque, comme nous l’avons vu, Le Congrès des Peuples exige une interprétation sociale des droits de l’homme qu’il puisse faire valoir sur le plan politique. Bien au contraire, ce qui est en jeu ici c’est la reconnaissance du fait que les droits institués ont également permis d’imposer un certain modèle d’humanité qui est devenu « normatif », « auto-évident et soi-disant universel » et que celui-ci a défendu certains modes et formes de vie, bien que ces mêmes droits puissent être utilisés pour revendiquer d’autres modèles de vie de façon polémique[30]. Alors, plutôt que de se libérer simplement de ces droits, ces formes de subjectivation tentent de les réutiliser dans l’idée d’un nouveau droit au bien vivre pour cesser d’imposer des frontières contraignantes à certaines formes de l’éthique et de la politique « comme modèle universel pour tous types de liberté », et les considérer plutôt comme des chemins illimités dans lesquels se joue – comme le dirait Foucault – l’invention « d’autres secrets, d’autres libertés possibles » et d’autres expérimentations à venir[31].
Cependant, de mon point de vue, ce qui est en jeu avec ce droit relationnel n’est pas seulement l’exigence foucaldienne « de faire reconnaître dans un champ institutionnel des relations d’individu à individu qui ne passent pas forcément par l’émergence d’un groupe reconnu »[32] ; de mon point de vue, ce qui est en jeu c’est plutôt l’exigence de faire reconnaître des subjectivations collectives alternatives qui fracturent et peuvent reconfigurer, en terme ranciériens, le paysage donné du perceptible et du pensable à partir d’une expropriation – infra et supra-individuelle – des individus, qui naît également de leur action des uns avec les autres ; des subjectivations collectives alternatives comme celles énoncées dans les productions discursives de ce « nous-autres » qui s’auto-dénomme « Congreso de los Pueblos » ou « Communidad de Paz de San José de Apartadó ».
Mais comment soutenir cette exigence d’un droit qui n’est pas simplement un droit institué, de ce droit à d’autres inventions possibles à venir qui est mobilisé dans les subjectivations politiques ? Je ne crois pas que, pour soutenir ce droit, il soit nécessaire de faire appel à des critères normatifs nouveaux ou anciens qui réintroduiraient les frontières de l’humain et qui cesseraient d’assumer leur contingence. Je pense que ce droit, comme je l’ai déjà mentionné, n’est soutenu que par la reconnaissance de cette contingence et que, dans cette mesure, l’on pourrait même dire que ce droit est aussi un droit à la critique ou, pour reprendre les mots de Foucault, « le droit d’interroger la vérité sur ses effets de pouvoir et le pouvoir sur ses discours de vérité »[33] ; c’est-à-dire un droit qui est soutenu justement par la constatation du fait que, pour reprendre encore les mots de Foucault, « toutes les choses qui nous paraissent les plus évidentes sont toujours formées à la confluence de rencontres et de hasards au cours d’une histoire précaire et fragile »[34] ; un droit de la contingence pour la contingence, donc, contre ce qui est assumé comme donné ou naturel, propre ou identitaire, vrai ou évident ; un droit qui est également critique parce qu’il force le déplacement des limites de ce qui semble possible[35] dans un certain ordre social sans prétendre juger à partir d’une perspective normative privilégiée ; un droit qui cherche à « multiplier les signes de l’existence »[36], en séparant et en dissociant ceux qui se sont figés et qui ont appauvri « le tissu relationnel »[37] ; en inventant de nouvelles possibilités d’être pour des sujets collectifs inachevés qui exigent précisément leurs droits à la transformabilité : à la mobilité, à l’exposition, à l’ouverture à des formes impensées de sociabilité qui sont encore à imaginer et à expérimenter en commun et pour lesquelles il faut encore lutter pour qu’elles puissent exister dans leur impropriété.
Alors, au-delà de l’Autre infigurable et de la représentation (individuelle ou collective) de chacun dans des droits et des identités attitrés, il faudrait peut-être nous confronter avec des formes de communauté suspensives qui, à partir du croisement et de la réutilisation de diverses pratiques (ou, comme nous l’avons vu, des droits institués), confrontent le partage donné de ce qui est commun et exigent le droit d’être reçues avec toute leur force polémique et expérimentale, comme partie d’un commun divisé et disputé.
Traduit de l’espagnol par Sébastien Longhurst – Lingua Viva Traductores
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[1] Voir Quintana L., « The Rights of Those Who Have Not the Rights that They Have – The Human, the Citizen, the Intervals », The New Centennial Review, Vol. 14.2, 2014, pp. 153-168 ; Quintana L., « Construcción de paz, participación política y movimientos sociales » in Fjeld A., C. Manrique, D. Paredes et L. Quintana (eds.), Intervenciones filosóficas en medio del conflicto, en cours d’impression.
[2] Comme l’a démontré Wendy Brown, au sein des mécanismes des systèmes démocratiques contemporains, les grands groupes économiques semblent accaparer totalement l’espace public, non seulement en corrompant les politiciens et en influençant les politiques publiques par l’intermédiaire du contrôle des médias, mais aussi en fusionnant avec le pouvoir de l’État, tandis que s’impose chaque jour un peu plus un consensus relatif sur le fait que l’économie est un reflet de la réalité. Brown W., « Ahora todos somos demócratas », in Democracia en suspenso, Barcelona, Editions Casus Belli, 2010, p. 59-79, p. 62-63. De plus, les critères du marché semblent s’imposer dans les logiques de gouvernement, qui s’apparentent de plus en plus à celles de la gestion des entreprises, parallèlement à l’invention de lieux supra-étatiques dans lesquels des experts prennent conjointement, à partir des sciences économiques et du droit, des décisions qui ont un impact global. Ainsi, les élections soi-disant libres semblent se transformer en un « numéro de cirque de commercialisation et de gestion pure » (ibid., p. 63), dans lequel les politiciens semblent vendre leurs programmes de gouvernement tels des biens de consommation, tandis que les citoyens sont représentées par les « préférences » et les « tendances » de l’opinion publique exprimées à travers une série de sondages, et exposés à des « techniques avancées de marketing » qui prétendent influencer leur vote mais qui, en réalité, finissent par les assujettir à certains comportements et identifications.
[3] La manière dont ce mouvement pense le peuple pourrait bien être le produit d’une déclaration qui, compte tenu de la conjoncture actuelle du processus de paix en Colombie, justifie la nécessité d’un congrès national populaire pour la paix : « En tant que Congreso de los Pueblos (Congrès des Peuples), nous croyons important qu’il existe un espace de participation décisionnel pour la société, particulièrement pour les secteurs populaires et démocratiques jusqu’ici minoritaires et exclus, que soient enfin entendues les voix de ceux qui luttent pour une vie digne, que nous proposions une paix construite par les citoyens, les paysans, les autochtones, les communautés noires, les jeunes, les travailleurs, les étudiants, les victimes de ce système mortifère, et c’est pourquoi la question suivante nous semble fondamentale: quel est le pays en paix que s’imagine le citoyen lambda? » (http://congresodelospueblos.org/index.php/37-comunicacion-oficial/prensa/201-congreso-de-los-pueblos-en-las-luchas-contra-el-despojo-y-por-la-vida-digna).
[4] Voir Congreso de los Pueblos,
http://www.congresodelospueblos.org/index.php?option=com_content&view=article&id=27&Itemid=30. Consulté le 13 septembre 2014.
[5] D’ailleurs, d’après le mouvement, ces mécanismes de violence symbolique qui ont invisibilisé et exclu d’autres formes de participation sont le produit de « l’existence d’un système politique basé sur la vassalité, hérité des temps coloniaux et qui se cristallise [aujourd’hui] dans une relation démocratique tyrannique dans laquelle seule l’élite politique et économique du pays est considérée comme sujet de plein droit […] ». Ainsi, « dans les faits, les institutions politiques se transforment en instruments d’exclusion des communautés, alors que, d’un point de vue formel, elles les représentent » (Cartilla Paz, Congreso de los Pueblos, voir http://congresodelospueblos.org/index.php/multimedia/documentos/215-congreso-de-los-pueblos11).
[6]http://www.congresodelospueblos.org/index.php?option=com_content&view=article&id=234%3Acongreso-para-la-paz-region-sur-occidente&catid=1%3Alatest-news&Itemid=18
[7] Ceci découle de la manière dont Le Congrès des Peuples pense la construction de la paix comme une paix transformatrice, comme « un processus vivant et actif qui cherche à transformer les modèles qui vont à l’encontre du respect des besoins ou des droits, en modèles synergiques basés sur le respect des besoins et sur la jouissance des droits ». (Cartilla Paz, Congreso de los Pueblos, voir http://issuu.com/viktorospinaramirez/docs/cartilla_unvert_agosto_impres/14).
[8] http://congresodelospueblos.org/index.php/comunicados/209-congreso-para-la-paz
[9] On trouve par exemple dans le Congreso de los Pueblos (Congrès des Peuples) des groupes qui revendiquent des questions de genre et qui problématisent les rôles identitaires qui sont parfois assumés dans des communautés locales très patriarcales ; mais aussi des groupes environnementalistes, de protection animale en particulier, qui problématisent la question des formes violentes de traitement animal industriel et massif, surtout dans le capitalisme tardif, mais aussi dans certaines pratiques domestiques et ancestrales qui existent dans les communautés locales.
[10] « […] Ce sont des instruments qui nous permettent de nous réunir avec d’autres à partir d’identités communes ; pour construire des voies de mobilisation et d’organisation partagées » (http://www.congresodelospueblos.org/index.php?option=com_content&view=article&id=27&Itemid=30)
[11] Je reprends ici quelques considérations formulées dans Quintana L., « El exceso de la democracia », op. cit.
[12] Comunidad de Paz de SJA, http://www.cdpsanjose.org. Consulté le 13 septembre 2014.
[13] Ibid.
[14] « …Parce que nous n’acceptons pas que l’on nous tue, que l’on nous massacre, que l’on nous déplace, que l’on viole nos femmes et que l’on démembre nos enfants, parce que nous exigeons le respect de notre droit universel à la vie et celui de la population dans son ensemble, nous sommes traités de guérilleros, de vendus » Ibid.
[15] Je fais ici référence aux excuses publiques présentés par le président Juan Manuel Santos à la Communauté de Paix à la fin 2013, pour la façon dont « l’instance maximale de la nation (l’ex président Álvaro Uribe) a formulé des accusations injustes envers une communauté, la Communauté de Paix de San José de Apartadó (département d’Antioquia), au sujet desquels la Cour Constitutionnelle a donné l’ordre à l’État, en la personne du président lui-même, de se rétracter ». (http://www.caracol.com.co/noticias/actualidad/santos-pidio-perdon-publico-a-comunidad-de-paz-de-san-jose-de-apartado/20131210/nota/2034595.aspx).
[16] Aparicio J. R., « Los desplazados internos: entre las positividades y los residuos de las márgenes », Revista de Estudios Sociales, no 43, 2012, p. 108-119, p. 117.
[17] Comunidad de Paz de SJA, op. cit.
[18] Ibid., mots mis en italique par l’auteur.
[19] Ibid.
[20] Ibid.
[21] Ibid.
[22] Voir par exemple http://www.youtube.com/watch?v=xwiGOPkjRa8&feature=youtu.be
[23] En effet, le monument est composé de 200 ossuaires qui « contiennent les restes de chaque personne de la communauté qui a été assassinée, soit déjà plus de 170. Chaque ossuaire sera accompagné d’une courte biographie. Les ossuaires forment un chemin vers la grande rotonde, un lieu de réunion et de réflexion sur le sens de la mémoire et des victimes, sur ce qu’elles nous disent à chaque instant. Trois coupoles s’ouvrent sur la rotonde : l’une contient des objets ayant appartenu à nos martyrs, et quelques éléments de leurs histoires ; une autre contient une galerie de photos et un espace dédié à la mémoire d’autres mouvements de résistance civile du monde. La troisième coupole contient des vidéos et des enregistrements des voix de nos martyrs. Ces trois coupoles débouchent dans la rotonde, sur une statue qui résume le sens de cette place. Autour du monument seront installés des panneaux portant des documents ayant appartenu à nos victimes et à d’autres victimes d’autres mouvements de résistance » Ibid.
[24] Voir Rancière J., La mésentente, op. cit., p. 78-79.
[25] Voir Golder B., « Foucault’s Critical (Yet Ambivalent) Affirmation: Three Figures of Rights », Social & Legal Studies, no 20, 2011, 283-312, p. 291 ; Foucault M., The Will to Knowledge: The History of Sexuality, Vol. 1, Harmondsworth, Penguin, 1979, p. 100-102.
[26] Voir Golder B. et P. Fitzpatrick, Foucault’s Law, Abingdon, Routledge, 2009, p. 52.
[27] Ibid., p. 54.
[28] Voir Foucault M., Politics, Philosophy, Culture: Interviews and Other Writings, 1977-1984, New York, Routledge, 1988.
[29] « LA COMMUNAUTÉ DE PAIX COMME ALTERNATIVE HUMANISANTE : la vie quotidienne et les relations qui se construisent dans la Communauté de Paix de San José de Apartadó cherchent à recréer un sens d’humanisation de la coexistence. Face à la logique imposée par le capital qui cherche à se multiplier à travers l’exploitation du plus grand nombre au bénéfice d’une minorité, la Communauté de Paix cherche des alternatives à partir du travail communautaire, qui nous donne la possibilité à tous de semer et de récolter les fruits de la terre pour les partager ou pour commercialiser ces produits agricoles en améliorant les prix qui reviennent à celui qui a travaillé la terre » (http://cdpsanjose.org/node/8).
[30] C’est justement ce qui se produit dans les deux cas avec les droits de l’homme : pour le Congrès des Peuples, comme nous l’avons vu, ceux-ci peuvent être utiles pour soutenir un modèle vertical de démocratie mais peuvent aussi être interprétés comme des principes sociaux pour construire et défendre un modèle de bien vivre. Dans le cas de la communauté de paix, les droits de l’homme peuvent être utiles à la promotion de politiques humanitaires qui les assujettissent à une logique d’entrepreneuriat, mais ils peuvent aussi servir à défendre la neutralité de leur territoire.
[31] Foucault M., Politics, Philosophy, Culture: Interviews and Other Writings, 1977-1984, op. cit., p. 12.
[32] Foucault M., « Le triomphe social du plaisir sexuel : une conversation avec Michel Foucault » ; entretien avec G. Barbedette, 20 octobre 1981, Christopher Street, vol. 6, no 4, pp. 36-41, p. 41.
[33] Foucault M., « Qu’est-ce que la critique? [Critique et Aufklärung] » (rendu de la séance du 27 mai 1978), Bulletin de la Société française de philosophie, 84th year, no. 2, April–June, 1990, pp. 35-63, p. 38.
[34] Foucault M., Politics, Philosophy, Culture: Interviews and Other Writings, 1977-1984, op. cit., p. 37. Citation traduite en Français à partir de la version anglaise du texte, consultée par l’auteur (N.d.T.).
[35] Voir Foucault M., « What is Enlightenment? », in Essential Works of Foucault 1954-1984, Vol. 1, New York, The New Press, 1997, p. 347-348.
[36] Foucault M., « Genealogy and Social Criticism » in Seidman S. (eds.), The Postmodern Turn: New Perspectives on Social Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 323.
[37] Foucault M., « Le triomphe social du plaisir sexuel : une conversation avec Michel Foucault », op. cit., p. 37-38.