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Chutes et attentions dans le Contact Improvisation 1/2

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Chutes et attentions dans le Contact Improvisation 1/2

Vers une expérience partagée du sublime à la croisée de l’improvisation dansée, des neurosciences et de l’esthétique

 

Coline Joufflineau (1,4), Matthieu Gaudeau (4), Alexandre Coutté (2,4), Dimitri Bayle (2,4), Asaf Bachrach (3,4)

1: UMR 8218,Institut ACTE, Paris 1 2:EA 2931, CERSM, Paris 10 3: UMR 7023 SFL CNRS/Paris 8, France 4: ICI projet Labex ARTS H2H, Paris 8, France

Dossier «  Repenser l’interdisciplinarité entre esthétique et neurosciences cognitives  », coordonné par Donna Jung et Bruno Trentini.

 

Résumé

Cet article présente un processus de recherche interdisciplinaire à la croisée de la pratique artistique, de l’esthétique et des neurosciences. Nous pensons que ces disciplines peuvent s’enrichir mutuellement. D’une part, les pratiques artistiques peuvent alimenter les concepts, les méthodes et les outils des neurosciences, et d’autre part, les neurosciences peuvent éclairer la part des mécanismes sous-jacents à nos expériences esthétiques en interaction avec une œuvre ou dans la vie ordinaire. Cet article se concentre sur les modulations de l’attention liées à ces expériences. Notre recherche prend pour point de départ le courant artistique des années 1970 qui s’est intéressé à l’expérience esthétique dans la vie ordinaire, et à une forme de danse en particulier, le Contact Improvisation, qui met l’accent sur l’observation des sensations internes, le toucher et la chute. Dans ce premier volet de l’article, à partir d’une expérience corporelle précise, la Petite Danse, nous montrons que le Contact Improvisation offre un dispositif privilégié pour ouvrir un dialogue entre l’esthétique et les neurosciences afin d’étudier l’attention et les dynamiques attentionnelles non routinières en particulier, qui sont un invariant de l’expérience esthétique selon les théories philosophiques. Cette expérience nous invite fortement à enquêter sur d’éventuels corrélats posturaux des états attentionnels, aux côtés des corrélats neuronaux ou physiologiques qui sont actuellement un domaine de recherche très actif en neurosciences.

Mots-clés: Improvisation en danse, chute, attention sphérique, énaction, phénoménologie

Abstract

This article presents an interdisciplinary research process at the intersection of artistic practice, aesthetics and neuroscience. We believe that these disciplines can be mutually enriching. On the one hand, artistic practices can feed into the concepts, methods and tools of neuroscience, and on the other hand, neuroscience can shed light on the mechanisms underlying our aesthetic experiences in interaction with an art work or in ordinary life. This article focuses on the modulations of attention related to these experiences. Our research takes as a starting point the artistic movement of the 1970s that focused on aesthetic experience in ordinary life, and on one form of dance in particular, Contact Improvisation, which emphasizes the observation of internal sensations, touch and falling. In this first part of the article, starting from a precise body experience, The Small Dance, we show that Contact Improvisation offers a privileged device to open a dialogue between aesthetics and neuroscience in order to study attention and non-routine attentional dynamics in particular, which are an invariant of the aesthetic experience according to philosophical theories. This experience strongly invites us to investigate possible postural correlates of attentional states, alongside the neural or physiological correlates, currently a very active field of research in neuroscience.

Keywords: dance improvisation, falling, spherical attention, enactivism, phenomenology

 

I. Introduction : de l’esthétique aux neurosciences, la danse comme paradigme de recherche interdisciplinaire

I. 1. Esthétique et interdisciplinarité

En tant que l’art pense le monde et que l’esthétique pense à partir de l’art, celle-ci, depuis au moins les avant-gardes picturales, ne se limite ni à une science du beau, ni à une réflexion sur le jugement de goût, ni au plaisir d’une réception passive[1]. L’esthétique a une longue histoire courant depuis le XVIIIe siècle. Mêlant les écrits des philosophes, des artistes et des historiens de l’art, elle est une philosophie « appliquée » qui se situe à la croisée d’une psychologie de la perception et d’une anthropologie. À la fois étude des formes sensibles et de la manière dont elles nous affectent, elle participe aux débats et recherches actuelles dans des champs divers comme, entre autres, le langage, la fiction ou les émotions. Depuis plusieurs décennies désormais, l’esthétique partage ses objets d’études avec l’anthropologie, la sociologie, la psychologie et plus récemment les neurosciences à travers un nouveau courant appelé « neuroesthétique ». De plus en plus d’études expérimentales étudient par exemple l’expérience esthétique[2].

L’expérience esthétique a fait l’objet de nombreux débats dans le champ de l’esthétique[3]. Selon une perspective pragmatiste, dans laquelle nous nous inscrivons, l’expérience esthétique est une expérience progressive, dynamique, intégrative[4], potentiellement transformatrice. D’après le philosophe américain Dewey, l’expérience esthétique est en continuité avec nos expériences ordinaires, au sens où elles reposent sur les mêmes mécanismes, mais ceux-ci s’y infléchissent de manière non routinière[5]. L’expérience esthétique n’est donc pas réservée à la rencontre avec une œuvre, elle peut éclore dans la nature comme dans la vie ordinaire. De même toute rencontre avec une œuvre ne donne pas lieu à une expérience esthétique.

Le modèle de l’expérience de Dewey est biologique et écologique, nourri par une philosophie de l’événement, qui met l’accent sur l’interaction de l’être vivant et de son environnement. Il insiste aussi sur la liaison voire l’assimilation de l’action et la perception notamment dans le cas de l’expérience esthétique[6] :

À cause de ce lien intime (entre action et perception), l’enchaînement des actions est cumulatif et ne dépend pas d’un simple caprice, ni de la routine. Dans une expérience artistique-esthétique forte, la relation est si étroite qu’elle contrôle simultanément à la fois l’action et la perception (…) sans quoi il ne peut y avoir qu’une séquence mécanique de sensation et de mouvement comme dans la marche qui est automatique[7].

C’est pourquoi selon lui : « L’artiste joue lui-même le rôle de la personne qui perçoit alors même qu’il œuvre[8]. »

La conception de l’expérience deweyenne rencontre de manière remarquable les concepts varéliens de cognition incarnée et d’énaction[9]. Selon Varela, la cognition est une action incarnée c’est-à-dire ni la reconstitution d’un monde extérieur prédonné (réalisme) ni la seule projection d’un monde intérieur prédonné (idéalisme) :

Par le mot incarnée, nous voulons souligner deux points : tout d’abord, la cognition dépend des types d’expériences qui découlent du fait d’avoir un corps doté de diverses capacités sensori-motrices ; en second lieu, ces capacités individuelles sensori-motrices s’inscrivent elles-mêmes dans un contexte biologique, psychologique et culturel plus large[10].

L’émergence des sciences cognitives a modifié la manière dont on comprenait la relation entre les êtres humains et leur environnement. Les perspectives deweyenne et varélienne prises ensemble invitent à reconsidérer le corps et la physiologie comme des acteurs principaux de l’expérience esthétique et de l’expérience du sublime[11]. Rappelons qu’à l’origine l’esthétique s’inscrit dans un cadre physiologique et même psychophysique.

L’expérience esthétique est intégrative et complexe. Elle implique de nombreux niveaux de la cognition. C’est pourquoi il ne semble pas possible d’isoler les processus cognitifs spécifiques à celle-ci ou à celle du sublime. Cependant, il semble intéressant de regarder comment des mécanismes routiniers sont mis en œuvre de manière non routinière au contact des œuvres ou lors des expériences esthétiques. Comme l’indique Trentini dans sa réflexion sur le futur de l’esthétique et de la neuroesthétique :

L’esthétique semble avoir beaucoup à gagner des études physiologiques en échangeant, d’une part, avec la capacité des processus cognitifs à s’adapter à des situations non routinières et, d’autre part, avec la capacité qu’ont ces adaptations d’être senties par les individus[12].

Dès les premières pages de l’Art comme expérience, Dewey nous incite à nous intéresser aux modulations de l’attention dans les spectacles de la vie ordinaire qu’il considère comme les prémices de l’expérience esthétique. Les théories esthétiques historiques, malgré leurs divergences (qu’elles soient analytiques, pragmatiques, phénoménologiques…) s’accordaient à penser que l’attention joue un rôle central dans l’expérience esthétique, sans pourtant en faire un objet principal de recherche. Plusieurs recherches récentes en esthétique, nourries de philosophie, de sociologie et d’anthropologie vont dans le sens de cette hypothèse[13]. Pourtant, peu d’études en neuroesthétique[14] se penchent spécifiquement sur la dynamique attentionnelle ou les états attentionnels reliés à l’expérience esthétique.

Merleau-Ponty reprochait à la science de manipuler les choses sans les habiter, d’en faire des modèles internes et des définitions rarement mises à l’épreuve de l’expérience. C’est en repartant du corps, du « sol du monde sensible et du monde ouvré tels qu’ils sont dans notre vie, pour notre corps[15] », que la science pourrait sortir de la pensée de survol, de l’objet en général. À l’heure actuelle, la majeure partie des études neuroscientifiques sur « la danse » ou « danser » dans le champ de la neuroesthétique en font un objet général, comme le reprochait Merleau-Ponty, et rares sont celles qui s’intéressent à l’improvisation, privilégiant des formes chorégraphiques ou traditionnelles. Par exemple, alors que le corps, la présence et le temps sont constitutifs de la danse, la plupart des études utilisent des photographies ou des vidéos de quelques millisecondes de danse en tant que stimuli (voir par exemple l’étude de Calvo Merino et ses collègues[16] ou celle de Cross et Ticini[17]), en isolant les sujets-spectateurs les uns des autres, et en les installant devant un ordinateur. De plus, hormis quelques exceptions, le travail mené dans ce champ approche la danse comme une sorte d’objet plutôt que comme une activité, une expérience ou un état. Les quelques études qui s’intéressent à « danser » ou au moins aux effets de cette activité (par exemple celle de Cross et Ticini) ne se penchent pas sur ce que signifie danser dans leurs recherches et expérimentations, ni n’en donnent une définition, même minimale, telle que réaliser des gestes spécifiques dans le temps selon un certain rythme. Les études sur la réception ou la pratique de la danse qui ont le mérite de chercher à relier les données en première personne et en troisième personne s’attachent essentiellement à deux dimensions de l’expérience en première personne : le jugement de goût du sujet, en lui demandant de répondre « j’aime/je n’aime pas » face à un stimuli, ou sa préférence quant aux mouvements présentés ; notamment en fonction de l’expertise en danse du sujet. Par exemple, Cross et Ticini[18] ont corrélé l’activation du cerveau (en particulier dans le réseau « miroir ») avec la satisfaction subjective liée à des mouvements de danse spécifiques[19].

Il nous semble que c’est indirectement que les recherches en neurosciences cognitives peuvent être les plus enrichissantes pour le champ nouveau de la neuroesthétique. C’est-à-dire en faisant des détours par d’autres domaines de recherche que les seules études utilisant des des images d’art pour stimuli. Par exemple, les recherches portant sur les modulations de la conscience de soi qui est fortement modulée lors de ces expériences, mais aussi les recherches sur les tendances esthétiques spontanées du bébé dans le champ de la psychologie du développement (par exemple les recherches de Stern[20] et de Trevarthen[21]). Dans notre cas, il s’agit de faire des détours par les études sur l’attention individuelle, conjointe et collective, et les études sur les états attentionnels qui furent associés à l’expérience esthétique au cours de l’histoire, notamment celles traitant de la rêverie, l’hypnose, les expériences mystiques, ou la méditation. C’est pourquoi les études investiguant lesdits « états modifiés de conscience », qu’elles portent sur le sommeil, l’anesthésie, différentes drogues, la méditation, l’hypnose, les expériences mystiques, ou encore les expériences en forêt[22], peuvent enrichir notre compréhension de l’expérience esthétique dans la vie ordinaire en interaction avec le monde. C’est aussi certainement en regardant du côté des études sur les expériences corporelles du saisissement, du vertige, de la glisse, par exemple dans les sports extrêmes[23], que nous pouvons alimenter notre compréhension de celle du sublime.

I. 2. Regards croisés sur l’attention : entre études à la première personne et études à la troisième personne

En termes de méthodologie, les études expérimentales portant sur l’expérience de l’art ou l’expérience esthétique devraient de notre point de vue considérer l’artiste comme co-chercheur, partir de la pratique et de l’expérience vécue, combiner des données quantitatives et qualitatives pour articuler les perspectives en première et troisième personne, mener des études « in vivo » et « in situ »[24]. Ainsi en amont des hypothèses de recherche et des expérimentations, il nous semble que c’est en commençant par l’expérience vécue, tant pour les philosophes que pour les scientifiques, qu’un tissage fructueux peut se réaliser entre ces deux approches. Notre groupe de recherche transdisciplinaire ICI (de l’improvisation conjointe à l’interaction) rassemble des danseurs, des praticiens somatiques, des philosophes et des neuroscientifiques. Il nous paraît aussi primordial de prendre en compte l’expérience vécue des artistes dans leur propre pratique pour guider les hypothèses et l’interprétation des résultats. C’est pourquoi, aux côtés de la dimension pragmatique qui informe notre approche de l’esthétique, la pratique phénoménologique tient une place importante, c’est-à-dire : « l’intérêt pour un retour à l’expérience concrète en première personne (…) tout en puisant des ressources de sens et de rigueur dans la philosophie phénoménologique[25] ». À ces « premières personnes » s’ajoutent dans ce processus de recherche, lors des expérimentations, les expériences vécues par les participants, en vue de combiner les perspectives. La mise en garde effectuée par les psychologues béhavioristes a eu un effet à long terme en ce qui concerne la réticence au recours aux « données subjectives » dans les sciences cognitives jusqu’aux années 1980. Il est désormais bien admis que la conjonction d’approches complémentaires est en mesure d’étendre l’étude de la cognition[26]. Il existe plusieurs méthodes de recueil de données en première personne, en amont et en aval des expérimentations : verbales, par exemple avec des questionnaires, à travers des questions fermées ou semi-ouvertes, avec différentes méthodes d’entretien a posteriori de l’expérience, ou non verbales grâce à des tâches recourant au dessin par exemple. Il existe aussi des moyens de relever des données subjectives en temps réel au cours de l’expérience, ce qui est plus compliqué expérimentalement et incite à être créatif dans les protocoles expérimentaux.

I. 3. Le Contact Improvisation

L’émulation artistique des années 1970 et l’émergence des formes performatives ont contribué à l’affranchissement de la danse des formes conventionnelles et des traditions du ballet classique qui la déterminaient jusque-là. Inventé par Steve Paxton en 1972 avec un petit groupe de danseurs[27], au cœur du collectif du Grand Union[28], et au cours du Continuous Project Altered Daily (1969) d’Yvonne Rainer qui consistait à se partager le processus chorégraphique au sein d’une organisation collective et improvisationnelle, le Contact Improvisation a largement contribué à l’émancipation de la danse au XXe siècle, en particulier car il a participé au mouvement de mutation de l’improvisation comme variation à partir de grilles et de schémas préexistants (comme dans le jazz), en une forme dans laquelle le geste ne procède que de lui-même. Une forme « permissive, interchangeable, élastique, imprécise[29] », selon les mots de Paxton, dans laquelle chaque instant est vécu pour sa qualité spécifique et unique. Dans son approche philosophique de l’improvisation, Kintzler nomme ces deux formes d’improvisation, respectivement, de « prolifération » et de « déverrouillage ». Le terme de prolifération décrit la recherche de multiplication des possibles à partir d’un schéma fixe tel que c’est le cas dans la pratique de l’improvisation qui consiste à déployer et inventer des variations nouvelles à partir d’une grille établie ; le jazz en est une forme exemplaire. Le « déverrouillage », cette seconde forme d’improvisation suppose, pour le danseur, de remarquer ses habitudes gestuelles acquises et de les dissoudre : « dans cette recherche d’un se faisant en train de se faire ; (…) on ne peut faire l’économie d’un “se défaisant” qui, pour aller en deçà des formes installées, doit les conduire à leur point de décomposition[30] ». Une suspension de la volonté de contrôle sur ce qui se fait, comme du langage interne lié à la réflexion, est nécessaire pour laisser place à l’imprévu. Pour ce faire, selon la perspective psycho-phénoménologique de Gaillard, il s’agit de mettre en place des dispositifs par lesquels l’ego suspend son contrôle et ceci passe essentiellement par des actes attentionnels[31]. Le Contact Improvisation entrelace l’improvisation au contact entre les danseurs. Reposant sur la disponibilité, l’écoute, le toucher, la chute et le partage du poids entre les partenaires, le mouvement résultant des transferts pondéraux ne peut plus s’attribuer à aucun des sujets[32]. Quels sont les dispositifs proposés par Steve Paxton en vue de remarquer les « formes installées », qu’elles soient gestuelles, cognitives, émotionnelles, attentionnelles, pour les déverrouiller et suspendre le contrôle de l’ego ?

À partir de la pratique du Contact Improvisation et des premiers textes de son inventeur, deux dispositifs de suspension et de déverrouillage se distinguent en particulier : la « Petite Danse » (Small Dance), et la chute partagée qui est un mouvement particulièrement désorientant. Chacun d’eux implique des gestes d’attention spécifiques, induisant et soutenant des états attentionnels ainsi que des possibilités d’observations des modulations de l’attention. Quelles sont les modulations de l’attention au cœur des dispositifs de déverrouillage de Paxton que ce soit la « Petite Danse », la chute partagée et finalement l’improvisation collective ?

I. 4. Le Contact Improvisation comme dispositif phénoménologique pour l’étude neuroscientifique de l’attention dans l’improvisation dansée

D’un point de vue phénoménologique, l’attention est comprise comme un phénomène dynamique, qui n’est pas « un acte mental invisible, mais un vécu corporel concret[33] ». L’attention modifie ce que nous percevons consciemment, ce qui en fait un modulateur de nos expériences[34]. En tant que phénomène dynamique, elle peut être décrite selon ses directions, ses formes, ses intensités, sa rythmique et ses objets[35]. Les recherches récentes en sciences cognitives ont permis de déterminer assez précisément certaines propriétés de l’attention et notamment sa dynamique spatio-temporelle lorsque nous accomplissons une « tâche », en interaction avec un ordinateur, tout comme en contexte écologique. Si Paxton et les danseurs se concentrent sur l’expérience vécue dite « en première personne », au contraire, la majorité des recherches en sciences cognitives explore les mécanismes attentionnels par l’acquisition de données expérimentales « en troisième personne », offrant ainsi la possibilité d’une double perspective, neurophénoménologique, sur l’attention dans l’improvisation collective.

Cependant, à ce jour, les études neuroscientifiques n’explorent ni les qualités ni les états attentionnels qui ne sont pas directement induits par un stimulus dans l’environnement externe et se concentrent essentiellement sur l’attention visuelle. Les exceptions à cette limite se trouvent dans le champ des neurosciences « contemplatives » qui étudient les états attentionnels et les effets des différentes formes de l’attention pendant la méditation[36]. Si ces pratiques partagent de nombreux points communs avec le Contact Improvisation, elles s’en distinguent aussi en se pratiquant la plupart du temps, allongé, assis, ou en marchant, et surtout en n’incluant pas le toucher avec autrui.

En ouvrant un dialogue à partir des expériences de la pratique de Paxton, des observations qui en sont issues et les neurosciences contemporaines de l’attention, il s’agit pour nous de tenter de contrebalancer la dimension unilatérale et assujettissante des études neuroesthétiques « sur la danse ». Et ce, en renversant triplement ce rapport : d’objet d’étude, « la danse » ou « danser », devient un laboratoire expérimental vivant ; en tant que lieu expérimental, elle permet à partir des expériences vécues et partagées collectivement, de dégager des observations, des hypothèses, des prédictions. Finalement, en découvrant des hypothèses, dans notre cas sur l’attention, celles-ci deviennent un point de départ au dialogue avec les neurosciences, puis à l’élaboration d’un dispositif expérimental.

Au cours des trois dernières années, nous avons travaillé ensemble sur le développement d’un programme de recherche liminaire sur et à travers le Contact Improvisation. Étant donné l’écart existant entre la perspective « en première personne » de la pratique de la danse centrée sur l’expérience vécue du danseur et/ou du spectateur, et la perspective « en troisième personne » de la pratique scientifique, une collaboration véritable a contraint chacun à sortir de sa « zone de confort ». Autrement dit, nous avons dû chuter ensemble, pour permettre à nos sols habituels de glisser sous nos pieds. Pour les scientifiques, ils ont dû plonger dans la recherche sans la structure habituelle d’une hypothèse clairement formulée et d’un protocole bien défini pour l’étudier. Plus important encore, ils devaient devenir les « sujets de leurs propres expériences » et explorer les questions qu’ils étudiaient habituellement sur les « sujets » sur eux-mêmes, à travers la pratique de la danse et de l’improvisation. Les danseurs, eux, ont dû verbaliser et définir leurs états, la dynamique affective, les qualités intersubjectives qui restent généralement non articulées dans leur expérience et réfléchir sur la manière dont ces différentes expériences vivantes peuvent être observées et quantifiées par d’autres. Ils ont également dû adopter une certaine rigueur concernant la reproductibilité et la répétabilité des expériences qu’ils proposaient.

Nous présentons ici deux étapes de ce protocole de recherche. La première porte sur une expérience partagée, la Petite Danse, qui nous a permis d’ouvrir un dialogue fructueux entre la pratique artistique, la phénoménologie des expériences vécues dans cette pratique et les neurosciences de l’attention. Cette expérience a guidé notre recherche et la formulation d’hypothèses vers de potentiels corrélats posturaux des états attentionnels. La deuxième étape porte sur la description subjective d’un état attentionnel très précis rencontré lors des chutes partagées dans la pratique du Contact Improvisation. Nous discutons les observations faites en première personne avec les connaissances récentes en neurosciences et nous nommons cette forme d’attention, à la croisée des disciplines, attention sphérique. Nous présentons ensuite les correspondances remarquables entre les expériences de chutes et celles du sublime, en discutant la possibilité pour les déséquilibres au niveau de la posture et du système vestibulaire de constituer des marqueurs en troisième personne pour étayer l’étude neurophénoménologique de l’expérience du sublime. Finalement nous présentons brièvement un protocole expérimental portant sur les dimensions posturales de l’attention et les marqueurs neurophysiologiques de la chute imaginée.

II. La Petite Danse : Le corps au cœur de l’action, l’action au cœur de l’attention

Les recherches en danse, au début des années 1970, furent marquées par un intérêt nouveau pour les gestes ordinaires, non virtuoses. Marcher, s’asseoir, boire, manger, infiltrent les lieux d’art et deviennent centres d’attention pour les danseurs et performeurs[37]. Par exemple en 1970, Trisha Brown qui participe au même collectif d’improvisation que Steve Paxton, The Grand Union, questionne les principes de composition chorégraphique, et son premier cycle de créations, Equipment Pieces, s’articule autour des gestes ordinaires : s’habiller, se déshabiller, marcher, prendre, lâcher. Manger est au cœur de la pièce Lunch créée par Anna Halprin en 1968. La pièce Satisfying Lover (1967) de Steve Paxton repose sur le geste de la marche, la marche collective en particulier.

Dans le Contact Improvisation, la recherche se porte moins sur la forme apparente du mouvement, comme c’était le cas dans la danse classique par exemple, mais favorise le ressenti du danseur comme moteur du geste. Les composants élémentaires du mouvement que sont l’espace, le temps, les sensations et le poids deviennent prépondérants[38]. Avant tout déplacement et corps à corps avec un partenaire, Paxton propose aux danseurs avec qui il travaille une forme de méditation debout, qu’il nomme Petite Danse, permettant de développer une « habitude d’observation » et de commencer à déverrouiller les formes installées. À l’instar de notre démarche de recherche, nous vous proposons de commencer par cette expérience corporelle simple, à partir de laquelle il est possible d’observer en première personne différents aspects de la dynamique attentionnelle au travers de deux gestes ordinaires qui sont le plus souvent réalisés automatiquement comme l’indiquait Dewey : la posture debout et la marche. Cette Petite Danse est une expérience rythmée temporellement. Elle s’organise en quatre périodes successives et progressives. Cette progression cumulative et cette tension de l’expérience vers son accomplissement se rapporte à la dynamique de l’expérience esthétique selon Dewey : « elle est croissance, c’est-à-dire commencement, développement et accomplissement[39] ». Les instructions guidant cette expérience sont celles qui furent données par les danseurs dans notre collectif de recherche à partir de la traduction de celles de Steve Paxton (elles sont en italique dans la suite du texte).

II. 1. La Petite Danse de l’attention : observations en première personne

Debout, immobile, sans autres gestes que ceux nécessaires à la station verticale.

Observez le corps. Que remarquez-vous ?

Lors de ce premier moment de la Petite Danse le danseur déplace son attention de l’extérieur vers l’intérieur ; et il est invité à observer. Peut-être avez-vous remarqué le continuel ajustement postural qui a lieu pour se tenir debout ? Peut-être avez-vous remarqué aussi, malgré l’invitation à observer le corps, combien votre attention peut être rapidement sollicitée par un événement dans l’environnement extérieur, par un bruit, un mouvement. Ce premier moment de la Petite Danse correspond aux premiers gestes concrets de l’épochè, selon une perspective phénoménologique et pragmatique : « suspendre le cours des pensées et des activités, convertir mon attention de l’extérieur vers l’intérieur, lâcher prise pour accueillir en s’abandonnant, c’est devenir présent à moi-même en m’ouvrant à l’espace intérieur[40] ». Il s’agit de soutenir une activité d’attention dirigée à l’accueil de ces nombreux mouvements involontaires liés aux jeux permanents des ajustements posturaux propre à la station debout. Cette première étape est déjà une manière de désamorcer la dynamique routinière de l’attention dont la modalité spontanée à l’état d’éveil est d’être tournée et attirée vers le monde[41]. Par exemple, la dynamique spontanée du regard lors de l’exploration de scènes visuelles se situe entre trois ou quatre saccades par seconde, ce qui rend compte de la dynamique spontanément vive et agitée de l’attention au sein de la transaction continue avec le monde[42]. Ce changement de direction de l’attention, du monde social vers le monde intérieur, le corps et les sensations corporelles, et de qualité de l’attention vers l’écoute et la réceptivité marque déjà une rupture avec la dynamique spontanée de l’attention.

Debout, toujours, déplacez votre attention à l’intérieur du corps. Que remarquez-vous ?

Après ce moment d’ouverture à l’espace intérieur, dans un deuxième temps, Paxton invite les danseurs à déplacer leur attention de façon continue dans le corps et à en percevoir les répercussions. Dans cette modalité observante, le sujet, le soi, se construit en creusant un écart dans une position de surplomb vis-à-vis de l’objet d’attention qu’est « son corps ». Lors de ce voyage de l’attention dans le corps et de sélection continue des sensations dans différentes parties de celui-ci, Paxton remarque : « Au sein de cet exercice des rencontres se passent avec des parties du corps qui réagissent ou respirent pendant que nous observons[43] ». À la suite de Husserl qui critiquait les psychologies de son époque, faisant de l’attention un simple projecteur, « une simple fonction d’éclairage d’un donné vécu déjà tout constitué[44] », Paxton observe via cette fonction sélective de l’attention, que les parties du corps « réagissent » ou « respirent » quand nous dirigeons notre attention vers elles. Dans son cours de 1904-1905 sur la relation entre attention et perception, Husserl insistait sur ce phénomène : « […] lorsque la direction du regard se modifie, lorsque le mode d’attention et de notation change, il est sûr que tous les phénomènes se modifient[45] ». Il nommait « rythmique attentionnelle » ce processus de « différenciation au sein du champ du vécu que permet la mobilisation de l’attention, laquelle génère des “saillances”, des arrière-plans et des plans coexistants[46] ». À la manière du peintre qui « joue le rôle de la personne qui perçoit alors même qu’il œuvre[47] », cette seconde étape de la Petite Danse permet de prendre le temps de percevoir des relations qualitatives entre les parties du corps, les actions de l’attention et la perception.

Debout, toujours, imaginez que vous levez la jambe droite mais sans le faire réellement.

Que remarquez-vous ?

Peut-être avez-vous remarqué combien instantanément votre poids et votre attention se déversent sur la jambe opposée à celle qui se lève en imagination. Lors de ce troisième temps, le but du geste imaginé tout en inhibant sa réalisation est, tout d’abord, de lutter contre la tendance à l’anesthésie propre au geste maîtrisé, qui ne requiert plus l’accordage sensorimoteur conscient en jeu dans l’apprentissage du geste. En effet, l’apprentissage nous permet d’acquérir des routines automatiques, des habitudes (motrices, cognitives, émotionnelles, attentionnelles). Ainsi, une fois adultes nous pouvons marcher tout en pensant à autre chose sans avoir besoin d’être attentifs à la gestion du transfert du poids à chaque pas. L’apprentissage permet une libération de l’attention de la réalisation du geste : dans notre expérience quotidienne les sensations liées à la marche passent le plus souvent à l’arrière-plan et ne sont alors plus remarquées consciemment. L’inhibition du geste proposée par Paxton invite d’autre part le danseur à observer les effets de l’intention motrice sur la dynamique posturale. Ce fond d’ajustement postural, ou pré-mouvement, selon Godard, n’est pas compensatoire mais anticipe sur le geste[48]. Tout mouvement nécessite un dépôt du poids qui ne peut se faire que par anticipation de l’effet du geste et amène le danseur à reconsidérer l’organisation du geste volontaire depuis ce fond postural tissé dans des habitudes. Selon Dewey les habitudes recouvrent des processus inconscients, pré-individuel et physiologiques (comme la digestion, la marche, la respiration…), et des processus intellectuels[49]. Cette troisième étape de la Petite Danse permet de percevoir « des valeurs qui restent latentes dans l’expérience ordinaire à cause des habitudes[50] », elle vient remuer le fond pré-individuel du geste ordinaire qu’est marcher en dirigeant l’attention vers le pré-mouvement, et fait prendre conscience au danseur de la dynamique posturale sous-jacente à l’état simple de repos et à la réorganisation posturale complexe précédant même un geste imaginé (ou inhibé). Ces dimensions sont rarement au premier plan de l’attention dans le comportement quotidien.

Debout, immobile toujours, imaginez que vous levez vos deux jambes simultanément.

Pour de nombreux danseurs, cette suggestion étonnante, « impossible », en dernière étape de la Petite Danse, provoque un mouvement de déséquilibre, un moment de chute, mais aussi une forte modulation de l’attention. Soudainement, la dualité inhérente à l’observation de soi via l’attention portée à certaines parties du corps est résorbée, et, en quelque sorte, le sujet est ressaisi. Ce dispositif demeure momentané et accidentel, et il nous semble que le second dispositif de déverrouillage mis en place par Steve Paxton, la chute partagée en duo, soutient et augmente ce renversement attentionnel et le déploiement de l’attention de la localisation à une globalité, comme nous le verrons en deuxième partie.

II. 2. Échos neuroscientifiques aux observations repérées dans la pratique

Comme nous avons pu le voir, la Petite Danse propose d’opérationnaliser une rupture avec le fonctionnement ordinaire du sujet, amenant un réagencement des dynamiques cognitives de celui-ci. Cet exercice simple de la Petite Danse permet de nombreuses observations en première personne sur la dynamique de l’attention. Cette approche résonne de façon intéressante avec les travaux menés sur l’attention en sciences cognitives.

II. 2. 1. Attentions endogène et exogène

Le premier point d’articulation entre les propositions de Paxton et celles développées sur l’attention en sciences cognitives réside dans la structuration de la dynamique perceptive du sujet : comment le danseur oscille-t-il entre les constructions perceptives impulsées, d’une part, par ses attentes et ses « routines cognitives usuelles » et, d’autre part, par les variations dans son couplage avec l’environnement et relayées par les organes des sens ? Que le déplacement attentionnel soit explicite ou implicite, on distingue classiquement deux types d’attention : une attention exogène, qu’on pourrait qualifier d’automatique ou involontaire, et une attention endogène ou volontaire[51]. Ces deux types d’attention éclairent en particulier les observations recueillies lors des deux premières étapes de la Petite Danse. L’attention exogène est une attention automatique, capturée par une stimulation particulièrement saillante dans l’environnement. L’orientation de l’attention vers un objet saillant de façon exogène s’effectue automatiquement et extrêmement rapidement (environ 50ms). Elle est très peu perturbée par d’autres mécanismes cognitifs et donc très difficile à supprimer de façon volontaire. Cette attraction de l’attention est donc un phénomène rigide et automatique. Mais c’est aussi un phénomène transitoire.

Au contraire de cette attention exogène/automatique, l’attention endogène est la capacité d’orienter consciemment et volontairement ses facultés de traitement vers une position de l’espace ou vers un objet qui nous est particulièrement important. Cette forme d’attention, sur laquelle nous avons un contrôle important, nous permet de consciemment choisir l’objet de notre attention. Cette orientation de l’attention est donc volontairement modulable mais également plus facilement perturbée par notre état cognitif, notre capacité attentionnelle, ou encore par l’attention exogène. Elle est également plus lente à se mettre en place que l’attention exogène. Attention endogène et exogène ont en commun d’induire une modulation de notre perception, accélérant le traitement perceptif ou diminuant notre seuil de perception. Les attentions exogène et endogène peuvent interagir l’une avec l’autre, potentialisant ou, au contraire, inhibant leurs effets respectifs sur notre conscience. Par exemple, l’attention exogène est capable de court-circuiter l’attention endogène : c’est ce qu’il se passe quand une bruyante alarme incendie interrompt la contemplation d’une toile dans un musée.

II. 2. 2. La base sensorimotrice de l’attention

Le second point d’articulation entre les propositions de Paxton et celles développées sur l’attention en sciences cognitives est la proximité fonctionnelle qui lierait action et attention comme la troisième étape de la Petite Danse le fait clairement apparaître. À la lumière des théories de la cognition incarnée qui soulignent la force du lien unissant la cognition à la façon dont notre corps interagit avec son environnement[52], certains auteurs se sont intéressés au rôle de la sensorimotricité dans notre capacité à orienter notre attention. Plus précisément, selon ces auteurs, perception et action seraient intrinsèquement liées, tant et si bien que les orientations attentionnelles seraient tributaires de nos opportunités d’actions[53] et/ou de l’anticipation des conséquences de ces opportunités d’actions[54]. La théorie prémotrice de l’attention défendue par Rizzolatti et Craighero suppose que l’orientation attentionnelle émerge des mêmes mécanismes que ceux qui permettent d’interagir avec les objets qui composent l’espace : orienter son attention vers un objet reviendrait à anticiper un geste permettant d’atteindre ou d’agir sur cet objet même s’il est finalement inhibé et non exécuté[55].

Cette théorie prémotrice de l’attention, bien que farouchement discutée dans la littérature[56], s’enracine dans un certain nombre d’observations neuroanatomiques montrant que des réseaux cérébraux fonctionnant en parallèle forment autant de boucles spécifiquement impliquées dans un type d’interaction sensorimotrice avec l’environnement : chaque boucle utilise les informations sensorielles issues de l’environnement pour des objectifs moteurs différents et dans un contexte particulier[57]. Le fonctionnement coordonné des différentes boucles permet la construction conjointe d’une représentation sensorimotrice de l’espace et d’une orientation attentionnelle efficace dans cet espace. L’essentiel des données comportementales sur lesquelles s’appuie explicitement la théorie prémotrice de l’attention ont été récoltées lors de tâches impliquant les motricités manuelles et oculaires.

II. 2. 3. Vers une étude « posturale » de l’attention

Si l’on ouvre les propositions théoriques de Rizzolatti et Craighero à d’autres types de sensorimotricités, il devient possible d’extrapoler des liens vers d’autres littératures, telles que celles portant sur le corps dans sa globalité et qui étudient l’équilibre postural, la marche, l’impact des sons sur l’orientation de l’attention. C’est par exemple le cas des travaux montrant les liens entre la performance attentionnelle et le contrôle de la posture. Ainsi, la capacité à orienter son attention de façon adéquate est déterminante pour la capacité à se tenir debout et à se déplacer de façon efficiente[58]. En danse classique par exemple, il est souvent conseillé de fixer visuellement un point dans l’espace environnant pour favoriser la stabilité de la posture. Ducharme et Wu[59] ont montré que lors d’un déplacement sur une surface présentant des perturbations, les sujets se déplacent de façon plus efficiente lorsqu’ils focalisent leur attention sur le sol plutôt que sur la plante de leurs pieds, autrement dit lorsque la direction de l’attention est externe plutôt qu’interne. De nombreuses études expérimentales dans le champ du sport montrent aussi une influence de la direction de l’attention (externe vs interne) sur la réalisation du geste[60]. Dans cette perspective, il est raisonnable de penser que la façon dont une personne se déplace (voire danse) aura des répercussions importantes sur son fonctionnement attentionnel et vice versa. À la croisée des observations en première personne et des connaissances en troisième personne, la Petite Danse incite à étudier les corrélats posturaux de la dynamique attentionnelle.

En éclairant la relation d’action réciproque entre les changements attentionnels et les modulations du mouvement corporel, cette approche théorique permet notamment de mieux comprendre les observations issues des différentes étapes de la Petite Danse, la relation entre l’attention dirigée volontairement et une attention involontaire, les modulations de la perception selon celles de l’attention, la relation d’action réciproque entre l’attention portée aux ajustements posturaux et ces derniers. Elle permet également de mieux appréhender les dynamiques d’activation et l’inhibition d’un geste : même inhibé, un geste préparé provoque une anticipation attentionnelle en lien avec les conséquences perceptives (tactiles, visuelles, kinesthésiques, vestibulaires etc.) qui accompagnent normalement son exécution. Cette anticipation va donc modifier la dynamique attentionnelle du sujet. La Petite Danse nous incite à postuler qu’une modification dans l’équilibre postural est un potentiel corrélat d’une modification de l’attention, et inversement, qu’une modification attentionnelle se reflète potentiellement dans un changement de l’équilibre postural. Plus précisément, la Petite Danse ouvre une question clef : les pré-mouvements posturaux et les pré-mouvements de l’attention sont-ils deux processus autonomes qui peuvent dans certaines situations être interdépendants, ou s’agit-il de deux manifestations comportementales et phénoménologiques émergeant du fonctionnement de processus communs ? Peu d’études en neurosciences[61] explorent cette dimension posturale des variations attentionnelles dans ce contexte spécifique. Nous avons exploré cette hypothèse théorique, dans ce contexte, à travers un protocole expérimental que nous décrirons à la fin de cet article. La pratique collective de la Petite Danse offre un terrain commun, une expérimentation corporelle, permettant de découvrir qu’un dialogue fructueux peut s’ouvrir entre les observations subjectives et les connaissances récentes sur l’attention en neurosciences.


[1] Marc Jimenez, Qu’est-ce que l’esthétique ?, Paris, Gallimard, 1997.

[2] Voir par exemple : Edward A. Vessel, G. G. Starr, et N. Rubin, “The brain on art: intense aesthetic experience activates the default mode network”, Frontiers in human neuroscience, vol. 6, 2012, p. 66.

[3] Voir par exemple : George Dickie, « Le mythe de l’attitude esthétique », Danièle Lories (dir.), Philosophie analytique et esthétique, Paris, Klincksieck, 2004, p. 115-134.

[4] À propos de l’intégration, Dewey précise : « l’“intégration” dans toute expérience vitale ne consiste pas uniquement à ajouter quelque chose à la somme de ce que nous savions déjà. Elle implique un processus de reconstruction qui peut s’avérer douloureux », John Dewey, L’Art comme expérience (1934), trad. Jean-Pierre Cometti, Paris, Gallimard, 2005, p. 332.

[5] Ibid.

[6] « la conception de l’expérience consciente comme relation entre phase d’action et phase de réception nous permet de comprendre la relation réciproque qu’entretient l’art en tant que production avec la perception », ibid., p. 341.

[7] Ibid. p. 345.

[8] Idem.

[9] Manuel Heras-Escribano, “Pragmatism, enactivism, and ecological psychology: towards a unified approach to post-cognitivism”, Synthèse, Springer, 2019, p. 1-27.

[10] Francisco J. Varela, E. Thompson, E. Rosch, L’Inscription corporelle de l’esprit (1991), Véronique Havelange (trad.), Paris, Seuil, 1993, p. 234.

[11] Bruno Trentini, “Philosophical Aesthetics and Neuroaesthetics : A common future?” dans Zoï Kapoula, M. Vernet, Aesthetics and Neuroscience, Scientific and Artistic Perspectives, New York, Springer, 2016, p. 301-311, p. 302.

[12] Ibid. p. 301.

[13] Par exemples : Yves Citton, Gestes d’humanité. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Paris, Armand Colin, 2012, Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014, mais aussi Marianne Massin, Expérience esthétique et Art contemporain, Rennes, Coll. Aesthetica, PUR, 2013 ou encore Jean-Marie Schaeffer, L’Expérience esthétique, Paris, Collection NRF Essais, Gallimard, 2015.

[14] C’est pourquoi lors d’une étude précédente portant sur l’expérience de réception des spectateurs des chorégraphies de Myriam Gourfink nous avions étudié l’implication de la direction de l’attention, du degré d’absorption et du degré de méta-attention dans l’expérience esthétique des spectateurs. Voir : Coline Joufflineau, C. Vincent, et A. Bachrach, “Synchronization, Attention and Transformation: Multidimensional Exploration of the Aesthetic Experience of Contemporary Dance Spectators”, Behavioral Sciences, vol. 8, no 2, 2018, p. 24.

[15] Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964 p. 9.

[16] Beatriz Calvo-Merino, D. E. Glaser, J. Grèzes, R. E. Passingham & P. Haggard, “Action observation and acquired motor skills: an FMRI study with expert dancers”, Cerebral cortex, vol. 15, no 8, 2004, p. 1243-1249.

[17] Emily S. Cross, L. Kirsch, L. F. Ticini, & S. Schütz-Bosbach, “The impact of aesthetic evaluation and physical ability on dance perception”, Frontiers in Human Neurosciences, Juin 2011, p. 102.

[18]Idem. et Emily S. Cross, L. F. Ticini, “Neuroaesthetics and beyond : new horizons in applying the science of the brain to the art of dance”, in Phenomenology and the cognitive sciences, vol. 11, no 1, 2012, p. 5-16.

[19] Sur ces questions voir la section « I.II. La perception et la réception de la danse : dialogue entre les sciences cognitive et l’esthétique » de notre article Coline Joufflineau, A. Bachrach, “Spectating Myriam Gourfink’s Dances; Transdisciplinary Explorations”, dans Zoi Kapoula, M. Vernet, op. cit.

[20] Daniel N. Stern, Les Formes de vitalité : psychologie, arts, psychothérapie et développement de l’enfant, Paris, Odile Jacob, 2010.

[21] Colwyn Trevarthen, “Musicality and the intrinsic motive pulse: evidence from human psychobiology and infant communication”, Musicae scientiae, vol. 3, 1999, p. 155-215.

[22] Kathryn Williams, D. Harvey, “Transcendent experience in forest environments”, Journal of environmental psychology, vol. 21, 2001, p. 249-260.

[23] Mark Stranger, “The aesthetics of risk: A study of surfing”, International review for the Sociology of Sport, vol. 3, 1999, p. 265-276.

[24]Tel que nous l’avions décrit dans notre credo de recherche, voir : Coline Joufflineau, A. Bachrach, “Spectating Myriam Gourfink’s Dances; Transdisciplinary Explorations”, op. cit.

[25] Nathalie Depraz, F. J. Varela, P. Vermersch, À l’épreuve de l’expérience : Pour une pratique phénoménologique, Éditions Zeta books, 2011, p. 23.

[26] Daniel Andler, T. Collins, C. Tallon-Baudry, La Cognition : du neurone à la société, Paris, Gallimard, 2018, p. 484-485.

[27] Parmi les partenaires de création du Contact Improvisation : Nancy Stark Smith, Lisa Nelson, Christina Svane, Danny Lepkoff, etc.

[28] « Le Grand Union s’est formé à l’automne 1970. Les membres fondateurs de ce collectif théâtral anarcho-démocratique étaient : Becky Arnold, Trisha Brown, Dong, Douglas Dunn, David Gordon, Nancy Green, Barbara Lloyd, Steve Paxton et Yvonne Rainer. » Steve Paxton, “The Grand Union” (1972), dans Steve Paxton, « D’un pied sur l’autre (1972-1975) », Recherches en danse, trad. Romain Bigé, mis en ligne le 16 juin 2017, p. 2 [http://danse.revues.org/1235], consulté le 2 décembre 2019.

[29]Idem.

[30] Catherine Kintzler, « L’improvisation et les paradoxes du vide », dans Anne Boissière, C. Kintzler, Approche philosophique du geste dansé : de l’improvisation à la performance, Presses Universitaires du Septentrion, 2006, p. 29.

[31] Jacques Gaillard, « L’improvisation dansée : risquer le vide, Pour une approche psycho-phénoménologique » dans Anne Boissière, C. Kintzler, Approche philosophique du geste dansé, op. cit., p. 71-80, en particulier les pages 74-75-76-77.

[32] « La meilleure manière d’évoquer l’aspect physique de cette danse est de parler de spectres de potentiels : deux personnes improvisent librement leurs mouvements, elles utilisent le sol et s’utilisent l’une l’autre comme surfaces, elles dépendent de la gravité qui sert de constante à leurs mouvements ; la part d’inertie dans l’élan est une variable ; les caractéristiques des surfaces vont du plus inflexible (le sol) au plus accueillant (peau – muscle – os – masse totale) ; et les variantes du donner et du recevoir ne sont pas régies par des rôles prédéfinis pour chaque danseur, mais par une entente mutuelle où chacun accorde qu’il peut devenir donneur ou receveur à tout instant. », Steve Paxton, « Danser en solo » (1973) dans Steve Paxton, « D’un pied sur l’autre (1972-1975) », op. cit.

[33] Nathalie Depraz, dans son introduction à Edmund Husserl, Phénoménologie de l’attention, trad. Nathalie Depraz, Paris,Vrin, 2009, p. 62.

[34] Ibid. en particulier les appendices xix, p. 187 et no 4 Directions de l’attention, p. 203.

[35] Les objets d’attention peuvent être matériels, telle que la feuille de papier sur la table, comme « immatériels », telles que « des imaginations, des hallucinations » (ibid. p. 81). Ses directions peuvent se porter vers l’environnement externe comme l’environnement interne (les battements de mon cœur), et ses degrés d’ouvertures varient depuis le chas d’une aiguille au paysage.

[36] Antoine Lutz, H. A. Slagter, J. D. Dunne, R. J. Davidson, “Attention regulation and monitoring in meditation”, Trends in Cognitive Sciences, vol. 12, no 4, 2008, p. 163-169.

[37] Barbara Formis, Esthétique de la vie ordinaire, Paris, Éditions PUF, 2010.

[38] Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 1997.

[39] John Dewey, L’Art comme expérience, op. cit., 2005, p. 112.

[40] Nathalie Depraz, Attention et vigilance : À la croisée de la phénoménologie et des sciences cognitives, Paris, PUF, 2005, p. 109.

[41] Nathalie Depraz, F. J. Varela, P. Vermersch, op. cit., 2011 p. 62.

[42] Jean-Philippe Lachaux, Le Cerveau attentif : contrôle, maîtrise et lâcher-prise, Paris, Odile Jacob, 2011, p. 229.

[43] Steve Paxton, “Drafting interior techniques, Contact Quaterly” (1993) dans Contact Quaterly’s Contact Improvisation Source Book II: Collected Writings and Graphics from Contact Quaterly Dance Journal 1993-2007, Éditions Contact, 2008, p. 256.

[44] Nathalie Depraz, Attention et vigilance, op. cit., p. 167.

[45] Edmund Husserl, Phénoménologie de l’attention, op. cit., p. 161.

[46] Nathalie Depraz, Attention et vigilance, op. cit., p. 167.

[47] John Dewey, L’Art comme expérience, op. cit., 2005, p. 101.

[48] « Par exemple, si je veux tendre un bras devant moi, le premier muscle à entrer en action, avant même que mon bras ait bougé, sera le muscle du mollet, qui anticipe la déstabilisation que va provoquer le poids du bras vers l’avant », Hubert Godard, Fond/figure, in Mathieu Bouvier, Loïc Touzé, Pour un atlas des figures, 2013 [http://pourunatlasdesfigures.tumblr.com], consultée le 2 décembre 2019.

[49] Manuel Heras-Escribano, “Pragmatism, enactivism, and ecological psychology: towards a unified approach to post-cognitivism”, op. cit., p. 1-27.

[50] John Dewey, L’Art comme expérience, op. cit., 2005, p. 291.

[51] Michael I. Posner, “Orienting of Attention”, Attention in a Social World, Oxford, 2012, p. 49-71.

[52] Margarett Wilson, “Six views of embodied cognition, Psychonomic Bulletin & Review, 2012, vol. 9, no 4, p. 625-636.

[53] Giacomo Rizzolatti & Laila Craighero, “De l’attention spatiale à l’attention vers des objets : Une extension de la théorie prémotrice de l’attention”, Revue de Neuropsychologie, 1998, vol. 8, p. 155-174.

[54] Bernhard Hommel, “The Simon effect as tool and heuristic”, Acta Psychologica, 2011, vol. 136, no 2, p. 189-202.

[55] Giacomo Rizzolatti & Laila Craighero, “De l’attention spatiale à l’attention vers des objets : Une extension de la théorie prémotrice de l’attention”, op. cit. Voir aussi : Laila Craighero, L. Fadiga, G. Rizzolatti & C. Umiltà, “Action for perception: a motor-visual attentional effect”, Journal of Experimental Psychology: Human Perception and Performance, 1999, vol. 25, no 6, p. 1673-1692. Voir aussi : Alexandre Coutté, G. Olivier, S. Faure & T. Baccino, “Preparation of forefinger’s sequence on keyboard orients ocular fixations on computer screen”, Cognitive Processing, 2014, vol. 15, no 3, p. 415-422. Voir aussi : Heiner Deubel, & Werner X. Schneider, “Attentional selection in sequential manual movements, movements around an obstacle and in grasping”, Attention in Action, 2005, p. 69-91.

[56] Daniel T. Smith, & Thomas Schenk, “The Premotor theory of attention: Time to move on?”, Neuropsychologia, 2012, vol. 50, no 6, p. 1104-1114.

[57] Leonardo Fogassi & Giuseppe Luppino, “Motor functions of the parietal lobe”, Current Opinion in Neurobiology, 2006, vol. 15, no 6, p. 626-631.

[58] Marjorie H. Woollacott & Anne Shumway-Cook, “Attention and the control of posture and gait: A review of an emerging area of research”, Gait & Posture, 2002, vol. 16, no 1, p. 1-14.

[59] Scott Ducharme & Will F. W. Wu, “An External Focus of Attention Improves Stability after a Perturbation during a Dynamic Balance Task”, Journal of Motor Learning and Development, 2015, vol. 3, no 2, p. 74-90.

[60] Sian L. Beilock, T. H. Carr, C. MacMahon & J. L. Starkes, “When paying attention becomes counterproductive: Impact of divided versus skill-focused attention on novice and experienced performance of sensorimotor skills”, Journal of Experimental Psychology: Applied, 2002, vol. 8, no 1, p. 6-16.

[61] Pour l’une de ces études voir : David Rosenbaum, Y. Mama & D. Algom, “Stand by your Stroop: Standing up enhances selective attention and cognitive control”, Psychological science, 2017, vol. 28, no 12, p. 1864-1867.

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