Nature et origine de la reconnaissance
1.1 La continuité d’un projet
La théorie de la reconnaissance telle qu’Honneth la conçoit ou telle qu’il l’interprète chez d’autres philosophes comme Heidegger ou Dewey repose sur une approche phénoménologique du monde. Celle-ci réagit en effet à une conception dominante du rapport au monde reposant sur une distinction entre sujet et objet, objet perçu et objet en soi, apparence de l’objet et essence de l’objet. Ces phénoménologues invoquent principalement Descartes et Kant pour critiquer le rapport monologique de la conscience à l’objet. Honneth réinterprète ainsi à son compte, comme on le voit dans le deuxième chapitre de La réification, les propos de Heidegger qui lui-même critiquait son maître Husserl, lequel critiquait à son tour la position cartésienne. On le voit, la question de notre rapport au monde n’est pas nouvelle ; Honneth s’inscrit dans tout un jeu évolutif de contestation et d’interprétation et poursuit la pensée phénoménologique en se concentrant davantage sur l’idée d’une présence au monde préalable avant toute opération de connaissance, dépassant largement l’idée fausse d’une saisie « neutre » de la réalité.
C’est là précisément que s’effectue le changement de paradigme. En amont de l’opposition sujet/objet, en amont d’une prétendue saisie « neutre » de la réalité qui précèderait la subjectivité, se trouve une participation originelle – et originaire nous le verrons – de l’homme au monde qui l’entoure, indépendamment de toute opération de connaissance :
Toute connaissance rationnelle est précédée par l’expérience, émotionnellement déterminée, d’un monde environnant auquel on a pratiquement affaire.[1]
L’aspect pratique de notre rapport au monde nous fait déjà entrevoir l’importance que va jouer la corporalité dans le processus d’intersubjectivité, car c’est bien le corps qui entre frontalement en contact avec la matérialité.[2] Nous y reviendrons dans notre deuxième chapitre. Toujours est-il qu’il est contreproductif de penser le monde comme connaissable de manière neutre comme si notre conscience des choses précédait notre rapport corporel et c’est précisément de là que part Honneth pour fonder sa théorie de la reconnaissance.
Bien entendu, la reconnaissance est un thème proprement hégélien. Hegel en parle ainsi dans le paragraphe 430 de « La Philosophie de l’esprit » dans les termes d’une philosophie de la conscience.[3] C’est ainsi que la conscience de soi dépend de la conscience qu’on a d’autrui, ce qu’Honneth interprète par l’exemple de l’enfant dont la conscience de l’objectivité s’élabore par un décentrement de perspective, par l’adoption de la perspective d’autrui, en particulier de sa mère. C’est ce que l’auteur explique dans le troisième chapitre de La réification. Seulement, la reconnaissance dont Honneth parle dans son livre réfère moins à Hegel qu’à l’entreprise commencée par Heidegger concernant une attitude engagée au monde. Le fait qu’Honneth ne le mentionne pas n’est pas anodin. Celui-ci souhaite insister sur le primat de la reconnaissance sur la connaissance. Il n’est nullement question d’un combat pour la reconnaissance, à la manière de Hegel. C’est ce primat de la reconnaissance et son corrélat l’intersubjectivité qui nous amène, nous comme Honneth, à penser une filiation phénoménologique. C’est la raison pour laquelle nous insistons davantage sur cette filiation que sur le « vrai » père de la reconnaissance. Nous n’approfondirons pas davantage ce point ; il s’agissait simplement de fournir très rapidement un cadre aux analyses de notre travail.
1.2 Une approche génétique de la reconnaissance
Pour Honneth, le primat de la reconnaissance sur la connaissance ne fait pas de doute et se justifie de deux manières : une approche génétique et une approche conceptuelle. Nous allons commencer par étudier l’approche génétique parce qu’elle constitue l’exemple qui confère une force à l’approche conceptuelle de cette primauté. A vrai dire, cette approche génétique est plus descriptive tandis que l’approche conceptuelle cerne davantage la normativité induite par la reconnaissance. Dans La lutte pour la reconnaissance, Honneth reprend une théorie très connue selon laquelle l’enfant à sa naissance entre dans une relation existentielle indifférenciée avec sa mère : il ne se perçoit pas comme une entité indépendante de celle qui l’a porté, mais est en quelque sorte en symbiose avec elle ; il y a pour l’enfant une seule et même vie là où il y en a deux en réalité :
On peut sans invraisemblance faire commencer toute vie humaine par une phase d’intersubjectivité indifférenciée, c’est-à-dire de symbiose. [4]
Cette intersubjectivité est indifférenciée, certes, car ni l’enfant ni la mère dans une moindre mesure n’ont encore opéré une démarche de distinction mutuelle si bien que l’enfant n’a pas encore de subjectivité à proprement parler, mais elle n’en reste pas moins une intersubjectivité qui, comme telle, indique l’existence d’interactions essentielles au processus de reconnaissance. Cette interaction est d’abord émotionnelle en ce sens que la mère est perçue par l’enfant comme celle qui satisfait aussitôt toutes ses demandes : les désirs et perceptions de l’enfant ne se différencient pas des désirs et perceptions de la mère : l’enfant a un caractère essentiellement égocentrique. C’est peu à peu qu’il va opérer un décentrement de perspective en adoptant la perspective de sa mère qui est différente de la sienne. C’est cette différence entre le monde propre de l’enfant et le monde conçu par l’enfant de manière décentrée qui engendre la notion de « monde objectif », « impersonnel », saisi de manière « neutre ». L’enfant passe de la reconnaissance à la connaissance. Le cas invoqué de l’enfant autiste est à ce titre très intéressant pour prouver que le rapport de l’enfant à sa mère est de l’ordre de l’émotion et que le passage de la reconnaissance à la connaissance suppose à l’origine une affection. Mais comment passer de l’émotion ou affection à la connaissance objective? Il est difficile d’expliquer de manière descriptive comment un attachement affectif à une personne entraînerait un décentrement de perspective pour concevoir le point de vue de cette personne. L’exemple des autistes est remarquable pour montrer que c’est bien ainsi que la connaissance de l’enfant se développe. Pour autant, il n’est pas évident de saisir le lien entre l’attachement affectif et la constitution d’une connaissance objective. Honneth ne s’explique que très partiellement à ce sujet dans La réification.
1.3 Une approche conceptuelle
A vrai dire, les études auxquelles Honneth se réfère sous les auteurs de Hobson et Tomasello ne disent pas que l’affection d’un enfant pour sa mère mène à la connaissance objective des choses. Le rapport émotionnel n’est qu’une condition, certes sine qua non, du développement cognitif de l’enfant :
Le fait de se placer dans la perspective de la seconde personne exige une forme préalable de reconnaissance qui ne peut pas être entièrement saisie à l’aide de concepts cognitifs ou épistémiques, pour cette raison qu’elle contient toujours un moment non volontaire d’ouverture, d’attachement ou encore d’amour.[5]
En fait, le lien entre affectif et connaissance repose sur l’attitude adoptée par l’enfant qui comprend progressivement, par le refus de la mère d’assouvir toutes ses demandes, que ses propres désirs sont différents de ceux de celle-ci, d’où constitution d’un deuxième point de vue, objectivation (apparition d’une connaissance objective), et subjectivation (l’enfant s’individualise et donc acquiert une subjectivité). Nous remarquons alors que l’objectivité apparaît au même moment que la subjectivité. Il n’est plus question d’un sujet qui entrerait ensuite en rapport avec un objet comme c’est le cas dans le monologisme de la conscience. L’objet et le sujet sont concomitants et sont tous deux le fait d’une intersubjectivité primordiale et première, en d’autres termes d’une reconnaissance. La subjectivité n’apparaît qu’au moment de la reconnaissance, de la différenciation : c’est l’apparition de deux subjectivités, celle de l’enfant et celle de la mère. La reconnaissance précède et l’objectivité et la subjectivité. Conceptuellement, Honneth le prouve par l’absurde en montrant qu’avoir un rapport d’emblée cognitif avec une personne rend impossible tout accès réel à celle-ci pour cette raison simple que ses états mentaux ne sont pas des objets et ne sont ainsi pas susceptibles d’être connus objectivement. Le fait est que nous ne cherchons jamais à saisir autrui sur le mode de l’objet. Nos interactions se réduisent à l’appréhension de ses états d’âme, sur le mode de l’affection, entre d’autres termes de l’agir. Sur ce point, une similitude avec Bergson nous semble d’autant plus pertinente que celui-ci cherchait également à dépasser et le « réalisme » incarné à grands traits par Descartes et « l’idéalisme » de Berkeley ou pour le dire autrement la distinction entre l’être et l’apparence.
Autant il y a de fils allant de la périphérie vers le centre, autant il y a de points de l’espace capables de solliciter ma volonté et de poser, pour ainsi dire, une question élémentaire à mon activité motrice : chaque question posée est justement ce qu’on appelle une perception.[6] nous dit Bergson.
C’est le terme « question » qui nous intéresse ici et que nous soulignons dans le texte. Bergson conçoit la relation à l’objet comme une sollicitation de la perception : nous ne percevons de l’objet que la face qui intéresse nos besoins. L’objet que je perçois sollicite une activité de ma part. Mon rapport à lui est éminemment pratique et absolument peu cognitif. Le postulat cognitif du rapport aux choses est d’ailleurs ce que Bergson reproche aux réalistes et aux idéalistes. Les propos de Bergson sont ici très similaires à ceux de Honneth si on les déplace dans le champ du rapport à autrui.
Une fois que le « saut » est accompli, et donc une fois qu’une certaine forme de connexion à autrui s’est produite, je perçois les expressions des états qu’il ressent selon leur contenu même, c’est-à-dire comme des demandes qui me sont adressées de réagir d’une façon appropriée.[7]
Le rapport à autrui est pensé de manière pratique comme une demande à agir de manière appropriée. Ici, Bergson s’exprime de la même manière, à cette différence près, ô combien fondamentale, qu’il n’introduit aucune normativité dans la notion de réponse appropriée : l’objet pose une sorte de question à la conscience qui lui répond de manière appropriée par une activité motrice sur celui-ci. Si je ne perçois de l’objet chez Bergson que la face qui intéresse mes besoins et qui sollicite mon action, je ne perçois d’autrui chez Honneth que les expressions qui m’incitent à partager ses affections.
La capacité d’être affecté modélise les relations humaines et constitue proprement le phénomène de la reconnaissance. Chaque être humain est d’emblée dans une posture, une attitude, une disposition de reconnaissance sans laquelle toute compréhension de l’autre serait impossible. C’est ainsi que la reconnaissance devient au fondement de toute interaction sociale ; sans elle, l’idée de société n’aurait aucun sens. La reconnaissance est donc pensée comme immanente à notre nature humaine et la description des rapports de l’enfant à sa mère en est l’illustration. En conséquence, bien qu’Honneth prétende, avec son concept de reconnaissance, décrire les sociétés capitalistes, nous pensons que son ouvrage est plus largement une ontologie des relations sociales en général, bien au-delà des particularités réifiées du système capitaliste qu’il souhaite pointer. C’est ce que nous allons maintenant démontrer.
Marine Dhermy
[1] Axel Honneth, La réification, petit traité de théorie pratique, éd. Gallimard, coll. « nrf essais », Paris, 2007, p 46
[2] Bergson est pour nous celui qui a le mieux thématisé ce rapport pratique et corporel au monde dans le premier chapitre de Matière et Mémoire, s’opposant également par là au paradigme sujet/objet. Nous avons d’ailleurs montré à l’occasion d’un autre travail que ce rapport pratique pouvait nous conduire à parler d’une certaine « intentionnalité corporelle ».
[3] G.W.F Hegel, « La philosophie de l’esprit » in Encyclopédie des sciences philosophiques, Tome III, trad. B.Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, §430
[4] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, chap.V « Modèles de reconnaissance intersubjective. Amour droit, solidarité », trad. Pierre Rusch, éd. Cerf, coll. « Passages », Paris, 2000, p 120
[5] Axel Honneth, La réification, petit traité de théorie pratique, éd. Gallimard, coll. « nrf essais », Paris, 2007, p 59
[6] Henri Bergson, « Matière et Mémoire » in Oeuvres, chap. 1, éd. Du Centenaire, coll. « P.U.F », Paris, 1959, p 194 – c’est nous qui soulignons dans le texte.
[7] Axel Honneth, La réification, petit traité de théorie pratique, éd. Gallimard, coll. « nrf essais », Paris, 2007, p 66