Nationalisme et cosmopolitisme. La phénoménologie de l’étranger de Bernhard Waldenfels
Nationalisme et cosmopolitisme
La phénoménologie de l’étranger de Bernhard Waldenfels[1]
Audran Aulanier. Doctorant au CEMS/EHESS. Fellow de l’Institut convergences migrations.
Résumé
L’article présente les concepts de nationalisme et de cosmopolitisme à l’aune de la lecture qu’en fait le phénoménologue allemand Bernhard Waldenfels. L’auteur renvoie dos à dos les deux notions, les accusant toutes deux de malmener l’étranger en niant sa présence dans l’expérience et en offrant la possibilité de le rejeter (pour le nationalisme) ou de l’intégrer (pour le cosmopolitisme). Pour terminer, ce que seraient des relations saines à l’étranger est présenté à l’aide du concept de voisinage de Waldenfels. L’article se propose donc de donner un aperçu au lecteur francophone de l’œuvre de Waldenfels, tout en contribuant à travers cela aux débats sur le rapport à l’étranger, relancés en philosophie depuis la prétendue « crise de la migration » de 2015.
Mots-clefs : Bernhard Waldenfels, cosmopolitisme, nationalisme, étranger, phénoménologie.
Abstract
The article presents the concepts of nationalism and cosmopolitanism as interpreted by the German phenomenologist Bernhard Waldenfels. The author puts the two concepts back to back, accusing them both to deny the presence of the alien in the experience and offering the possibility of rejecting it (for nationalism) or integrating it (for cosmopolitanism). Finally, what healthy relationships with the Alien would be is presented through Waldenfels’ concept of neighbourhood. The article thus aims to give the French-speaking reader an overview of Waldenfels’ work, while contributing to the debates about our links with the Alien, which have been revived in philosophy since the so-called « migration crisis » of 2015.
Keywords : Bernhard Waldenfels, cosmopolitanism, nationalism, alien, phenomenology.
« Il ne faut jamais se couper de l’humanité,
car on risque dans l’éloignement
de lui trouver des circonstances atténuantes »
Albert Cossery, Un complot de saltimbanques
Introduction
L’Europe est depuis quelques années le théâtre d’une montée des nationalismes. Des causes économiques, culturelles et politiques, qui ne sont pas exclusives les unes des autres mais se chevauchent sans cesse dans des proportions variables, peuvent en partie expliquer ce phénomène. Une certaine « préférence nationale » se fait jour, marquée par une volonté d’ancrage sur un territoire. On remarque une forme de « compétition ethnique[2] », qui aurait pour but de préserver le territoire propre contre une prétendue « invasion » d’étrangers. Ce que l’on a appelé la « crise des migrants » a contribué à amplifier le phénomène, avec une banalisation de la xénophobie et des scores toujours plus hauts pour les partis d’extrême-droite. D’un autre côté, il est beaucoup question dans la pensée philosophique actuelle du cosmopolitisme, qui voit ses conceptions se renouveler. Pourtant, un monde cosmopolite n’est pas sans risque pour l’étranger. Face à cela, le rôle à la fois urgent et traditionnel de la philosophie consiste à interroger les certitudes qui finissent toujours par tendre vers une violence à l’égard de l’étranger.
Les travaux menés depuis une trentaine d’années par le philosophe allemand Bernhard Waldenfels peuvent nous guider pour comprendre l’importance d’une observation attentive des rapports à l’étranger dans nos sociétés européennes. Waldenfels est en effet l’auteur d’une œuvre impressionnante, comptant une trentaine d’ouvrages et plus de deux-cent cinquante articles, centrée sur le concept d’étranger (das Fremde). Il se penche notamment sur des phénomènes tels que le nationalisme ou l’hospitalité et nous aide à comprendre, par exemple, ce qui se joue dans l’accueil des réfugiés aujourd’hui. L’auteur est aujourd’hui l’un des philosophes allemands les plus reconnus, mais reste curieusement très peu lu et étudié en France, même si les choses commencent à changer[3]. Sa pensée féconde est pourtant, d’après Guy-Félix Duportail, une véritable alternative à celles « de Apel et de Habermas, ainsi qu’aux courants issus ou influencés par la philosophie analytique (Tugendhat) [4] ».
Cet article a donc un double objectif : contribuer à la lecture française de l’œuvre de Waldenfels, tout en donnant matière à penser nos relations avec l’étranger. Après une brève présentation de la notion d’étranger chez Waldenfels (I), je montrerai le lien entre le nationalisme et les processus de centration, qui provoquent un repli (II). Ensuite, je m’attarderai sur ce qui a priori s’oppose au nationalisme et à la centration, à savoir des formes de globalisation ou de cosmopolitisme, et qui pourtant, selon notre auteur, ont elles aussi une attitude ambigüe à l’égard de l’étranger (III). Enfin, il sera temps d’examiner en guise de conclusion la voie alternative que propose Waldenfels, à savoir une politique du voisinage qui se concentre sur une attention pratique à l’étranger tel qu’il se présente à l’expérience.
I. L’étranger chez Waldenfels
Il nous faut en premier lieu clarifier ce qui se cache derrière le terme « étranger ». Waldenfels emploie le neutre en allemand – das Fremde – pour différencier l’homme ou la femme étranger ou étrangère de l’expérience de l’étranger ou de « l’étrangeté », pourrait-on dire en français. L’étranger est donc pour lui une requête indéfinie qui permet d’expérimenter le monde en nous forçant à répondre, plus que quelque chose de déjà catégorisé. Néanmoins, ces requêtes viennent tantôt d’autrui, des choses, de sons, de perceptions, … : même si au moment où nous sommes atteints par elles nous ne savons pas très bien ce qu’elles sont et comment réagir, ces requêtes restent mondaines. On ne trouve pas trace chez Waldenfels d’un étranger transcendantal ou absolu. C’est là une différence majeure entre les pensées de Waldenfels et de Levinas, auquel le lecteur francophone pense spontanément quand il est question de l’autre ou de l’étranger. Chez Levinas en effet, c’est par l’élection d’un Autre absolu, par l’« exposition à autrui[5] », que le sujet se fait jour : Autrui venant « d’une dimension de l’idéal » et étant « plus près de Dieu que moi[6] ». Chez le philosophe français, l’appel d’Autrui est donc condition transcendantale de l’ipséité – sans Autrui qui « m’exalte et m’élève[7] » par ses requêtes répétées, pas d’« unicité du moi[8] ». Pour Waldenfels, au contraire, l’étranger n’est pas condition du propre (Eigen) ; ils se co-constituent réciproquement dans l’expérience. Le propre « surgit de la séparation avec l’étranger[9] », écrit-il. L’identité propre est responsive, c’est-à-dire qu’elle s’affirme à travers la réponse, elle ne préexiste pas à l’événement de la réponse du soi à la requête de l’étranger[10]. Le monde se donne ainsi à voir à travers des réponses qui sans cesse viennent s’entremêler, instituant du sens, des ordres, des identités par les mouvements de différenciation qu’elles occasionnent. Pour Waldenfels, on ne part ni d’un bastion de raison, d’un soi qui serait une unité pure, ni d’un étranger absolu, qui serait condition a priori de l’émergence d’un propre : « bien plutôt, au début, il y a la différence[11] ». Ces mouvements de différenciation permanents induisent que rien n’est jamais totalement propre ni totalement étranger puisqu’il y a continuellement interpénétration du propre et de l’étranger, lesquels gardent toujours « un caractère relationnel[12] » : l’un n’est pas pensable sans l’autre.
D’un côté, même le soi n’est jamais totalement lui-même, puisqu’à « l’étrangeté hors de nous correspond de façon co-originaire une étrangeté en nous, qui exclut toute présence complète à soi et toute mise à disposition[13] ». Même mon nom propre, « je l’ai reçu par d’autres comme un stigmate[14] ». Sans parler de la langue propre, qui selon Bakhtine – souvent cité par Waldenfels – est héritée d’autrui et n’est donc, elle non plus, jamais totalement propre[15]. De l’autre côté, l’étranger n’est jamais absolu puisqu’il se situe au cœur d’une expérience à la première personne. Dans ce cadre, tout ne peut pas être étranger puisque la réponse se constitue en propre et institue de nouvelles normes, de nouvelles identités. Une pensée de l’étrangeté universelle et absolue oublierait que l’expérience de l’étranger part d’un lieu initial et que c’est justement à travers cette expérience de l’étranger qu’émerge le nouveau.
II. Nationalisme…
Partant de ces constatations sur l’étranger dans sa plus grande généralité, qui soulignent l’incertitude marquant le propre lorsqu’il doit répondre à l’étranger, Waldenfels se penche sur le phénomène du nationalisme. La source de ce phénomène est pour lui à chercher dans une compréhension erronée des rapports quotidiens entre le propre et l’étranger. Les nationalistes partent d’une conception d’un centre fort, autour duquel s’organisent les rapports avec l’étranger. Ce centre peut tantôt être le soi, tantôt la nation, la culture, … mais l’idée reste similaire : l’étranger se construit autour d’un centre ou, dit autrement, l’étranger est ce qui n’appartient pas à la sphère propre. Le résultat est une séparation franche du propre et de l’étranger qui éloigne ce dernier comme pour protéger le propre. Dans cette vision, l’étranger se présente de prime abord sous les traits du migrants, représenté comme un « envahisseur ». Mais on le verra, une extension de l’étrangeté du migrant à sa culture, laquelle risquerait par exemple de remplacer « des églises par des mosquées », entre en jeu elle aussi et apporte un caractère plus diffus à l’étranger. Ce dernier prend alors davantage les traits d’une représentation que d’une expérience. Ainsi, au lieu d’envisager le rapport à l’étranger comme « une inclusion et une exclusion concomitantes » qui permet de révéler le propre « par contraste »[16] à travers un processus dynamique et en perpétuelle évolution, le nationalisme prend pour point de départ une base figée, comprise comme unité fixe dans laquelle se réfugier. La réaction nationaliste est finalement à comprendre comme une mauvaise évaluation de la requête de l’étranger : elle fait de l’extra-ordinaire, qui crée de nouveaux ordres, un manque d’ordre. Le dynamisme d’un rapport sain à l’étranger (mouvement d’inclusion / exclusion) laisse alors place à une réponse qui fait du propre une boule de billard sur laquelle les requêtes de l’étranger viendraient rebondir sans modifier sa substance.
Le phénoménologue munichois identifie alors trois formes principales de centres. 1/ Lorsque le centre est représenté par le moi, qui se pose comme référence par rapport à ce qui est étranger, cela s’appelle l’égocentrisme. 2/ Quand un groupe ou une culture accorde une « préférence absolue » à sa « forme de vie propre[17] », c’est l’ethnocentrisme. 3/ Enfin, si le centre se constitue autour d’une raison ou d’une rationalité commune à tous les hommes, il s’agit du logocentrisme. Waldenfels condamne fermement toutes ces formes de centrisme : si elles protègent le propre au premier abord, elles l’affaiblissent par la même occasion en finissant par le faire tourner à vide. En protégeant un centre qui n’a pas de réalité tangible, le propre finit par perdre l’équilibre en tournant sur lui-même ; en voulant mettre sous le tapis l’étranger qui vient heurter le propre, les formes de centration nient le processus permanent d’inclusion / exclusion de l’étranger. Les seuils, lieux d’échanges, disparaissent au profit de sphères imperméables, qui ne laissent pas entrer l’étranger. On retrouve ici le vieux motif nietzschéen de l’homme normal qui, à force de rejeter le nouveau et de vivre dans un monde normalisé, finit par ployer sous son propre poids et être mortifère pour lui-même[18]. En bref, l’idée est la suivante : en voulant toujours comprendre l’étranger « à partir du propre », on mine toute la surprise et l’inattendu qu’il contient, le privant ainsi de sa caractéristique première d’aiguillon qui, agissant « comme un défi[19] », stimule et permet de vivre sans sombrer dans les affres d’un normalisme où l’uniformité régnerait en maître. Pensé seul, le propre finit par perdre son identité-propre puisque celle-ci ne se différencie plus de rien et ne peut plus s’affirmer par rapport à quelque chose.
Mais quelle forme spécifique le nationalisme prend-il ? Selon Waldenfels, celui-ci est « une forme spécifique d’ethnocentrisme ». Le centre se constitue alors autour de la nation, caractérisée par « une filiation commune », « une langue commune », ou des « mœurs communes »[20]. Or, explique-t-il, loin d’être des formes propres qui se construisent en s’opposant frontalement à l’étranger, les nations sont le résultat d’un processus de différenciation contingent et « la croyance en une unité originaire naît d’un délire d’unité[21] ». C’est pourquoi assimiler étrangeté et hostilité, en pensant que les communautés politiques se forment par le biais d’une guerre envers l’étranger, à la manière de Carl Schmitt, mène droit dans un mur. Ce dernier fait de la politique le lieu de la distinction entre ami et ennemi. Et s’il estime que l’ami est simplement ce qui n’est pas ennemi[22], on voit dans sa description de l’ennemi un problème, en ce qu’il se confond avec l’étranger. En effet, pour Schmitt, « l’ennemi […] est l’autre, l’étranger, et il suffit, pour définir sa nature, qu’il soit, dans son existence même et dans un sens particulièrement fort, cet être autre, étranger[23] ». À la page suivante, Schmitt nous précise que « les concepts d’ami et d’ennemi doivent être entendus dans leur acception concrète et existentielle, et non point comme des métaphores ou des symboles[24] ». On comprend donc que pour lui l’étranger, en tant qu’il est un ennemi, est à désigner pour le combattre afin de préserver la nation. Il pourrait certes y avoir des étrangers qui ne soient pas ennemis – l’ennemi est l’étranger, dit-il, et pas l’inverse –, mais cela est rendu négligeable par le fait que « l’antagonisme politique est le plus fort de tous, il est l’antagonisme suprême[25] ». L’étranger est toujours déjà l’ennemi potentiel. Point de processus de différenciation à l’œuvre, mais des sphères qui entrent en contact seulement par la périphérie et sans influencer l’identité propre de chacune d’elle. Cette conception de l’étranger[26] comme ennemi domine les formes défensives de nationalisme, où prédominent des « gestes de protection, de refus ou d’élimination[27] ». Cette vision, à comprendre d’après Waldenfels comme moyen de lutter contre un sentiment de « dépropriation[28] », s’affiche assez librement depuis quelques années. Pour l’auteur, il s’agirait d’un ersatz, d’une forme de remplacement « qui offre un moyen artificiel et anachronique pour nous consoler de pertes à la fois évidentes et inéluctables[29] ». Cet ersatz, qui prend différentes formes, représente finalement une réponse déficiente aux requêtes de l’étranger. Plutôt que de faire face à l’incertitude que provoque l’expérience de l’étranger dans ces moments de différenciation où l’extra-ordinaire crée du nouveau (que celui-ci soit positif ou négatif du point de vue du propre), la réponse nationaliste vise à nier l’expérience de l’étranger elle-même, en faisant comme si elle n’avait jamais eu lieu, rappelant la réponse corporelle face à une prothèse interne. Cette absence de prise en compte de la co-constitution du propre et de l’étranger produit finalement un propre sans consistance ni réalité empirique. L’ersatz ainsi créé est un combustible pour les partis de la droite radicale qui connaissent des succès électoraux en particulier « depuis les années 1980[30] ». Je terminerai donc cette première partie par un détour visant à interroger les causes de l’apparition d’un tel ersatz.
Loch propose de mettre en parallèle le succès des partis de droite radicale, qui vient de la montée d’un sentiment nationaliste, avec un processus de dénationalisation des pays d’Europe de l’ouest, aux niveaux économique, culturel et politique (selon des séquences d’une temporalité différentes). Cette dénationalisation est perçue par les partisans de ces partis comme une perte d’identité de la nation propre. L’ersatz que décrit Waldenfels se construit alors comme reconquête du propre par l’éloignement de l’étranger.
Au niveau économique, « les ‘‘perdants de la modernisation’’[31] », quand ils pensent « à l’étranger, pense[nt] d’abord à des places de travail dérobées[32] ». En France, par exemple, les électeurs du Rassemblement National, pour une large part, « se sentent socialement exclus, menacés de perdre leur statut et recherchent la protection sociale et la sécurité ». Dès lors, un programme qui fait la part belle à « des dispositions de protection sociale ethnicisées et un protectionnisme économique »[33] fournit un produit de substitution à cette population, lui donnant l’impression d’être au centre du jeu, quand bien même « ‘‘la galère’’ est […] ce qui l[a] rapproche de l’immense majorité des ‘‘immigrés’’[34] ». Le protectionnisme économique devient alors un moyen artificiel de faire de ces régions délaissées par la mondialisation des centres.
Ces centres se construisent aussi via un protectionnisme culturel, qui veut se dresser face « à la libération des liens moraux, l’affaiblissement de la mémoire collective[35] », et plus généralement face à une identité « menacée ». Cette sensation de menace peut venir notamment des flux de migrations, avec la peur d’une « compétition ethnique[36] » dont la manifestation la plus extrême se trouve dans un prétendu « grand remplacement »[37] contre lequel il faudrait lutter pour préserver son groupe propre. Cette lutte défensive ne vise qu’à rassurer le propre et à lui donner de l’assurance, en faisant de la nation un « bouche-trou » face aux perturbations causées par l’expérience de l’étranger.
On peut aussi évoquer « la possibilité plus simple d’un nationalisme sportif[38]», dont la vigueur s’observe par la compétition entre certains États quant au nombre de médailles obtenues aux Jeux Olympiques, ou à la manière dont les supporters font montre d’une forme de chauvinisme exacerbé[39].
Enfin, en cette période de « crise de la légitimité politique », il faut finalement évoquer le nationalisme politique. La « perte d’autonomie de l’État nation »[40] peut expliquer le crédit donné aux partis de la droite radicale – qui se recentrent sur une identité nationale en grande partie fantasmée (car elle raconte une histoire qui nie la contingence de l’identité) – en s’opposant frontalement aux partis européistes qui affaibliraient cette identité. Ce recentrage, qui s’oppose explicitement au cosmopolitisme, se manifeste par un euroscepticisme qui « critique la forme supranationale de l’Union européenne et construit l’idée d’une forteresse culturelle et économique[41] ». Il convient néanmoins de rester mesuré : s’intéresser à l’histoire particulière des nations et à la manière dont elles se sont construites aide à expliquer au mieux ce nationalisme politique. Par exemple, on ne peut pas envisager de la même manière la « Pologne, qui a cessé d’exister en tant qu’État pendant un siècle et demi, et dont la capitale, jusqu’à son château royal, fut rasée par les troupes allemandes », et l’Allemagne, « avec les sentiments de grandeur »[42] qui la caractérisent. Là encore, Waldenfels insiste sur la contingence des identités et le fait qu’elles ne se forment pas seules.
III. …et cosmopolitisme
Au terme de cette première partie, on comprend vers quels dangers nous mène la vision – défendue notamment par Schmitt – d’un étranger comme ennemi. Mais à ce stade, l’apport de la réflexion waldenfelsienne sur les différents centres n’apparait pas encore évident. On comprend mieux son intérêt lorsqu’arrive la question d’une position que l’on vient d’évoquer et a priori opposée à ce nationalisme défensif : celle du cosmopolitisme[43].
Waldenfels identifie en effet le cosmopolitisme comme « variante offensive » du nationalisme, qui mise sur « la conquête et l’assimilation »[44]. Dans ce cadre, la sphère du propre s’élargit à l’extrême à partir de la raison. Ici, c’est notamment à Jürgen Habermas – les deux auteurs ont des positions notoirement antagonistes – que Waldenfels s’attaque. Comme l’explique Heidenreich,
nous ne pourrions pas [selon Habermas] faire autrement, dans la logique politique de la vie communautaire, que d’intégrer l’étranger le plus vite possible. Dès lors que notre communication vise ultimement des décisions ayant force d’obligations collectives, nous nous tenons sous la pression du temps, nous devons viser un résultat commun et nous n’avons pas le loisir qui serait nécessaire pour créer l’espace d’une expérience de l’étranger. Tout ce qui est étranger tombe, dans la conception habermassienne de la discussion, dans l’aspiration à une « validabilité » argumentative.[45]
Cette logique de l’inclusion de l’autre[46] par un usage de la raison qui n’exclut personne offre à chacun une place à la table de la discussion et la possibilité de participer à la communication. De fait, « l’univers du discours n’a pas d’outsiders » et cette vision universaliste du monde n’offre aucune place à l’étranger, qui n’attend que d’être approprié par la raison. Ainsi, « la vieille devise ‘‘chacun pour soi et Dieu pour nous tous’’ cède la place à la version sécularisée ‘‘chacun pour soi et la raison pour nous tous’’ » [47]. De fait, Waldenfels estime que les partisans de l’universalisme vont jusqu’à se sentir « chez [eux] dans le monde[48] » et finalement ne rencontrent plus jamais l’étranger[49] puisqu’il n’y a pas de destinataire du discours qui ne fasse partie du « nous » de la raison.
Contrairement à l’usage qui est de condamner fermement le repli sur soi que représente le nationalisme défensif sans évoquer – ou en tout cas sans mettre sur le même plan – les limites du cosmopolitisme, Waldenfels s’attaque aux deux versions, qui partagent selon lui la même erreur. Il explique que
c’est le modèle – de vie et de pensée – de la centration qui se révèle en fait en lui-même problématique, peu importe que le cercle soit étroit ou large, ou que les anciennes nations continuent à en maîtriser le jeu ou que quelque chose comme une super-nation vienne à leur place.[50]
Cette forme offensive se figure, en particulier pour nous en tant qu’européens, sous les traits d’un « mélange mi-naïf, mi-raffiné d’ethnocentrisme et de logocentrisme[51] », qu’il nomme eurocentrisme. C’est un centrisme qui est spécial dans sa prétention à l’universel, qui apparaît plus forte que dans d’autres cultures. Le centre se trouve être « un tout englobant – s’abreuvant selon des dosages variables à des sources religieuses, politiques, économiques ou encore technoscientifiques[52] ». On peut trouver sa source à Athènes, qui considère les barbares comme « naturellement ennemis[53] », dépourvus de raison et donc à rejeter hors de la sphère propre. Le phénomène se poursuit ensuite à l’époque moderne, avec les grandes découvertes, jusqu’en Amérique et en Inde ; plus près de nous avec les colonisations, notamment de pays africains et asiatiques. Le sentiment eurocentriste, nous indique Waldenfels, fait que « le propre se révèle être lui-même, peu à peu à travers l’autre, le tout et l’universel [54]». De plus, « le mouvement d’européanisation […] ne va que dans une seule direction, comme une flèche qui cherche sa cible[55] ». C’est-à-dire que c’est l’étranger qui doit progresser et devenir meilleur, se civiliser, afin de se mettre au niveau de l’européen, qui est forcément le représentant éclairé de la raison. L’européen, finalement, reste ce qu’il était déjà.
Si finalement le centre n’est plus un territoire qui se replierait sur lui-même, on en vient dans le cas du cosmopolitisme à une raison commune qui, pour accueillir l’étranger, le domestique par la Raison. Les étrangers sont appropriés, et ceux qui ne le sont pas sont simplement rejetés : à partir de là, on ne peut pas réellement parler de l’étranger, et on a donc bien affaire à une autre forme de nationalisme, qui s’étend plutôt que de se replier. Plus encore, le cosmopolitisme oblige à penser un « nous » commun, une morale commune. Et ce postulat présuppose un monde politique commun. Dans un monde cosmopolitique, donc, ceux qui ne font pas partie de ce « nous » performatif, qui ne font pas partie de ce « ciment aux propriétés déterminables permettant de rassembler les hommes et les peuples[56] », sont exclus. On réduit les autres (« sans-papiers », « clandestins », « demandeurs d’asile », …) à sa voix propre. Le seul moyen pour l’étranger d’exister est paradoxalement de n’être plus étranger. Ceux qui restent étrangers, en dehors du mouvement d’appropriation et d’entrée dans la sphère cosmopolitique – les rejetés, les exclus, les hors-communauté – sont des indésirables qui peuvent se transformer en ennemis. Il faut ajouter qu’une sphère qui s’étend reste une sphère : que le nouveau soit lissé par des mécanismes d’absorption plutôt que rejeté ne change pas grand-chose et le propre finit aussi par tourner à vide puisque l’expérience de l’étranger, qui crée du nouveau, finit par disparaître dans le tourbillon d’une uniformisation croissante. Le résultat obtenu est proche de l’unidimensionnalité marcusienne, « qui procède en rabotant, en aplatissant, en lissant, en banalisant » les surplus de l’expérience, « ce qui rend récupérables les manifestations d’exception auxquelles elle fait occasionnellement place[57] » sans qu’il n’y ait véritable changement de situation, véritables échanges avec l’étranger.
Dans le cosmopolitisme, à travers l’horizon régulateur de la Raison, les requêtes de l’étranger sont déjà prénommées avant d’avoir lieu. Tout se passe comme si « les écarts se trouv[aient] d’emblée soumis à des grilles de repérage et de traitement à partir desquelles ils peuvent seulement émerger comme écarts, d’emblée catégorisés selon des procédures éprouvées. » À partir de là, on peut se demander s’il y a « vraiment là un événement ou alors seulement un bruit insignifiant »[58] . Sans place pour l’inattendu, pour l’accidentel, pour le déconcertant, c’est l’attention portée à l’étranger radical qui est purement et simplement déniée dans son principe même. Ce qui prévaut alors, c’est une fonctionnalisation qui analyse le présent avec des grilles toujours déjà obsolètes car présupposant un commun qui n’existe pas. Le cosmopolitisme mène sans s’en rendre compte vers une inhospitalité à l’égard de l’étranger, puisqu’il est toujours amené à être au plus vite transformé en propre. Toute visite de l’étranger n’est dans ce cadre plus qu’un événement qui change pour un instant à peine le cadre du quotidien. Dans ce cadre, les rapports entre le propre et l’étranger semblent déterminés par avance depuis une position surplombante. Faisant partie d’un tout, la radicalité de l’étranger est niée et la prévisibilité de sa toujours possible survenue redonne en fin de compte le pouvoir à l’État, lequel institue à l’avance un ostracisme fondé sur l’égalité entre êtres raisonnables, dont on trouvait déjà trace dans la cité grecque.
En guise de conclusion : voir l’Europe comme réponse
Face à cet inquiétant nationalisme défensif, mais aussi contre ce sentiment eurocentriste caractéristique d’un cosmopolitisme qui fait également disparaître l’étranger sous le tapis, Waldenfels nous invite à envisager une troisième voie et à voir l’Europe comme réponse. Je terminerai ce texte en éclaircissant cette possibilité.
Voir l’Europe comme réponse, ce serait considérer l’étrangeté de l’Europe elle-même et favoriser les échanges avec l’étranger.
Si l’on voulait parler de l’Europe sans eurocentrisme et sans narcissisme culturel, on devrait parler en même temps du non-européens à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe. Le lieu à partir duquel nous répondons à l’étranger ne nous appartient pas, il est extraterritorial, une tache blanche sur la carte géographique et sur le calendrier de l’histoire. Il correspond à une Europe anonyme, qui a – ainsi en est-il pour nous tous – reçu son nom d’ailleurs.[59]
Plutôt que de vouloir se protéger de l’étranger ou de vouloir se l’approprier, un Grenzverkehr – un trafic transfrontalier entre le propre et l’étranger – est à favoriser. Celui-ci nous rappelle que l’espace de la relation avec l’étranger ne s’ouvre et devient commun que lorsque je lui prête attention. Une Europe anonyme signifie qu’elle n’est rien a priori, ni bastion ni raison ; elle existe par les imbrications continues du propre et de l’étranger. L’accent est ainsi mis sur la contingence de la forme Europe, comme de toutes les identités. Faire vivre la forme Europe, c’est la voir comme une réponse, ou plutôt comme des réponses possibles à tout ce qui vient la heurter, c’est « multiplier les croisements » sans pour autant faire disparaître les frontières, favorisant ainsi les relations entre les régions et entre les cultures sans passer par les mégapoles, « centres bureaucratiques et technocratiques[60] » favorisant la reproduction atone du même. Ces croisements ouvrent des possibles qui mènent à une « universalisation au pluriel[61] » grâce à l’ouverture d’un monde commun, que permet l’attention que nous donnons à l’étranger. « Le phénomène de l’attention, explique Alloa, engage un être-ensemble qui ne produit que du commun, mais rien de propre.[62] » Nous ne choisissons jamais complètement de donner notre attention, puisqu’elle est d’abord suscitée par ce qui vient nous heurter. Nous choisissons en revanche vers où et comment la diriger, pour créer, dans les interstices, un universel commun qui n’est « à proprement parler rien […]. Mais ce vide ne sépare pas, il rassemble en empêchant toute cristallisation identitaire définitive des différents ordres et en les amenant sans cesse à se redéfinir[63] ». Ce concept d’attention – auquel, par ailleurs, Waldenfels a consacré un très beau livre[64] – a une portée socio-politique immédiate. Comme l’explique Alloa, le phénomène de l’attention produit du commun sans créer de propre ; ce commun qui se crée au pluriel, dans de multiples lieux, augmente le nombre de seuils, de moments de bascule entre le propre et l’étranger. Cela crée de nouveaux ordres, de nouvelles identités, sans « cristallisation identitaire ». Ces seuils multiples sont justement ce qui différencie la pensée de Waldenfels du cosmopolitisme. D’un côté, on a une sphère qui s’étend : les étrangers finissent par rentrer dans la sphère de la raison ou en sont définitivement exclus, comme je l’ai montré plus haut ; de l’autre, il n’y a pas de sphères mais un entremêlement permanent du propre et de l’étranger, qui ne part pas de l’idée fondatrice d’une raison commune mais d’une attention pratique à l’étranger tel qu’il se donne à l’expérience, aux réponses mises en œuvre pour répondre à cette expérience.
Pour le dire autrement, il n’y a rien de commun avant l’agir ensemble. Dans un article récent[65], Waldenfels précise sa pensée en évoquant la possibilité du voisinage comme lieu d’émergence privilégié de cet universel au pluriel. Insister sur l’importance du voisinage, c’est donner de l’importance non à une forme propre, mais à une multiplicité de lieux de croisements, de lieux de rencontres, rendus possibles à la fois par la proximité physique et par des figures tierces indispensables pour ouvrir ce commun. Concrètement, explique l’auteur, privilégier le voisinage revient à lutter contre des règlements comme celui de Dublin III, qui rend responsable de la demande d’asile des nouveaux arrivants les pays d’arrivées majoritaires que sont la Grèce, l’Italie ou l’Espagne, et qui donne l’image d’une « Europe forteresse ». J’ajoute que pour créer du commun, il faudrait accentuer les contacts avec la population locale et lutter contre des centres d’accueil de grande taille, qui refusent les croisements migrants / locaux. Faire vivre cette Europe des voisinages voudrait dire accentuer le nombre d’intermédiaires de toute espèce qui aident à repersonnaliser la relation entre l’État et les migrants, à occuper leur attente et à créer un monde commun. Le voisinage permet d’accentuer des activités qui ne génèrent pas d’avenir par elle-même mais aident, par le monde commun qu’elles créent, à redonner un caractère intime au temps, à « rester soi-même » et à garder espoir. C’est le rôle, au-delà des travailleurs sociaux, des activités de rencontre, des activités sportives ou des sorties organisées par des associations de soutien, ou d’habitants qui se contentent d’offrir de l’attention, du temps. Donner l’attention, cela veut dire n’avoir pas peur de la « maladresse inhérente aux réponses pratiques » qui « est le moteur du changement »[66], la voie entre nationalisme et cosmopolitisme.
Je terminerai en laissant une dernière fois la parole à Waldenfels, qui explique que
le voisinage échappe à l’alternative du localisme et du globalisme, à la fixation sur un ici bien établi [le nationalisme] et à l’évanescence d’un nuageux partout et nulle part [le cosmopolitisme]. Une Europe ouverte et plurielle serait une Europe qui répondrait aux requêtes étrangères sans rentrer dans sa coquille.[67]
Bibliographie
Œuvres citées de Bernhard Waldenfels :
- Das Zwischenreich des Dialogs. Sozialphilosophische Untersuchungen in Anschluß an E. Husserl, Den Haag, M. Nijhoff ,1971.
- Bruchlinien der Erfahrung, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2002.
- Phänomenologie der Aufmerksamkeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2004.
- « Idiomes de la pensée », Rue Descartes, n° 45-46, 2004.
- « Entre les cultures », Revue de Théologie et de Philosophie 137, 2005.
- Topographie de l’étranger, Études pour une phénoménologie de l’étranger I [1997], Paris, Van Dieren, 2009, fr. : Francesco Gregorio, Frédéric Moinat, Arno Renken et Michel Vanni.
- Phénoménologie de l’étranger. Motifs fondamentaux [2006], Paris, Hermann, 2019, tr. fr. : Marion Bernard.
- « Homo respondens », Alter – Revue de phénoménologie, 27, 2019.
- « Penser l’étranger », Klésis, Revue philosophique, 44, 2019.
- « Paul Ricoeur : Raconter, se souvenir et oublier », Études Ricœuriennes / Ricœur Studies, Vol 10, No 1, 2019, p. 10 à 26.
- « Europa unter dem Druck der Globalisierung», 2019, à paraître.
- « Scènes originaires de l’étranger », non publié.
Pour le lecteur francophone qui souhaite poursuivre sa lecture de Waldenfels, une liste de ses textes traduits en français a été établie par Marion Bernard et se trouve aux pages 155 et 156 de sa traduction des Motifs fondamentaux. Il faut ajouter mes trois traductions de 2019 citées ci-dessus et l’article « La réponse retardée », publié en 2019 dans le n°9 de la Revue d’études proustiennes.
Autres références citées :
- Alloa Emmanuel, « Par-delà la reconnaissance. L’attention comme paradigme pour une éthique asymétrique », in Alter, Revue de phénoménologie, n° 18, 2010.
- Bakhtine Mikhail, « Les genres du discours », Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, tr.fr. : Alfreda Aucouturier.
- Bancel Nicolas, Pascal Blanchard & Ahmed Boubeker, Le grand repli, Paris, La Découverte, 2015.
- Brossat Alain, Autochtone imaginaire, étranger imaginé : Retours sur la xénophobie ambiante, Bruxelles, Editions du souffle, 2012.
- Bisiaux Sophie-Anne, Commun parce que divisé – Le monde à l’épreuve de l’étranger, Paris, Editions rue d’Ulm, 2016.
- Coquard Benoît, Ceux qui restent – Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019.
- Deleixhe Martin, « Démocratie et hospitalité », SociologieS [En ligne], Dossiers, HospitalitéS. L’urgence politique et l’appauvrissement des concepts, 2018.
- Duportail Guy-Félix, « Introduction » à la traduction du chapitre I de Bernhard Waldenfels, Bruchlinien der Erfahrung, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2002, (traduction non publiée).
- –, « Le propre de l’étranger », La Vie des idées, 7 janvier 2010, URL : https://laviedesidees.fr/Le-propre-de-l-etranger.html
- Habermas Jürgen, Die Einbeziehung des Anderen, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1996.
- Heidenreich Felix, « La xénopolitique – une « impossibilité vécue » ? Sur la phénoménologie de l’expérience de l’étranger de Waldenfels », Revue germanique internationale[En ligne], n°13, 2011.
- Levinas Emmanuel, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger [1949], Paris, Vrin, 2010.
- –, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence [1974], Paris, Le Livre de Poche, 2013.
- Loch Dietmar, « La droite radicale et la ‘’dénationalisation’’ : Autriche – France – Allemagne », in Emmanuel Nadal, Marianne Marty et Céline Thiriot (dir.), Faire de la politique comparée au XXIème siècle. Les terrains du comparatisme, Paris, Karthala, 2005.
- Loch Dietmar & Ov Cristian Norocel, « The Populist Radical Right in Europe. A Xenophobic Voice in the Global Economic Crisis », in J. Trenz, C. Ruzza and V. Guiraudon (dir.), Europe in Crisis : The Unmaking of Political Union, New York, Palgrave Macmillan, 2015.
- Macherey Pierre, « Homo ideologicus, 5 », Blog La philosophie au sens large, URL : https://philolarge.hypotheses.org/1332#comments
- Marcuse Herbert, L’homme unidimensionnel [1964], Paris, Minuit, 1968, tr. fr. : Monique Wittig.
- Platon, La République, Paris, Gallimard, 2008, tr. fr. : Emile Chambry.
- Schmitt Carl, La notion de Politique [1932], Paris, Flammarion, 2012, tr. fr. : Marie-Louise Steinhauser.
- Vanni Michel, L’adresse du politique, essai d’approche responsive, Paris, Cerf, 2009.
- –, L’Impatience des réponses – L’éthique d’Emmanuel Levinas au risque de son inscription pratique, Paris, CNRS, 2004.
[1] Une communication prononcée le 8 juin 2017 à Clermont-Ferrand lors du Puy de la recherche sous le titre « Hantés et apeurés par l’étranger » a servi de base à ce texte. Je remercie Johann Michel pour ses remarques sur une précédente version de ce texte. Je remercie également Luz Ascarate et Astrid Broucke pour leur lecture précise, et les deux relecteurs anonymes pour leurs remarques.
[2] Dietmar Loch et Ov Cristian Norocel, « The Populist Radical Right in Europe. A Xenophobic Voice in the Global Economic Crisis », in H. J. Trenz, C. Ruzza and V. Guiraudon (dir.), Europe in Crisis : The Unmaking of Political Union, New York, Palgrave Macmillan, 2015, p. 256.
[3] Citons la traduction récente par Marion Bernard de l’ouvrage de Waldenfels Phénoménologie de l’étranger. Motifs fondamentaux, Paris, Hermann, 2019 ; un dossier de la revue Le cercle herméneutique consacré à la pensée de Waldenfels, intitulé « Réponse, Responsivité, Responsabilité » (Numéro 32-33, Premier et second semestre 2019, dossier central dirigé par Simon Calenge) ; ou le colloque international les « Phénoménologies de l’étranger. Hommage à la pensée de Bernhard Waldenfels », organisé par les archives Husserl de Paris les 3, 4 et 5 octobre 2018. Plus modestement, je signale aussi mes trois traductions d’articles de l’auteur : « Homo respondens », Alter – Revue de phénoménologie, 27, 2019 ; « Penser l’étranger », Klésis, Revue philosophique, 44, 2019 ; et « Paul Ricoeur : Raconter, se souvenir et oublier », Études Ricœuriennes / Ricœur Studies, Vol 10, No 1, 2019.
[4] Guy-Félix Duportail, « Introduction » à la traduction du chapitre I de Bernhard Waldenfels, Bruchlinien der Erfahrung, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2002, (traduction non publiée).
[5] Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence [1974], Paris, Le Livre de Poche, 2013, p. 140.
[6] Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger [1949], Paris, Vrin, 2010, p. 241.
[7] Emmanuel Levinas, Autrement qu’être, op. cit., p. 198.
[8] Ibid, p. 196.
[9] Bernhard Waldenfels, « Entre les cultures », Revue de Théologie et de Philosophie 137, 2005, p.350.
[10] La distinction effectuée ici entre Levinas et Waldenfels a pour but d’éclaircir la constitution de l’étranger chez l’auteur allemand et de montrer qu’au-delà d’une différence de vocabulaire (autre / étranger), existe une réelle différence conceptuelle, parfois gommée dans le contexte français où l’étranger est rabattu sur l’autre lévinassien. Le lecteur intéressé par un développement plus exhaustif du lien entre les pensées des deux auteurs se réfèrera au livre de Michel Vanni intitulé L’Impatience des réponses – L’éthique d’Emmanuel Levinas au risque de son inscription pratique, Paris, CNRS, 2004, dans lequel il s’appuie notamment sur Waldenfels pour mettre à l’épreuve des exigences pratiques et ancrées dans le quotidien l’éthique de Levinas.
[11] Bernhard Waldenfels, « Entre les cultures », art. cit., p. 351.
[12] Ibid.
[13] Bernhard Waldenfels, Topographie de l’étranger, Études pour une phénoménologie de l’étranger I, Paris, Van Dieren, 2009, tr. fr. : Francesco Gregorio, Frédéric Moinat, Arno Renken et Michel Vanni, p.171.
[14] Ibid, p. 41.
[15] « Voilà pourquoi l’expérience verbale individuelle de l’homme prend forme et évolue sous la forme de l’interaction continue et permanente des énoncés individuels d’autrui. C’est une expérience qu’on peut, dans une certaine mesure, définir comme un processus d’assimilation plus ou moins créatif des mots d’autrui (et non des mots de la langue). » Mikhail Bakhtine, « Les genres du discours », Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, tr.fr. : Alfreda Aucouturier, p. 296.
[16] Bernhard Waldenfels, Topographie de l’étranger, op. cit, p. 31.
[17] Ibid, p. 175.
[18] On retrouve cette idée, certes d’une toute autre manière, dans la mise en place d’une prothèse à l’intérieur du corps humain. Le corps propre réagit mal à l’implantation en tentant, à l’aide de ses mécanismes de défense immunitaire, de se protéger par avance des effets du corps étranger. Las, il élimine ce qui lui permettrait de vivre, ou de vivre mieux, obligeant les médecins à prescrire de lourds traitements anti-rejet. On peut ici observer par une parabole médicale les conséquences du fait de ne pas accepter l’étranger alors qu’il est, ici de manière frappante, ce qui permet de vivre. Paradoxalement, le corps accepte d’autant mieux la prothèse (sans pour autant éliminer tous les problèmes !) que son caractère étranger est accentué (à l’aide de petites aspérités par exemple) par le fabriquant de la prothèse : les tissus corporels ayant ainsi la capacité de s’y accrocher, s’entremêlant ainsi à cette prothèse étrangère sans l’éliminer mais en permettant au corps de développer une réponse créative à l’étrangeté en accentuant les points de jonction. Cette référence vient de l’intervention du Dr Stéphane Descamps, intitulée « Bio-mimétisme du matériau implanté : est-ce encore un corps étranger ? », au Puy de la recherche, le 7 juin 2017 à Clermont-Ferrand.
[19] Bernhard Waldenfels, Topographie de l’étranger, op. cit., p. 194.
[20] Ibid, p. 176.
[21] Ibid, p. 182.
[22] « Tout ce qui n’est pas ennemi porte eo ipso le nom d’ami », Carl Schmitt, La notion de Politique, Paris, Flammarion, 2012, tr. fr. : Marie-Louise Steinhauser, p.165. On observe donc qu’ici Schmitt ne considère pas vraiment l’étrangeté des amis et conçoit une sphère du propre élargie à la communauté.
[23] Ibid, p. 64/65.
[24] Ibid, p. 66.
[25] Ibid, p. 68.
[26] Même si, in fine, c’est l’étranger en tant que personne qui est pris à parti dans le nationalisme défensif, je rappelle qu’étranger a ici une acception plus large : la nation étrangère, la culture étrangère, … sont également prises en compte.
[27] Bernhard Waldenfels, Topographie de l’étranger, op. cit., p. 176.
[28] Ibid, p. 188.
[29] Ibid.
[30] Dietmar Loch, « La droite radicale et la ‘’dénationalisation’’ : Autriche – France – Allemagne », in Emmanuel Nadal, Marianne Marty et Céline Thiriot (dir.), Faire de la politique comparée au XXIème siècle. Les terrains du comparatisme, Paris, Karthala, 2005, p. 29.
[31] Dietmar Loch, « La droite radicale et la ‘’dénationalisation’’ », p. 34.
[32] Bernhard Waldenfels, Topographie de l’étranger, p. 185.
[33] Dietmar Loch & Ov. Cristian Norocel, « The Populist Radical Right in Europe », art. cit., p. 258. Voir aussi le récent ouvrage de Benoît Coquard, Ceux qui restent – Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019, en particulier le chapitre 7.
[34] Alain Brossat, Autochtone imaginaire, étranger imaginé : Retours sur la xénophobie ambiante, Bruxelles, Editions du souffle, 2012, p. 244/245.
[35] Bernhard Waldenfels, Topographie de l’étranger, op. cit., p. 184.
[36] Ibid, p. 256.
[37] Sur cette notion, voir par exemple Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Ahmed Boubeker, Le grand repli, Paris, La Découverte, 2015.
[38] Bernhard Waldenfels, Topographie de l’étranger, op. cit., p. 185.
[39] On pourra écouter sur ce chauvinisme sportif la chanson des Wriggles intitulée PSG sur le CD Justice avec des saucisses (Atmosphériques, 1997), dont voici un extrait :
« Ce soir, les adversaires / Ne sont pas français, FRANÇAIS ! / Ils parlent une langue étrangère / Qui n’est pas le français, FRANÇAIS ! / Ils viennent d’un endroit / Que j’ai pas bien compris où ça […] / au-dessus de moi / J’entends mes copains / Qui chantent avec moi / Ce même refrain : / « Qui c’est les plus bons, les meilleurs, les champions ? PSG ! » / « Qui c’est les plus bons, les meilleurs, les champions ? PSG ! » / « Qui c’est les plus bons, les meilleurs, les champions ? PSG ! » / P-S-G-P-S !! »
[40] Dietmar Loch, « La droite radicale et la ‘’dénationalisation’’ », art. cit., p. 41.
[41] Dietmar Loch et Ov. Cristian Norocel, « The Populist Radical Right in Europe », art. cit., p. 256.
[42] Bernhard Waldenfels, Topographie de l’étranger, op. cit., p. 185.
[43] Cette question nous mène vers des chemins proches de ceux empruntés par Martin Deleixhe dans un article de 2018, sans toutefois qu’ils ne se rejoignent trop souvent. Voir « Démocratie et hospitalité », SociologieS [En ligne], Dossiers, HospitalitéS. L’urgence politique et l’appauvrissement des concepts.
[44] Bernhard Waldenfels, Topographie de l’étranger, p. 176.
[45] Felix Heidenreich, « La xénopolitique – une « impossibilité vécue » ? Sur la phénoménologie de l’expérience de l’étranger de Waldenfels », Revue germanique internationale [En ligne], n°13, 2011.
[46] D’après le titre de son livre non encore traduit en français : Jürgen Habermas, Die Einbeziehung des Anderen, Frankfurt/M.,Suhrkamp, 1996.
[47] Bernhard Waldenfels, « Scènes originaires de l’étranger », non publié.
[48] Bernhard Waldenfels, Topographie de l’étranger, op. cit., p. 177.
[49] Waldenfels se plaît à citer régulièrement (par exemple Topographie de l’étranger, p. 177 ; ou « Idiomes de la pensée », Rue Descartes 2004/3 (n° 45-46), p. 132) cette phrase de Schlegel, dans son Histoire de la littérature classique : « C’est comme s’ils désiraient que chaque étranger, chez eux, doive se conduire et s’habiller d’après leurs mœurs, ce qui entraîne qu’ils ne connaissent à proprement parler jamais d’étranger. »
[50] Bernhard Waldenfels, Topographie de l’étranger, op. cit., p. 181
[51] Bernhard Waldenfels, « Penser l’étranger », art. cit., p. 9.
[52] Bernhard Waldenfels, Topographie de l’étranger, op. cit., p. 180.
[53] Platon, La République, Paris, Gallimard, tr. fr. : Emile Chambry, 470c, p. 187.
[54] Bernhard Waldenfels, Topographie de l’étranger, op. cit., p. 158.
[55] Ibid, p. 159.
[56] Sophie-Anne Bisiaux, Commun parce que divisé – Le monde à l’épreuve de l’étranger, Paris, Editions rue d’Ulm, 2016, p. 168. Ce beau livre – qui s’inscrit dans le sillage de Waldenfels et d’Etienne Tassin – est une tentative pour penser ce que l’auteure appelle une cosmo-politique : des rapports à l’étranger détachés de toute tentative d’assimilation, sans nier l’aspect surprenant et déroutant de cette expérience.
[57] Pierre Macherey, « Homo ideologicus, 5 », Blog La philosophie au sens large, URL : https://philolarge.hypotheses.org/1332#comments
De Marcuse, voir L’homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968, notamment le chapitre 4 : « L’univers du discours clos ».
[58] Michel Vanni, L’adresse du politique, essai d’approche responsive, Paris, Cerf, 2009, p. 189.
[59] Bernhard Waldenfels, Topographie de l’étranger, op. cit., p. 167 (je souligne).
Cette citation se situe à la fin d’un chapitre intitulé « L’Europe en regard de l’étranger » (p. 153-168), qui parvient à la conclusion d’une Europe comme réponse, en discutant notamment avec le Husserl de la Krisis. Un travail serait à mener sur les liens forts entre Husserl et Waldenfels dans la construction d’une phénoménologie de l’étranger, ce dernier se confrontant très régulièrement à la pensée du fondateur de la phénoménologie depuis son habilitation, publiée en 1971 sur la philosophie sociale de Husserl. Dans le cadre de cet article, je me limite à pointer une différence majeure : là où Husserl part encore d’un ici de l’Europe, extension du corps-propre comme Nullpunkt de la perception, Waldenfels s’intéresse d’emblée aux croisements : le mouvement de répondre part de « quelque chose comme un lieu impossible qui nous requiert et nous motive à lui répondre » (Guy Félix Duportail, « Le propre de l’étranger », La Vie des idées, 7 janvier 2010, URL : https://laviedesidees.fr/Le-propre-de-l-etranger.html). Ainsi, se trouve opéré une sorte de renversement de la pensée husserlienne : là où ce dernier tente de penser une Europe idéale à partir d’un moi posé « comme ‘‘l’étranger de ceux qui me sont étrangers’’ (Husserl) » (Topographie…, p. 153), Waldenfels évoque l’Europe – toujours en phénoménologue – à partir des descriptions des entrecroisements qui la parcourent.
[60] Ibid, p. 164.
[61] Ibid, p. 101.
[62] Emmanuel Alloa, « Par-delà la reconnaissance. L’attention comme paradigme pour une éthique asymétrique », in Alter, Revue de phénoménologie, 2010, n° 18, p. 139.
[63] Sophie-Anne Bisiaux, Commun parce que divisé, op. cit., p. 168.
[64] Bernhard Waldenfels, Phänomenologie der Aufmerksamkeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2004.
[65] Bernhard Waldenfels, « Europa unter dem Druck der Globalisierung », 2019, à paraître.
[66] Michel Vanni, L’adresse du politique, op. cit., p. 211.
[67] Bernhard Waldenfels, « Europa unter dem Druck der Globalisierung », art. cit.