Nate Fisher et la mort
un point de vue sur Six Feet Under d’Alan Ball
La famille Fisher est une famille de croque-morts.
Dans la grande et belle maison abritant l’entreprise de pompes funèbres Fisher & Sons, habitent Nathaniel et Ruth Fisher, ainsi que leur fils David et leur cadette Claire. L’aîné, Nate, a pris le large il y a longtemps, préférant vivre sa vie à épauler son père et son frère. Aujourd’hui, à l’occasion Thanksgiving, le fils prodigue revient à Los Angeles après des années d’absence. Sauf que les retrouvailles tant attendues n’auront pas lieu.
La série d’Alan Ball Six Feet Under est une réflexion distrayante et sérieuse, touchante et cruelle, drôle et tragique sur la condition humaine. Le fil central de cette toile, la mort, entrecroise subtilement ces autres fils que sont l’amour de soi et des autres, la peine et la joie partagées, l’ambition personnelle, le sens de la vie familiale, mais aussi le spectre du total repli sur soi, celui d’un monde d’événements absurdes, sans rachat aucun.
La mort se manifeste dès le premier épisode. Les époux, Ruth dans sa cuisine et Nathaniel au volant de son nouveau corbillard, se parlent au téléphone. La conversation porte sur l’arrivée du fils, que Nathaniel va accueillir à l’aéroport. Ruth veut que tout soit parfait, s’inquiète de ne pas avoir réuni les aliments préférés de Nate. Elle se rend compte que son époux est en train de fumer au volant et proteste, ne serait-ce que pour le confort des clients : l’odeur du tabac froid dans un corbillard, quelle horreur ! Nathaniel la rassure, amusé ; il ne fume pas, d’ailleurs, il arrête de fumer sur le champ (« I’m quiting right now ! »). Le téléphone à peine raccroché, il rallume une autre cigarette, tire dessus et… meurt. Dans un choc d’une violence inouïe, le corbillard est percuté par un bus.
Tel est le point de départ du récit. Par la suite, systématiquement, chaque épisode sera introduit par le bref récit d’une mort. Au cours du développement, les proches du défunt contacteront les Fisher pour l’organisation des obsèques. Nous serons les témoins des interactions entre la famille et ces protagonistes en proie au deuil, qui seront de passage pour les Fisher comme pour nous. Nous en apprendrons ainsi beaucoup sur Nathaniel, Ruth, Nate, David et Claire. Nous observerons aussi avec intérêt les intrigues plus « internes » à la famille et les relations amoureuses nouées avec des personnages secondaires.
Cet « apprentissage » des personnages est particulier. On a coutume de dire que le succès d’une série ou d’un film est lié au processus d’identification du spectateur. Bien souvent, cependant, on nous facilite l’identification par une construction hâtive des personnages, qui se réduisent à de simples étiquettes, à des traits de caractères généraux, sans vie, sans complexité. La narration se limite alors à leurs manifestations dans le monde de l’action ; et aux interactions avec d’autres porteurs physiques de traits rigides, ou dont les changements sont prévisibles (Cf. le caractère superficiel d’enfant gâtée du personnage de Rachel dans la série Friends). Or, Six Feet Under suscite un fort attachement aux personnages sans jouer sur ce type d’identification ni de narration facile. Chaque personnage est dense et complexe, très individué, curieusement opaque. Il ne nous en livre pas plus (pas moins non plus) sur lui-même qu’il ne se livre aux autres membres de la famille. En employant un tel langage, j’implique que nous soyons intégrés, d’une manière ou d’une autre, à cette famille. Pour l’exprimer autrement : on peut certes s’identifier plus facilement à Nate qu’à David, à Ruth qu’à Claire, etc., mais le lien du spectateur à l’histoire est plus intéressant et profond. Nous cherchons à savoir ce qui leur arrive, ce qui est naturel, mais par-là même à savoir qui ils sont. Or, cela ne peut au fond jamais être tenu pour acquis, et nous est parfois livré à la surface des comportements (David, le control freak), mais parfois pas. Aucun n’est « bon » ou « mauvais », alors même qu’on aimerait, par exemple, cerner le personnage de Brenda (l’amante de Nate) à l’aide de tels stéréotypes ; mais, telle une personne réelle, elle résiste à cette réduction. Souvent, ils suscitent autant d’irritation que d’affection, ou nous évoquent cette familiarité un peu lasse aux expressions de caractères d’individus réels que nous connaissons. Parfois, ils sont difficiles à supporter. Nous voulons d’autant plus connaître ces personnages, savoir ce qui leur arrive et qui ils sont, que toute interaction nous est impossible. Nous ne pouvons influer sur leurs vies, modifier leurs destins, alléger leurs peines. Mais nous pouvons les aimer, en retrait, comme ce que nous sommes : des spectateurs.
La mort de Nathaniel Fisher est un choc : pour nous qui assistons à la scène et, de manière différente, pour sa femme et ses enfants. Leurs réactions nous permettent de faire leur connaissance. A l’aéroport, le comportement de Nate n’est pas celui du fils et frère attentif anxieux des retrouvailles. Il a rencontré dans l’avion cette jeune femme, Brenda, les deux n’ont rien de plus pressé que de trouver un réduit dans lequel s’enfermer et faire l’amour. Les joies du sexe avec une parfaite inconnue : voici Nate. La scène, plutôt crue et amusante, nous indique l’une de ses caractéristiques : cet homme ne s’engage pas, il est libre. C’est ainsi qu’il avait refusé de participer à l’entreprise familiale, c’est ainsi qu’il agit avec les femmes. Or, sur ce plan, Brenda et lui semblent sur la même longueur d’onde. La jeune femme se montre aussi à l’aise dans les relations sexuelles avec de parfaits inconnus. Cet accord, cette harmonie initiale est marquée par une dénégation commune, suite à l’acte : à Brenda qui prétend ne pas avoir l’habitude de ce genre de relation, il répond que lui non plus. Ni l’un ni l’autre n’est dupe, et l’échange ressemble à un jeu, à la conclusion ironique et amicale de celui auquel ils viennent de se livrer.
Le téléphone portable de Nate sonne, David lui apprend la mort de leur père. Comment imaginer meilleure présentation de la différence entre les deux ? D’un côté David, le fils modèle, fidèle, celui qui est resté ; celui qui, dans la situation présente, s’occupe de leur mère, dans l’état qu’on imagine, et se charge de prévenir tout le monde. De l’autre, Nate, qui sort juste d’une partie de jambes en l’air, satisfait de lui-même et de la vie. Nous comprendrons vite que le cadet avait vécu comme une trahison le départ de son frère. Nate était l’aîné. Il aurait dû prendre soin de lui. Il est parti. David a suivi la vocation familiale, avec un sentiment de sacrifice, sans obtenir d’ailleurs, de la part du père, la reconnaissance méritée.
Sur la question de l’engagement, Nate évoluera avec le temps. Mais sans qu’il le sache, son destin est en partie scellé. Il croyait passer un moment agréable avec cette femme dont il ignorait jusqu’au nom ; elle deviendra, jusqu’à la fin, une partie essentielle de sa vie. Il croyait revenir pour un week-end en famille, manger, dormir et se détendre pendant une semaine ; il va en réalité reprendre avec son frère l’entreprise familiale. Nate l’exprime à plusieurs reprises : il n’a jamais rien accompli dont il puisse être particulièrement fier (il n’a jamais non plus rien fait d’indigne), se contentant, pour ainsi dire, de surfer sur la vague des événements, de ce qui lui était apporté, sans chercher à en approfondir la signification. Nate, fondamentalement vacant, s’ouvre aux possibilités, qu’il ne voit pas de raison de refuser. Mais cette disponibilité est aussi passivité, son revers dans le temps; une certaine stagnation, un certain enlisement, l’appartement provisoire qui dure, le métier insatisfaisant de chef d’une coopérative alimentaire, aussi du « provisoire qui dure ». Brenda, au tout début de leur relation, lui assène cruellement qu’il est le genre d’homme que recherchent les femmes, mais uniquement pour le physique. D’ailleurs, Nate est à présent un beau jeune homme… de trente-cinq ans. Que deviendra-t-il quand son charme aura disparu ?
Tous les personnages de la série sont en devenir, mais les changements de Nate se remarquent particulièrement, en raison de son caractère « superficiel » de départ. Il porte aussi d’autres traits, qui s’écartent du lot commun de la famille, à l’exception possible du père, comme nous le découvrons par la suite. A côté de sa mère, son frère et sa sœur, Nate se montre en effet plutôt ouvert, amusant ; il taquine David et Claire sur leurs relations sentimentales. Il n’est pas rebelle et étranger à toute notion de communication : un exploit, chez les Fisher ! Nate, à ce titre, apparaît comme une figure essentielle. On pourrait presque dire qu’il est celui qui crée, ou re-crée, l’ « intimité » de la famille. Bien sûr, l’idée est paradoxale. On l’a vu, son frère lui en veut. Bien plus, lors de la lecture du testament, David considère d’un très mauvais œil que Nate hérite, tout comme lui, de l’entreprise familiale. Il ne peut supporter l’idée que Nate ait été le favori du père malgré sa trahison, se montre jaloux de son ascendant évident sur Ruth, bref, souhaiterait que Nate disparaisse de leurs vies. Quant à Claire, lycéenne indépendante et sombre, elle refuse d’emblée d’accepter l’autorité d’un frère qu’elle n’a pas vu depuis des années, qu’elle n’a pour ainsi dire pas connu (outre le fait qu’elle n’accepte aucune autorité.) Pourtant, c’est bien dans les bras de Nate que Claire finit par craquer, la première nuit, au supermarché. C’est Nate, et non David, qui accepte d’entendre de Ruth qu’elle a eu une liaison du vivant de leur père : en acceptant sa confession, il lui permet de se libérer en partie. Enfin, en simple fils aimant, faisant preuve de cette bonté spontanée qui le caractérise aussi, il rappelle à sa mère les moments heureux du début de son mariage.
La scène vaut la peine d’être rapportée. Nate a découvert par hasard que son père, bien étrange décidément, s’arrangeait avec certains clients qui ne le payaient pas mais lui rendaient des « services ». C’est ainsi qu’il disposait, dans la maison d’un particulier, d’une large pièce à son usage exclusif et dont personne, dans la famille, ne soupçonnait l’existence. En ce lieu, Nathaniel Fisher écoutait du rock, buvait de l’alcool – le reste est laissé à l’imagination fertile de Nate, qui voit son père en drogué, sniper, etc. Il conduit David à l’endroit secret, mais celui-ci refuse de s’y intéresser, s’indigne de sa suggestion de mettre Ruth au courant et conseille à Nate de déménager avant qu’on leur réclame un loyer. En rangeant, Nate tombe sur un album de photographies qui le replongent dans son enfance. En tournant les pages, il trouve une enveloppe contenant des photos de sa mère, du temps de sa jeunesse et de sa beauté. Elle y pose dénudée, heureuse. Nate, certain qu’elle aimerait les revoir, les lui rapporte, sans insister sur leur provenance. Ruth, bouleversée et ravie, apprend à Nate que les clichés ont été pris juste avant le départ de Nathaniel à la guerre du Viêt-Nam. Afin d’échapper à la présence envahissante de son beau-père, ils avaient loué une chambre dans un hôtel miteux. Là, ils avaient fait l’amour comme si c’était la dernière fois, et Nathaniel avait pris ces photos. Au Viêt-Nam, elles lui avaient servi de talisman.
Ainsi, nous voyons Nate doté d’une sorte de bonté, qu’on pourrait appeler : une bonté « liante », ainsi que d’une disposition à la gaité spontanée (non sans rapport, dans un premier temps, avec sa capacité à rester à la surface des choses.) Nous découvrons vite un autre fait important, lié à son engagement récent dans les pompes funèbres : son don pour écouter les gens en deuil et les consoler. L’aspect humain de l’entreprise traverse toute la série : dès le début, Alan Ball oppose Fisher & Sons aux machines business, qui tentent dès la mort de Nathaniel – dès le jour de son enterrement, et dans le cimetière même – de les racheter. On se souvient aussi de la forme peu conformiste sous laquelle Nathaniel acceptait parfois d’être payé. Nate reprend le flambeau. Au contraire d’un David bienveillant, professionnel mais terriblement figé, d’une Ruth qui s’est mise délibérément en retrait des affaires, d’une Claire non impliquée, Nate est celui qui permet à la personne en larmes de s’épancher ; sa présence, son caractère, donnent sens à des formules de condoléance qui, prononcées par un autre, sembleraient forcées ou hypocrites. Loin de se concentrer sur le prix du cercueil qu’il entend vendre, il prend les personnes éplorées dans ses bras, recueille les récits de perte, de manque, de désespoir, avec un grand calme apparent.
On ne nous suggère pas que l’apport est à sens unique. Nate leur permet de partager leur douleur et, d’une manière difficile à définir, apprend de ces rencontres. Un vieil homme, Mr Jones, vient de perdre son épouse. Ils se sont mariés très jeunes, ne se sont jamais quittés. Le vieillard se montre assez insupportable, presque injurieux, avec Nate. Sous prétexte de veiller sa femme, il refuse de quitter la maison, impose sa présence à toute heure. Une fois, il s’emporte et crie sur Nate : celui-ci ne « comprend rien à l’amour », contrairement à lui, en raison de sa longue expérience. L’amour, cela signifie laver le conjoint malade qui s’est souillé : Nate ne sait rien de cela, donc ne sait rien de l’amour. Or, une telle condescendance, une telle violence dans le comportement du vieillard, rendraient naturelle la réaction de l’envoyer paître, lui rappeler les horaires d’ouverture de l’entreprise et refuser tout contact supplémentaire inutile. Nate ne réagit pas ainsi. Consoler ne revient pas seulement à écouter les proches parler du défunt ou leur tendre un mouchoir, mais à encaisser, prendre sur soi, la colère terrible liée au sentiment d’injustice et d’absurdité que la mort peut occasionner. Claire, qui doit subir aussi la présence encombrante du vieil homme, ne réagit pas aussi bien, même si elle l’accepte, ou plutôt la subit ; il s’endort sur le canapé du salon en tenant sa main serrée dans la sienne. Il « ronfle et pète », dira-t-elle à Brenda, surprise de la trouver dans cette situation. Mais Nate est lui-même impliqué dans une relation amoureuse naissante, assez chaotique et dont il ne sait à quoi elle aboutira. A ce stade de l’histoire, son expérience des femmes se limite à l’aspect sexuel. Au sens strict, il est juste de dire que Nate ne sait pas encore « ce qu’est l’amour ». Son absence de réaction devant l’agression de Mr Jones peut être reliée, certes à sa volonté de l’aider en faisant preuve de patience, mais aussi à sa reconnaissance de ce qu’il a raison. Nate accepterait alors spontanément une sorte de passage ou transmission d’une sagesse inscrite dans l’expérience. L’apprentissage, là encore, n’est pas à sens unique. Le vieil homme avait commencé par refuser une proposition de Nate concernant des cercueils jumeaux. On lui suggérait ainsi l’idée d’une réunion dans la mort avec sa femme, réunion qu’il ne pouvait vraiment envisager. Après réflexion, il en vient à accepter la proposition. En définitive, il meurt assis à côté du cercueil de sa femme: il ne lui aura effectivement pas survécu longtemps. Quand Nate découvre le corps, son attitude spontanée est celle d’un recueillement que l’on réserve aux proches.
Au fond, Nate est en apprentissage, et pas seulement dans sa confrontation aux personnes âgées en deuil. L’expérience paraît porteuse de sens, quels que soient l’âge, la situation du défunt et des proches, les circonstances de la mort. C’est bien du côté de l’extrême diversité des gens confrontés à la même issue fatale qu’on tirerait l’idée d’un « apprentissage » ou d’une « expérience », pour Nate, des choses de la mort.
Mais si cette idée est suggérée, elle reste problématique. Certes, Alan Ball dit, à l’issue de son commentaire de l’épisode pilote, que « la mort donne sa signification à la vie. » Dans ce cas, voilà un fait majeur de l’existence humaine que nous aurions à apprendre. Nate, dans la série, ferait cet apprentissage. Mais qu’est-ce qu’ « apprendre » une telle chose ? Une fois encore, on ne nous présente que des expériences particulières de la mort et du deuil, et bien sûr, jamais une expérience en première personne, sauf peut-être dans le cas-limite de Nate lui-même. Pour reprendre une formule célèbre de Wittgenstein, « la mort n’est pas un événement de la vie. » Est-ce si certain ?
Dans le monde de Six Feet Under, la mort peut intervenir à tout moment, surprendre n’importe qui, sous n’importe quelle forme, de la plus sordide, la plus absurde, à la plus comique ou la plus « naturelle ». Vous plongez dans une piscine, votre crâne heurte le fond ; vous êtes heurté par un bus ; ou encore, vous êtes un petit garçon et trouvez un revolver sous un lit ; vous êtes assassiné d’un coup de poêle à frire par votre compagne ; plus banalement, vous êtes une vieille dame et mourez dans votre sommeil. En dépit de la diversité de ses formes, elle arrive à tout un chacun : voici l’une des seules certitudes qui nous soient données. La mort introduit chaque épisode, on l’a vu ; la régularité mécanique du processus de narration symbolise la nécessité, le caractère inexorable. La mort reste une réalité dérangeante, que l’on peut vouloir occulter. Un des effets de Six Feet Under est de nous y rendre plus sensibles, non par l’énonciation directe du fait (qui peut ne produire aucun impact ; à laquelle tous acquiesceraient sans hésitation, mais sans y accorder plus d’une pensée), mais plutôt à la manière de l’exploration patiente d’un thème, sous toutes ses déclinaisons, toutes ses facettes, ses nuances, à commencer par ce caractère inexorable et répétitif.
Brenda ne croit pas en Dieu. Selon elle, nous sommes là par hasard, sans raison. Nous naissons et mourons. Dans l’intervalle, aucun sens global ne marque nos vies. La seule certitude possible est celle d’un changement perpétuel. Nate s’étonne et lui demande comment elle peut vivre en pensant tout cela. Pourtant, le fond sombre de Brenda constitue bien la toile de fond de la série : derrière la réalité de la mort, on nous signifie l’extrême précarité de l’existence humaine, la fragilité des corps, l’ambiguïté des sentiments, l’incertitude des destins individuels et partagés. Tout est fragile pourrait être une expression de ce sentiment généralisé. Or, je ne crois pas que cette conscience puisse se traduire par une forme quelconque de « sagesse ». C’est une (la) réalité brutale, elle ne peut être apprivoisée, on ne peut transformer cette conscience en acceptation sans la travestir.
Nate. L’habitude de sa présence, son caractère, son corps d’apparence si solide, ses expressions familières quand il rit ou se met en colère. Rien ne laisse prévoir cette attaque fulgurante, alors qu’au volant, il commande des sandwichs avec Claire. Ses tremblements, ses convulsions sont d’une violence inouïe, ce qui arrive à son corps est d’une violence inouïe. Ma réaction a été d’abord physique : une réaction corporelle, de révulsion et d’horreur, une sorte de refus charnel de ce qui arrivait (une « révolte de la chair », pour reprendre une expression de Camus.) Je ne veux pas dire que l’esprit n’y prenait pas part, mais que les capacités analytiques n’étaient pas aux commandes.
Ce n’était qu’une attaque. Mais désormais, Nate sait qu’il peut mourir à tout instant. Sa maladie le rend sensible à cette fragilité que j’évoquais. Elle rend aussi le spectateur sensible. Ce qui arrive au corps de Nate peut arriver à notre propre corps. Cette extension de la maladie de Nate au destin de tout corps humain, sa symbolisation de cette condition commune, seront particulièrement mises en relief lors d’une discussion entre Nate et la femme Rabbin (qui sera son ultime amour.) Nate lui livre son terrible secret : il va mourir à cause de son problème au cerveau. La réponse de la femme, frappante, vise autant le spectateur que Nate : « Oh, I’m going to die too. » Nate : « What do you have ? » (attendant le nom d’une maladie.) Réponse : « I have a body ». A sa manière touchante, elle ne se contente pas d’associer son sort à celui de Nate, pour soulager sa peine et se rendre digne de l’aveu, mais les englobe tous deux dans la communauté des vivants-ayant-un-corps, un corps soumis par définition à la dégradation et la cessation d’être.
Cette conscience était préfigurée dès le début. Nate est sorti courir pour se détendre. Il s’arrête sur un trottoir pour reprendre haleine. Un bus arrive. Il s’imagine au milieu de la rue, attendant le choc, puis heurté de plein fouet par ce bus, par terre sur le dos, les yeux grands ouverts, mort, une flaque de sang s’épaississant sous sa tête. Mais il n’est pas mort, il est sur le bord du trottoir, le bus passe devant lui. A la fin de l’épisode, nous le retrouvons sur un trottoir, un bus passe à nouveau devant lui. A l’intérieur, le regardant par la vitre, il y a son père, qui lui fait signe de la main ; son père qui est mort, qui littéralement s’en va, lui dit au revoir. Il le comprend et l’accepte enfin. Il a alors une sorte de révélation, immobile sur le trottoir, comme en retrait par rapport au flux de la vie, contemplant les passants, jeunes, vieux, de toute condition, qui passent, au sens strict ; tout comme les mots de Nick Drake dans The River Man, « Oh, how they come and go », illustrent les photographies célèbres où on le voit adossé à un mur de brique, œil témoin de ces gens qui arpentent le trottoir pour disparaître, remplacés par d’autres.
Emmanuel Halais
maître de conférences en philosophie à l’Université de Picardie Jules Verne.
ce texte est une version remaniée d’une intervention dans le cadre des journées d’études sur « SÉRIES D’ELITE, CULTURE POPULAIRE : LE CAS HBO », organisées par par Sandra Laugier (CURAPP, UPJV), Marjolaine Boutet (HPCP, UPJV), Elodie Nowinski (HPCP, Centre d’Histoire de Sciences Po), le 7 et 8 juin 2010.