Morale, délibération et responsabilité dans les jeux vidéo (1/2)
Cédric Astay. Doctorant à l’Université Lyon III Jean Moulin.
Il s’agit dans ce travail de mettre en évidence la conception singulière de la morale à l’œuvre dans les jeux vidéo. On montrera qu’il est possible et même nécessaire de mettre à distance la question de la violence des images pour saisir la représentation de la délibération et de la responsabilité morales qui court dans ce médium. C’est notamment grâce à l’étude d’un certain type de jeux, les jeux de rôle, que l’on comprendra comment les choix proprement moraux qui sont laissés au joueur sont paradoxalement tendus entre une extrême facilité et une importance hyperbolique.
Introduction : Morale et choix moral dans les jeux vidéo
L’objet de cet article n’est pas de rentrer dans les polémiques qui secouent régulièrement les médias à propos de la teneur immorale, choquante ou foncièrement violente de tel ou tel jeu. Il ne s’agit pas ici de s’appesantir sur le contenu de jeux en particulier, mais de cerner la conception spécifique de la décision morale qui est à l’œuvre dans ce médium. Il n’est donc pas question de juger les valeurs véhiculées par des jeux, mais bien plutôt de comprendre comment un genre de jeu vidéo, issu du jeu de rôle papier, place au cœur de son dispositif ludique la délibération et la décision morales. Même si l’on considère que la pratique du jeu vidéo se caractérise par l’activité du joueur, contrairement à la passivité du spectateur de cinéma[1], tous les jeux ne proposent pas au joueur de choisir ce qu’il fait. Il serait pertinent pour introduire cette réflexion de proposer une typologie des jeux vidéo en fonction de la liberté qu’ils accordent au joueur. La plupart du temps, la marge de manœuvre laissée au joueur est limitée par le choix des commandes : que faire pour répondre aux exigences du jeu, comment jouer, quel bouton presser pour gagner ? Tel serait un premier type de jeux, correspondant à tous ceux qui ne laissent au joueur que la liberté des commandes. Dans un tel cas de figure, il semble même exagéré de parler de choix. Même un jeu de guerre à l’esthétique photo-réaliste peut ne laisser aucun choix moral au joueur. Malgré le fait qu’il s’agisse de tuer un grand nombre de soldats ennemis, la structure d’un jeu comme Call of Duty[2] n’est pas fondamentalement différente de celle de Pong[3] : la linéarité du jeu implique toujours, à des degrés de sophistication divers, d’entrer une succession de commandes en fonction des images affichées à l’écran. Le terroriste finement modélisé a finalement une fonction identique à celle du point blanc représentant une balle : le stimulus visuel correctement identifié implique une réponse, une réaction de la part du joueur s’il veut progresser dans le jeu. Pour passer outre le débat concernant le contenu moral ou immoral d’un jeu, on peut remarquer que le joueur qui tue ses ennemis dans un jeu de guerre le fait parce qu’il n’y a rien d’autre à faire : tel est le but du jeu. Un joueur qui ne voudrait pas tuer ses ennemis dans un jeu de guerre ne pourrait tout simplement pas jouer, et ferait mieux d’acquérir un autre jeu : il lui serait en effet impossible de progresser au-delà de la première confrontation.
Néanmoins, de plus en plus de jeux, que nous classerons dans une deuxième catégorie, intègrent dans leur conception un élément de liberté, qui laisse aux joueurs la possibilité de choisir le chemin qu’ils emprunteront. Souvent employé comme un argument marketing, le procédé de la fin alternative propose au joueur au moins deux fins différentes à un même jeu, entre lesquelles il faut choisir. L’acheteur en aurait ainsi doublement pour son argent, puisqu’il lui faudrait parcourir le jeu une seconde fois pour explorer toutes ses potentialités. Toutefois, s’il s’agit là d’un choix, sa portée morale est souvent fort restreinte. En effet, même dans des jeux issus de la licence Star Wars où l’opposition du bien et du mal est manichéenne, le procédé de la fin alternative est assez anecdotique moralement. Dans des jeux comme Jedi Academy[4] ou Le Pouvoir de la Force[5], le joueur doit décider s’il termine le jeu aux commandes d’un personnage moral ou immoral. On pourrait croire que le schématisme moral à l’œuvre dans l’univers de Star Wars implique un fort investissement moral de la part de celui qui peut décider de jouer au gentil ou au méchant. Loin s’en faut : cette astuce scénaristique, davantage comparable à une version director’s cut d’un film, sert presque uniquement le plaisir du joueur. On aura peut-être l’impression de jouer au juste ou au vilain, mais une identification éthique du joueur à son personnage est très peu probable. Dans la mesure où il s’agit du seul moment où le joueur est mis en position de choix, la portée de la décision est considérablement réduite ; il peut même s’agir d’un choix simplement esthétique, entre les cornes noires du félon et le halo blanc du sauveur. Le choix proposé dans de tels jeux a finalement aussi peu de résonance morale pour le joueur qu’un choix entre le chemin de droite et celui gauche, ou entre le fait d’améliorer la force de son personnage plutôt que son intelligence. Ainsi, loin d’être un choix moral, il s’agit d’un choix essentiellement ludique. Au vu de cette typologie, nous ne pouvons que nous interroger : pourquoi les choix potentiellement moraux dans les jeux vidéo voient-ils leur portée éthique si souvent neutralisée ? Le simple fait de proposer un choix au joueur ne suffit pas à en faire un choix moral. Le jeu vidéo peut bien être un outil puissant d’expérimentation morale, mais cela implique que soient remplies un certain nombre de conditions spécifiques.
I. L’affadissement du choix moraux par le jeu vidéo
A) Décisions anecdotiques et choix moraux signifiants
Dans un jeu de rôle[6], le joueur est fréquemment aux commandes d’un personnage principal qu’il va faire évoluer dans un univers fictif afin d’accomplir une quête d’importance. On parle alors de personnage-joueur[7] pour désigner cette entité complexe façonnée par les choix du joueur dans le réel et leur traduction dans le virtuel. Certains jeux de rôle se contentent de proposer au joueur une personnalisation de l’apparence, ainsi que des caractéristiques physiques et cognitives de son avatar virtuel[8]. Mais de tels choix sont amoraux au sens où ils n’ont trait qu’à des mécanismes de ce qu’on appelle le gameplay, c’est-à-dire la façon de jouer permise par les développeurs du jeu au moment de sa conception. Pour une même situation, un jeu peut parfois offrir au joueur plusieurs possibilités de résolution (enfoncer une porte par la force ou la crocheter grâce à son habileté, etc.). Comme pour la fin alternative, la portée morale de tels choix est assez limitée. Le scénario progresse quoi qu’il arrive et passe par les mêmes étapes, même si celles-ci sont résolues différemment. Peu importe que le joueur ait fait appel à la force ou à la ruse, l’ennemi est défait, et il faut désormais s’engager dans la salle suivante. Nombre de choix entre le bien et le mal en apparence délicats se réduisent finalement à choisir un camp prédéfini[9], voire une concubine[10].
Toutefois, certains jeux de rôle tentent de dépasser ces facilités. En plus de la richesse de son gameplay, un jeu de rôle de qualité pourra proposer au joueur une expérience où les choix moraux auront de la profondeur. Il ne s’agit plus simplement d’offrir plusieurs fins différentes, mais de conduire le joueur à travers un réseau de décisions morales qu’il aura prises et qui, tissées ensemble et rendues cohérentes entre elles, ont une influence réelle sur le déroulement du scénario. Les décisions laissées au joueur ne se limitent plus à la répartition de points de compétence ou au choix de voies esthétiquement plaisantes mais indifférentes en termes d’implication morale. Non seulement les décisions morales que le joueur doit prendre sont explicitement présentées comme telles, mais en outre elles s’insèrent dans le cadre au sein duquel évolue le personnage-joueur (ou PJ). Un procédé devenu cliché témoigne de cette orientation morale donnée à un jeu : la fin récapitulative. Il s’agit de montrer au joueur qui vient de terminer l’histoire quelles sont les conséquences des actes qu’il a commis, des décisions qu’il a prises et comment ses choix ont pesé sur le reste du scénario[11]. Un traitement sérieux de la question du choix moral ne consiste donc pas dans l’importance d’un seul grand choix final, pas plus que dans le nombre de choix peu signifiants (aider un mendiant ou le détrousser, épargner un adversaire plutôt que de l’achever, etc.) sans rapport les uns avec les autres. Un jeu comme Fallout 3[12] présente malgré ses qualités ce caractère quelque peu décousu : certains objectifs à accomplir sont particulièrement bien scénarisés, mais ils demeurent en marge de l’histoire principale qui n’est en aucun cas influencée par ces missions annexes. Tout se passe comme si l’on était en présence d’une narration qui, tous les deux ou trois chapitres, s’interrompait pour proposer une histoire parallèle détachée de la trame principale.[13] Afin de mieux comprendre ce qui fait la profondeur, en termes moraux, d’un jeu de rôle, on peut se reporter à l’exemple significatif d’un contenu additionnel payant[14] édité pour le jeu Mass Effect 2, intitulé L’Arrivée[15]. La presse spécialisée a presque unanimement déploré le manque de qualité de cette extension. En effet, le scénario insiste grandement sur la lourdeur d’un dilemme moral (faut-il sacrifier environ 300 000 innocents pour sauver tout le reste de la galaxie ?), mais ce dilemme ne devient jamais matière à choix. Il n’est pas permis au joueur de prendre cette décision (et encore moins d’en prendre une autre), le jeu décidant pour lui[16]. Autrement dit, on voit en creux qu’un jeu de rôle de qualité se définira par sa capacité à donner au joueur l’impression qu’il forge la destinée morale du héros qu’il contrôle, au fil de choix moraux explicitement présentés comme tels et reliés les uns aux autres. Le système formé par les différents choix moraux apparaît ainsi comme la première condition pour garantir leur profondeur morale.
B) Un dispositif propre au médium : la sauvegarde
Quatre types de jeux vidéo se dégagent donc : certains jeux ne laissent que le choix des commandes, d’autres ne proposent qu’une fin alternative, d’autres encore offrent des choix moraux superficiels, et les derniers construisent une véritable expérience morale. Cependant, même parmi cette dernière catégorie, les spécificités du médium peuvent nuire à la profondeur des choix moraux proposés au joueur. On relèvera deux éléments principaux qui affadissent la portée de toute décision morale pendant le jeu : le dispositif de la sauvegarde et l’artifice de la cinématique. En premier lieu, qu’est-ce que cela implique de pouvoir refaire un choix moral ? Avec le développement d’un système de sauvegardes multiples, le jeu vidéo laisse au joueur la possibilité de recommencer à l’infini n’importe quelle séquence de jeu. Cette potentialité est parfaitement analysée par Mathieu Triclot dans le premier chapitre de Philosophie des jeux vidéo :
Tous les joueurs connaissent les possibilités de chargement et de sauvegarde rapides. Celles-ci sont traditionnellement matérialisées par les touches de fonction du PC, F5/F9 […]. F5 définit un point de sauvegarde tout en continuant à jouer, sans ouvrir le menu : F9 permet de revenir à la volée au point de sauvegarde antérieur. Pour quel effet ici ? La possibilité de recommencer la séquence jusqu’à ce qu’elle soit satisfaisante pour le joueur[17].
Ce dispositif prend une toute autre dimension dès qu’il est question de morale : il ne s’agit pas simplement de recommencer une course pour améliorer son temps de parcours, mais de réaliser un fantasme obsédant, celui de pouvoir revenir en arrière pour changer le cours des événements. Comme le souligne Mathieu Triclot, « Quelle autre forme culturelle, autre que le jeu vidéo, peut permettre cela ? Qui peut rembobiner un film ou tourner en arrière les pages d’un livre et espérer que la suite en sera modifiée conformément à ses attentes[18] ? » En termes d’expérience de pensée, l’opportunité est effectivement inédite : il s’agit de la possibilité de parcourir les différents choix, de connaître leurs conséquences, jusqu’à pouvoir décider en toute connaissance de cause.
Pour énoncer un topos, rappelons que ce qui fait principalement la difficulté d’un dilemme moral est son double caractère d’imprévisibilité et d’irréversibilité. Pour la formulation de cette évidence, on peut se reporter à la théorie arendtienne de l’action présentée au chapitre V de la Condition de l’homme moderne :
Cette énorme capacité de durée que possèdent les actes plus que tout autre produit humain serait un sujet de fierté si les hommes pouvaient en porter le fardeau, ce fardeau de l’irréversible et de l’imprévisible d’où le processus de l’action tire toute sa force. Que cela soit impossible, les hommes l’ont toujours su. Ils ont toujours su que celui qui agit ne sait jamais bien ce qu’il fait, qu’il sera « coupable » de conséquences qu’il n’a pas voulues ni même prévues, que si inattendues, si désastreuses que soient ces conséquences il ne peut pas revenir sur son acte, que le processus qu’il déclenche ne se consume jamais sans équivoque en un seul acte ou un seul événement, et que le sens même n’en sera jamais dévoilé à l’acteur, mais seulement à l’historien qui regarde en arrière et qui n’agit pas[19].
L’agir moral est par définition inséré dans un réseau de relations humaines. Ce cadre spécifique implique que les conséquences du moindre geste sont potentiellement infinies dans la mesure où ce geste peut provoquer une réaction en chaîne impliquant l’agir d’autres êtres humains. Or, comme le précise Arendt, « C’est à cause de ce réseau déjà existant des relations humaines, avec ses innombrables conflits de volontés et d’intentions, que l’action n’atteint presque jamais son but[20] » ou, du moins, qu’elle demeure relativement imprévisible. Lorsqu’il s’agit de prendre une décision morale importante, il est rarement possible de revenir sur son acte, une fois celui-ci commis. De même, si les conséquences des divers choix qui s’offrent étaient prévisibles avec certitude, il n’y aurait pas vraiment de dilemme moral.
En ce sens, si elle est exploitée, la possibilité de sauvegarder avant un choix moral pour recommencer la scène affaiblit considérablement la portée morale des choix proposés. C’est ici sans doute que joue à plein la virtualité du dispositif vidéoludique. Jamais autant que dans un jeu vidéo il n’a été possible de dire que ce n’est qu’un jeu : la possibilité d’un infini recommencement semble devoir ôter tout poids à la décision morale. Au vu de la logique conséquentialiste souvent à l’œuvre dans les jeux vidéo[21], on serait tenté de dire que l’artifice de la sauvegarde et le principe de la rejouabilité font de la morale dans les jeux vidéo un conséquentialisme qui ne porte pas à conséquence. La gravité et la difficulté, si ce n’est la valeur de la décision morale, peuvent être tout à fait neutralisées par le jeu vidéo si le joueur a à l’esprit ce que l’on nomme une logique de jeu. S’il pense que, quoi qu’il fasse, il pourra de toute façon recommencer, reprendre une autre décision, et qu’il le fait effectivement dès que des conséquences lui déplaisent, l’investissement moral de l’agent est réduit à néant. Abuser du système de la sauvegarde déleste les choix moraux de leur imprévisibilité et de leur irréversibilité, ce qui revient à les vider de leur substance.
Ici, il serait pertinent de tracer un parallèle avec la littérature. Pour que les expériences morales proposées au joueur gardent leur sens, il importe sans doute que le joueur passe avec le jeu un pacte analogue au pacte de lecture[22] : tout lecteur qui s’engage dans un roman accepte implicitement de croire à ce que l’auteur lui propose. On pourrait même dire que ce pacte s’enrichit d’une clause supplémentaire : en plus de devoir suspendre sa méfiance à l’égard de l’œuvre de fiction qui lui est proposée, le joueur de jeux vidéo devrait aussi, paradoxalement, ne pas abuser de la ressource propre au médium qu’est la sauvegarde. Il ne s’agit pas ici de juger pour tous quelle serait l’expérience de jeu optimale ; nous affirmons simplement que la profondeur morale présente dans les jeux de rôle ne serait intacte que lors de la primo-expérience de jeu (ce qu’on appelle le premier « run »). Le corollaire de cette affirmation est une idée finalement assez simple en termes de philosophie morale : la spécificité, la difficulté et la gravité d’une décision morale d’importance résident dans son caractère irrémédiable et dans l’imprévisibilité de ses conséquences. Un jeu vidéo peut donc être un outil puissant pour simuler des expériences de pensée morales, mais il faut garder à l’esprit que le dispositif de la sauvegarde peut neutraliser la portée morale de l’expérience qui est proposée au joueur. Paradoxalement, pour vraiment jouer le jeu de ces expériences de pensée morales, il faut donc les prendre au sérieux et non avec désinvolture.
C) L’impact moral de la cinématique
La cinématique est le second élément qui peut neutraliser la portée morale d’un jeu vidéo, y compris d’un jeu de rôle. Les jeux de rôles proposent tous une narration construite qui prend la forme d’une quête à accomplir. La principale difficulté d’écriture pour un scénariste de jeu de rôle consiste à trouver un équilibre entre la marge de liberté laissée au joueur et le bon déroulement de la trame narrative écrite à l’avance. Cette dernière, si elle peut présenter des embranchements multiples, est toutefois assez linéaire, voire dirigiste. Comment conduire le joueur qui s’attend à devoir prendre des décisions importantes à un événement scénaristique précis sans lui donner l’impression qu’on lui a forcé la main ? Il est ici nécessaire de s’arrêter sur cet objet vidéoludique qu’est la cinématique. Mathieu Triclot en donne la définition suivante :
La cinématique constitue une petite séquence de type cinéma qui vient s’intercaler entre les actions de jeu, généralement comme le support d’une fonction narrative[23].
Les RPG en particulier sont toujours encadrés par des cinématiques. Une séquence initiale, la cinématique d’introduction, expose l’univers dans lequel le personnage-joueur va évoluer et éventuellement une piste quant à la quête qu’il aura à accomplir ; et l’histoire se referme sur une cinématique de fin, sorte de final félicitant et récompensant le joueur pour les exploits de son héros et ouvrant éventuellement sur l’avenir. Entre ces deux bornes du jeu, de nombreuses séquences cinématiques servent à lancer les différents événements narratifs, à faire progresser l’histoire, etc. Cependant, comme le souligne Matiheu Triclot la cinématique interrompt le cours du jeu :
La cinématique se caractérise, en effet, par la suspension temporaire des actions de jeu. Quand il y a du jeu, il n’y a pas de cinématique ; quand il y a cinématique, le joueur s’efface derrière la posture traditionnelle du spectateur[24].
Pour Mathieu Triclot, la cinématique peut apparaître comme une « solution par défaut »[25], comme un moindre mal consistant à retirer temporairement des mains du joueur le destin de son personnage pour amener ce dernier là où la narration a besoin qu’il soit. S’il n’était pas bousculé par les événements qui interviennent sous forme de cinématique, le preux chevalier pourrait très bien ne jamais comprendre qu’il faut libérer sa princesse. Sans cet artifice, à quel souffle épique la narration pourrait-elle prétendre ? Mathieu Triclot, en analysant une cinématique célèbre, souligne que son impact est renforcé par le fait que le joueur assiste « impuissant »[26] au tragique de la scène. Il semble légitime d’élargir cette conclusion à toute cinématique, et d’en relever les implications. La cinématique se présente comme un moment d’impuissance pour le joueur dans la mesure où il ne contrôle plus rien, pas même son personnage. Le joueur et le personnage sont temporairement dissociés par le scénario qui reprend en main, de force, une narration dirigiste et téléologique.
Toutefois, à moins d’un usage abusif ou maladroit de ce procédé, on peut considérer qu’il s’agit là d’un horizon d’attente du joueur. En poursuivant l’analogie avec le pacte de lecture, on avancera que tout joueur de jeu vidéo sait que le jeu s’ouvre par, est ponctué de et se referme sur des séquences cinématiques dont il ne sera que le spectateur passif. Les morts tragiques et spectaculaires du meilleur ami du héros, ou même le sacrifice héroïque de celui-ci en fin de partie, soutenus par une mise en scène très hollywoodienne, ne sont pas des obstacles au plaisir du jeu. Au contraire, la cinématique est bien plutôt un expédient pour éviter au joueur d’avoir à assumer quelque chose de désagréable. On peut ici prendre en exemple une cinématique du jeu Gears of War 3[27] mettant en scène le sacrifice du frère d’armes du héros. Pourtant, il y a fort à parier qu’un joueur aguerri aurait pu tenir ses ennemis à distance suffisamment longtemps pour rendre inutile un tel sacrifice. L’équivalent du pacte de lecture fonctionnerait alors ainsi : le joueur accepte de perdre l’un de ses alliés favoris uniquement parce qu’il n’a plus le contrôle de l’action. Le procédé de la cinématique, s’il n’est pas trop grossier, permet d’exempter le joueur de tout sentiment de frustration lié à l’échec. L’échec que pourrait constituer la mort d’un être cher n’est pas vécu comme tel justement parce qu’il n’a pas lieu dans une séquence de jeu, lorsque tout était sous le contrôle, sous la responsabilité du joueur. Si le meilleur ami du PJ meurt, ce n’est pas la faute du joueur, ce n’est pas parce que celui-ci a fait une erreur de manipulation des commandes, ou parce qu’il aurait échoué à remplir son objectif. Autrement dit, le tragique survient sans que cela soit la faute du joueur, sans qu’il ait mal joué. L’événement tragique de la cinématique n’est donc pas vécu comme une punition par le joueur. La cinématique joue alors un rôle cathartique essentiel : la distance par rapport à l’action, surtout tragique, est indispensable pour y prendre plaisir[28]. Si la cinématique peut donc effectivement neutraliser l’investissement moral du joueur, utilisée à bon escient, elle peut toutefois servir à soulager le joueur de certains désagréments. Ainsi, ce sont à la fois les modalités des choix proposés au joueur, les spécificité du médium et l’utilisation de la cinématique qui sont susceptibles d’affadir les choix moraux offerts par les jeux vidéo.
Tous ces éléments impliquent-ils pour autant que les décisions morales proposées dans les jeux vidéo soient dénuées d’intérêt ? Les obstacles formels à la profondeur du traitement de la morale ne sont pas pour autant insurmontables : certains jeux de rôle parviennent malgré tout à s’en accommoder pour proposer un contenu moins superficiel. Certains RPG cherchent notamment à simuler le processus de délibération morale.
[1] Voir par exemple à ce sujet l’analyse de Mathieu Triclot au chapitre 3 (« Ce film dont vous n’êtes pas le héros ») de Philosophie des jeux vidéo. Mathieu TRICLOT, Philosophie des jeux vidéo, Paris, Éditions La Découverte, 2011, chapitre 3, p. 87 sq..
[2] Call of Duty 4 : Modern Warfare, Infinity Ward, Windows – Xbox 360 – PlayStation 3 – Mac OS, Activision, 2007.
[3] PONG, Allan Alcorn, Arcade, Atari Inc., 1972.
[4] Star Wars Jedi Knight : Jedi Academy, Raven Software, Windows – Xbox – Mac OS, LucasArts & Activision, 2003.
[5] Star Wars : Le Pouvoir de la Force, LucasArts, PlayStation 2 – PlayStation 3 – Xbox 360 – Wii – Windows, LucasArts, 2008.
[6] Dont l’acronyme français est JDR, et l’anglais RPG pour Role Playing Game.
[7] Pour des raisons de lisibilité, nous utiliserons cette expression consacrée depuis les jeux de rôle papier ; nous sommes toutefois bien conscient qu’il n’y a pas que des joueurs, mais aussi des joueuses, et donc des personnages-joueuses.
[8] Il s’agit notamment du sous-genre que constitue le jeu de rôle japonais, ou JRPG. Il est d’ailleurs symptomatique à cet égard que le JRPG propose fréquemment, contrairement au RPG occidental moderne, de contrôler un groupe d’aventuriers relativement prédéfinis plutôt qu’un héros unique entièrement personnalisable.
[9] Voir par exemple les choix de faction dans les jeux édités par Bethesda comme Oblivion ou Fallout : New Vegas (quoique ce dernier se montre plus subtil sur ce point). Voir The Elder Scrolls IV : Oblivion, Bethesda Game Studios, Windows – Xbox 360 – PlayStation 3, 2K Games, 2006. Ainsi que Fallout : New Vegas, Obsidian Entertainment, PlayStation 3 – Xbox 360 – Windows, Bethesda Softworks, 2010.
[10] Le héros de The Witcher doit à un moment donné choisir son camp entre deux femmes, Shani et Triss, l’une vertueuse, l’autre à l’éthique douteuse. Pour beaucoup de joueurs, la décision a malheureusement été fortement occultée par des considérations esthétiques fort étrangères à la morale. Voir The Witcher, CD Projekt, Windows – OS X, Atari, 2007.
[11] Le jeu Le Temple du Mal élémentaire est particulièrement intéressant à cet égard, dans la mesure où il ne se limite pas à raconter une fin heureuse, ni même à énumérer les hauts-faits des héros, mais se propose aussi de décrire ce qui advient de personnages, de créatures et de lieux que le joueur n’a même pas croisés – ce qui advient d’eux justement en l’absence d’interaction avec les héros. Voir Le Temple du mal élémentaire, Troika Games, Windows, Atari (Infogrammes), 2003.
[12] Fallout 3, Bethesda Game Studios, PlayStation 3 – Xbox 360 – Windows, Bethesda Softworks, 2008.
[13] Ce n’est pas le lieu de développer ce point, mais il semble possible de soutenir que cela est lié au caractère d’Open World (monde ouvert) de ces jeux, notamment ceux estampillés Bethesda. La structure même de l’univers en Open World, conçue pour être relativement indifférente à l’irruption du personnage-joueur en son sein, implique que les éléments ne concourent pas à l’accomplissement de son destin. Cette impression de décousu viendrait de ce parti-pris. Elle est en outre considérablement accentuée dans les jeux de rôle massivement multijoueurs en ligne (les MMORPG), où la simple idée que la même mission héroïque a déjà été proposée et réalisée par des millions d’autres joueurs suffit souvent à tuer toute inspiration épique. Sur ce point, on pourra se reporter à l’anecdote de la « file d’attente de héros en stock » rapportée par Mathieu Triclot. Voir Mathieu TRICLOT, Philosophie des jeux vidéo, op. cit., chapitre 8 (« L’engagement total »), p. 225-226.
[14] Couramment appelé DLC, acronyme de downloadable content.
[15] Mass Effect 2 : L’Arrivée, BioWare, Windows – Xbox 360 – PlayStation 3, Electronic Arts, 2011.
[16] On peut par exemple se reporter au test peu élogieux de cette extension sur le site internet de presse spécialisée jeuxvideo.com : « Après deux jeux dans lesquels on nous apprend à forger notre commandant Shepard [le héros que le joueur incarne] et à assumer nos choix, voilà que Bioware [le studio de développement] nous retire l’un des plus grands charmes de sa série. » URL : http://www.jeuxvideo.com/articles/0001/00014647-mass-effect-2-arrival-test.htm
[17] Mathieu TRICLOT, Philosophie des jeux vidéo, op. cit., chapitre 1 (« Play studies »), p. 19
[18] Mathieu TRICLOT, Philosophie des jeux vidéo, idem. Nous soulignons.
[19] Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 1983, ch. V, p. 298. Nous soulignons.
[20] Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, ibid., ch. V, p. 241.
[21] Les choix moraux proposés au joueur dans les jeux vidéo sont fréquemment simplifiés sous forme de données chiffrées, sans doute pour être immédiatement accessibles même aux publics plus jeunes. Comme on vient de le voir avec l’exemple d’Arrival, on retrouve sous de nombreuses déclinaisons des situations similaires à celle du Trolley Problem : « Faut-il sacrifier x personnes pour en sauver n fois plus ? »
[22] Tel qu’il est par exemple défini par Umberto Eco dans Lector in fabula. Voir Umberto ECO, Lector in fabula : le rôle du lecteur ou La coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Le livre de poche, 1985, 3. 1., p. 61 sq..
[23] Mathieu TRICLOT, Philosophie des jeux vidéo, op. cit., chapitre 3 (« Ce film dont vous n’êtes pas le héros »), p. 74.
[24] Mathieu TRICLOT, ibid, p. 75.
[25] Mathieu TRICLOT, ibid, p. 78.
[26] Mathieu TRICLOT, idem.
[27] Gears of War 3, Epic Games, Xbox 360, Microsoft Game Studios, 2011.
[28] C’est toute la difficulté de la catharsis dans le jeu vidéo : on pourra soutenir que le joueur décharge plus efficacement sa violence parce qu’il est acteur, mais aussi qu’il est plus affecté par celle-ci puisqu’il n’en est pas le simple spectateur.