Monk, et l’anormalisation du normal
Meghann Cassidy (Université de Paris I Panthéon-Sorbonne)
« Normal » ? C’est ce que le détective Adrian Monk n’est pas – il suffit de le demander à ses amis et à ses collègues, ou bien aux spectateurs qui suivent les enquêtes fictives de cet ex-policier pas comme les autres. La peur des microbes, du désordre ou de la nudité ne sont que quelques-unes des peurs censées motiver ses comportements « différents ». Il ne supporte aucun contact physique, ne serait-ce que de serrer la main ; il ne sait pas, et ne veut pas, conduire ; quand il se déplace, il s’efforce de toucher tous les poteaux sur son chemin ; il essaie de rectifier absolument tout ce qui n’est pas symétrique ou en parfait équilibre. En effet, les comportements d’Adrian Monk sont représentés et interprétés, comme singuliers, différents et même anormaux.
Démis de ses fonctions de policier, devenu détective privé suite à une dépression nerveuse, qui fut déclenchée par l’assassinat de sa femme, Monk, nous le découvrons, a toujours été différent des autres. Cependant, il n’apparaît pas comme un monstre, ni à ses collègues fictifs ni aux spectateurs « réels ». Il n’est pas, non plus, représenté comme « l’individu à corriger », bien qu’il suive une thérapie psychiatrique intense et vise à réintégrer la police pendant une bonne partie de la série[1]. Enfin, son rôle n’est pas accessoire comme tant de personnages bizarroïdes se situant à la périphérie des « mondes » de la télé, et donc, de nos communautés : l’identité du personnage n’est donc pas superficielle, elle est réelle. Témoins de son quotidien, nous les spectateurs apprenons à nous défaire de certaines idées tout en nous rendant compte de nos propres « anormalités ».
D’un côté, les comportements de Monk sont représentés, et interprétés, comme se situant à la périphérie de la société. De l’autre, il vit au centre même de ce monde «ordinaire », producteur des normalités médico-légales. En effet, la série établit un dialogue entre des membres différents de la société, à tel point que, au fur et à mesure que nous la suivons, la ligne entre l’anormalité du détective « TOC »[2] et la normalité des autres, et de nous-mêmes, s’obscurcit. Ce dialogue est essentiel dans une société normative et sécuritaire, où, selon Foucault, la normalisation se fait à partir d’un jeu entre normalités, afin que les « plus défavorables soient ramenées au plus favorables »[3]. Bien sûr, on pourrait constater un tel mouvement dans Monk[4] ; une certaine normalisation de ses comportements, et donc, des nôtres, est à l’œuvre. En même temps, le personnage résiste à cette normalisation, s’impose dans son milieu comme un fait indéniable et, de plus, ramène les « plus favorables » vers lui quand c’est possible. D’ailleurs ce sont des qualités « anormales » – l’attention minutieuse au détail, une mémoire phénoménale – qui font de lui un détective hors pair. En fin de compte, ce dialogue entre normalités et anormalités a lieu sur l’écran mais surtout dans un espace public peuplé de spectateurs et d’interlocuteurs.
Nous présupposons donc que la télévision est un lieu de discours – on pourrait même parler d’un « champ de bataille »[5] – où apparaissent des signes et où se construit une normativité toujours active et variable. Il serait trop facile d’interpréter les discours télévisés d’une manière purement négative, selon laquelle la télévision ne serait qu’un dispositif « extérieur », producteur des normes, structurant les comportements humains au nom d’un pouvoir « caché » et manipulateur. (Certes, ceci arrive, peut-être même souvent.) Néanmoins, en tant que médium ou « lieu » de discours, des interlocuteurs sont multiples et divers, les signes et les formes d’expression, le résultat des rapports de pouvoir. En bref, là où il y a pouvoir(s), il y a contre-pouvoir(s). C’est-à-dire que la télévision est un lieu de discours – dans d’autres termes plus arendtiens, un espace d’apparence – un territoire où apparaissent et où se disputent des signes et des représentations différents.
Dans Monk, l’exploration des concepts de la normalité et de l’anormalité invite son audience à repenser ces catégories, et parfois à reconnaître leur caractère arbitraire, le plus souvent par le biais des personnages représentés. En ce qui concerne la forme même de la série, sa structure évoque et explore une autre catégorie, liée à celle de la normalité/anormalité : l’ordinaire et l’exceptionnel. Tout compte fait, ce n’est pas seulement au niveau de la représentation des sujets normaux ou anormaux que des spectateurs sont encouragés à repenser leur propre manière de se voir dans l’espace public. Confronté au domaine de l’ordinaire, l’événement exceptionnel, en l’occurrence criminel, se trouve, banalisé, parfois parodié, peut-être même discrédité pour des spectateurs trop habitués à « l’urgence » juridico-pénale. Notre intention, c’est donc de brièvement parcourir ces deux catégories – de la normalité et de l’ordinaire – avec et par le biais de Monk, pour ensuite évaluer les types de réflexion ou de représentation qu’elles seraient susceptibles d’enfanter dans l’imagination collective.
L’ÉVÈNEMENT ET L’ORDINAIRE
Les discours, les signes et les représentations « télévisés » s’inscrivent, certes, dans un jeu entre normalités, mais aussi dans un va-et-vient entre l’ordinaire et l’événement. Pour Stanley Cavell, c’est surtout « le concept et l’expérience de l’événement »[6], et donc de son contraire, l’ordinaire, qui sont explorés par les média télévisés. Cette oscillation entre normalités d’une part, et entre l’ordinaire et l’exceptionnel de l’autre, semble particulièrement frappante dans les séries qui communiquent à un grand nombre de spectateurs au quotidien, tout en introduisant des « éléments de différence » afin de varier leur contenu.
La série Monk appartient au genre de séries télévisées des plus ordinaires : la série policière. Il convient peut-être de s’arrêter un instant sur le caractère « sériel » du genre policier qui, avant même d’être télévisé, était un genre-comme-cycle, pour reprendre l’expression de S. Cavell[7]. Autrement dit, une certaine « formule » ou schéma de base se répète dans la forme de différents « épisodes » – pensons à Sherlock Holmes et les différentes variations sur un même thème[8].
La répétition d’un seul schéma narratif, explique S. Cavell, est génératrice de la série dont chaque « épisode » contient un ou plusieurs éléments « inconnus », des différences variables sur fond d’un modèle narratif lui-même stable[9]. Dans la série policière, le schéma n’est pas plus compliqué que dans la situation de comédie dont parle Cavell. Un crime est commis (ou va l’être) et avec lui tout un ensemble de questionnements s’impose aux acteurs différents. En fin d’épisode, la vérité du mystère est dévoilé, sinon intégralement, au moins en partie. Ainsi, le schéma de Monk ne part jamais de son cadre prédéfini. Un mystère se présente à l’ex-inspecteur, il va à la recherche des indices (de manière plus ou moins conventionnelle selon l’épisode) et à la fin de chaque épisode Monk, ou un proxy, nous explique : « Voilà ce qui s’est passé : »
La procédure de la série peut être pensée comme l’établissement d’une condition stable, ponctué par des crises répétés ou des événements qui ne sont pas des développements d’une situation nécessitant une résolution simple mais des intrusions ou des urgences… qui suivent leur cours pour ensuite rejoindre le domaine de l’ordinaire[10]
Autrement dit, sur fond d’un ordinaire endurant, les épisodes d’une série interviennent comme des crises ponctuelles et, d’une certaine manière, superficielle. La « situation » du départ ne peut être endommagée tant que la série continue.
Ceci semble d’autant plus juste lorsque nous regardons la série policière dans laquelle, d’habitude, le crime représente l’urgence ou l’intrusion par rapport auquel l’ordinaire se rétablit en fin d’émission. Dans Monk, cette vacillation entre l’ordinaire et l’événement est exagérée ; en même temps les deux pôles changent de place. La vie « ordinaire » de Monk est en effet traversée de solitude, d’inquiétude et d’appréhension tandis que les éléments inconnus de chaque épisode, les dits mystères, semblent lui inspirer un sentiment de stabilité et de tranquillité. « L’ordinaire » est par ailleurs rassurant pour Monk, qui s’efforce de maîtriser tous les détails de la vie quotidienne, qui ne se sent en sécurité que dans la répétition des gestes et d’habitudes familiers, y compris l’investigation méthodique et méticuleuse des scènes du crime. Des intrusions dans le domaine de l’ordinaire, responsables, selon S. Cavell, de la différenciation de chaque épisode, sont bien des événements : seulement, pour Monk, ces crises ne viennent pas forcément de là où nous les attendons.
Effectivement, la série ne manque pas de dramatiser et même d’ironiser sur nos conceptions de l’ordinaire et de l’urgence. Car ce n’est pas tant l’avènement du crime, l’infraction de la loi pénale, qui est mis en valeur, bien que ce discours existe. Au premier plan, il est surtout question de la vie quotidienne, et de tous les petits détails auxquels Monk s’accroche. À la différence des séries policières traditionnelles, les crises qui déstabilisent la tranquillité de l’ordinaire viennent, non pas de l’élément criminel introduit dans chaque épisode, mais de l’ordinaire lui-même !
D’ailleurs, elles résultent de l’infraction des lois qu’on pourrait appelait « monkiennnes »[11] – des lois individuelles, égoïstes et même absurdes. Pourtant nous, les spectateurs, nous identifions facilement : car nous aussi avons nos propres impératifs. « Tout doit être propre », « tout doit être en parfaite harmonie avec son environnement », « le contact physique, la nudité ou encore l’amour risquent d’enfreindre ces deux premiers impératifs »… Certes, ces règles sont poussées à l’extrême par Monk ; toutefois, nous ne pouvons nier leur présence dans l’imagination collective occidentale. Sans nous arrêter sur leur généalogie antique, médiévale ou encore moderne[12], ce sont des lois apolloniennes qui, bien entendu, ne s’applique guère facilement au monde pratique. Dans Monk nous nous rendons compte du caractère excessif, voire arbitraire de ces « lois » qui néanmoins gouvernent une bonne partie de nos comportements.
En fin de compte, les « intrusions » dans Monk ne relèvent pas toujours, ni même souvent, de l’ordre pénal. Une investigation dans le meurtre d’un mannequin n’est déclenchée que parce que quelque chose trouble la mère de l’accusé, « l’inspectrice numéro huit » de la marque des chemises porté exclusivement par M. Monk. Pour ce dernier, la véritable crise, c’est que la bonne dame a cessé de faire son travail de manière efficace et non que quelqu’un soit accusé de meurtre à tort. (4×10). La grève des éboueurs (5×02), la peur de l’avion (1×13) ou encore le devoir civique (4×16) sont autant de crises ou d’intrusions « réelles » pour M. Monk, par rapport auxquelles le crime paraît presqu’accessoire.
Ce qui « normalement » relèverait de l’anodin apparaît comme une véritable urgence. En même temps, l’élément criminel devient d’autant plus banalisé pour des spectateurs habitués aux meurtres et à la criminalité. Ce n’est pas l’inédit mais l’ordinaire, le besoin de répéter des gestes familiers, qui secoue, qui fait rire et qui fait réfléchir.
Dans Monk des événements de la vie ordinaire viennent troubler le calme de la criminalité télévisée. La télévision étant un espace où apparaissent des représentations différentes, les concepts de l’ordinaire et de l’urgence sont, sinon problématisés, au moins mis en relief par Monk. Le jeu entre nos idées de cette opposition et celles, principalement de Monk, représentées dans l’émission, est souvent commenté. À la recherche d’un vélo volé, (7×11) ou d’une manière de reprendre des séances individuelles avec son thérapeute, (8×08), les gens « normaux » doivent rire ou même tiquer devant ce renversement de priorités. Enfin, le caractère banal du genre policier, de son schéma « sériel », est exposé, tout comme les personnages « normaux » de la série américaine seront, dans une certaine mesure, déconstruits.
SIGNES, SUBJECTIVITÉS ET NORMATIVITÉ
Tout comme l’ordinaire et l’événement, la juxtaposition des types « normaux » de masculinité et de féminité, est caractéristique de la télévision – il fait sans doute partie d’un système plus complexe, ouverte de « normalisation sécuritaire », au moins dans la culture nord-américaine. Dans la lignée de Foucault, les travaux de Stuart Hall ou de Paul Gilroy sont aussi passionnants qu’essentiels en ce qui concerne la compréhension des produits culturels. Les corps sont dressés par le biais des techniques de codage, répétitives et publicitaires, qui produisent une normativité, notamment par le jeu actif entre les signes et leur décodage. Or, si la diffusion des séries télévisées est une technique de pouvoir assujettissante, la série, en l’occurrence policière, se prête également aux usages « résistants » des divers contre-pouvoirs.
Pour nous, les personnages dans Monk apparaissent comme autant de signes et de représentations « actifs » qui, certes, produisent une normativité, mais aussi défient les représentations traditionnelles. En effet, si Foucault parle des normativités, il parle également des subjectivités et du besoin d’en créer d’autres, nouvelles, inédites[13]. À travers ces dialogues interne et externe, Monk, diffuse des nouvelles représentations dans l’imaginaire collectif tout en défiant les subjectivités normatives.
Sans perdre le fil dans des détails méthodologiques, nous constatons qu’un signe n’a de sens que par rapport aux différences qui l’entourent. Évidemment, Monk n’est « différent » que comparé aux autres représentations des subjectivités « normales ». Au niveau de la mise en scène et de l’écriture de la série, un va-et-vient entre la normalité et l’anormalité fait apparaître l’idiosyncrasie du personnage principal, mais aussi d’autres personnalités marquées par l’anomalie[14]. Il ne s’agit donc pas de représenter une étrangeté absolue mais d’intégrer certains comportements divergents et extraordinaires au sein même d’un quotidien tout à fait banal et commun, parmi des « gens de tous les jours ». D’ailleurs, une bonne partie de l’humour de la série semble provenir de ce contraste.
Dans Monk, ce dialogue actif relève de deux ordres : (1) l’ordre dramatique et « interne » où les autres personnages fictifs représentent des « normalités », par rapport auxquelles l’anormal (Monk ou d’autres personnes « étranges » qui s’intégreront au fur et à mesure) se démarque et (2) l’ordre effectif et « externe » où les spectateurs s’imaginent et se représentent comme « normaux », mettant leurs comportements en opposition (mais aussi en identité) avec ceux du personnage principal et d’autres « anormaux ».
Dans ce premier ordre, dramatique, plusieurs subjectivités, plusieurs « normalités » sont représentées. Chef d’une division de la Police de San Francisco qui emploie les services du détective Monk, le Capitaine Leland Stottlemeyer est l’incarnation de l’homme ordinaire. Ni bête, ni brillantissime, il sait donner des ordres, adore le football américain et le basket, maîtrise difficilement sa colère. Son lieutenant et assistant, Randy Disher représente un autre type d’homme américain : naïf, voire stupide, le trentenaire assiste aux investigations avec une attitude gaie et nonchalante, ne se comportant de manière efficace que par inadvertance. En bref, c’est le même stéréotype ciblé par les créateurs des Simpson… en plus jeune et en moins gros. Enfin, l’assistante de Monk, Nathalie Teeger[15], est une jeune femme « gentille » qui sait comment se comporter ; les règles de la politesse et d’un certain savoir-vivre lui connaissent, là où son patron fait faillite.
Là où Leland – force physique, voix autoritaire, armé – représente une bravoure masculine de plus américaine, les phobies multiples (trois cent douze) de Monk deviennent d’autant plus singulières. Quand Randy Disher remarque ce qui, pour tout autre observateur, relève d’une évidence, les qualités d’attention aux détails, d’intelligence et de mémoire du détective privé ressortent comme autant de qualités inhumaines, robotiques, voire extra-terrestres. Un des contrastes le plus flagrant apparaît entre le soin, l’empathie et la gentillesse d’une Nathalie (ou même d’une Sharona) et l’égoïsme, l’insensibilité et la gaucherie du « boss ».
Ces trois figures-types – le macho, le gars loufoque, la nana mignonne – dominent et se reproduisent dans les séries américaines, surtout dans les comédies de situation, à telle point qu’il serait difficile d’en trouver une exception à la règle. Au premier abord, Monk entre complètement dans ce cas de figures. Ses proches sont quasiment tous des figures stéréo-typiques reproduits et rediffusés par des sitcoms américaines. C’est par ailleurs cette apparence tout à fait banale qui rend la série familière, confortable et facile pour tant des spectateurs, mais nous y reviendrons.
Bien entendu, Monk, lui-même n’entre pas dans une de ces cases, ancrées dans l’imagination nord-américaine. Il n’est pas non plus le voisin caricatural, sans profondeur ni identité, qui passe chez les « Friends » de manière sporadique. Encore plus surprenant, aucun des seconds rôles, « ordinaires », i.e., le chef, la nana, le mec, ne rejette, ni exclut, ni dévalorise les propos de l’ex-inspecteur à cause de sa « différence ». Les collègues acceptent les dites anomalies, tantôt avec reconnaissance et estime, tantôt avec agacement, mais sans essayer de les corriger ni de les discréditer. Il n’en sera pas de même pour l’administration policière qui ne jugera Monk capable de pratiquer qu’à la fin de la série ; il décidera pourtant de ne pas l’intégrer, s’esquivant une fois de plus à la normalité préétablie[16]. (8×14).
De la même manière, ses collègues et ses amis se révèlent plus complexe et moins « normaux » qu’ils n’apparaissent au premier regard. Au lieu d’une identité unidimensionnelle, tous les interlocuteurs de Monk défient les « subjectivités » prédéterminées telles que « le fou », « la meuf », « le macho », ou « le niais » et ceci à travers le partage et la communication qui mènent à une reconnaissance mutuelle entre les personnages. Kitsch ? Peut-être. Pourtant, à travers des expériences partagées, le caractère singulier de chaque personnage se révèle, éclipsant la conception de normalité qui les aurait divisés, révélant des anormalités sous-jacentes.
Il est probable que, du point de vue des collègues « normaux », et même dans son propre opinion, Monk n’est pas considéré comme un mec ordinaire. En revanche, le Capitaine, Nathalie et Randy semblent se trouver normaux, peut-être même communs. Nous avons déjà fait allusion aux oppositions mis en avant par la série : l’intelligence et la stupidité, la peur et la bravoure, la maladresse et la politesse. Toutefois, ces oppositions ne sont que des effets de surface ; elles nous leurrent… de la même manière que les stéréotypes dont nous venons de parler, par leur familiarité, par leur insertion dans une structure de représentations, diffusées et répétées jusqu’à dans nos espaces les plus « intimes ». Or, au fond, il n’y a pas d’opposition qui tient : la normalité s’avère arbitraire, tel un chapeau que l’on porte selon les circonstances.
Mère célibataire, inquiète par l’instabilité financière, Nathalie n’a pas le travail le plus facile du monde. Bien plus qu’un travail, elle besogne pour « Monsieur Monk » à toute heure de la journée, et n’a quasiment aucun espace réservé pour elle-même ou pour sa propre famille, ne sait pas comment mettre des limites à sa fonction d’assistante. Enfin, elle ne sait pas dire non (5×16). D’un point de vue (pop-)psychologique, les deux sont dans une relation de co-dépendance intense. Dans Monk sur les chapeaux des roues (7×11), cette relation s’avère tout à fait abusive : rendant service à Nathalie, Monk se fait tirer dessus, se casse la jambe et tient Nathalie responsable de tout son malheur. Traversée par la culpabilité, elle veille sur lui jour et nuit, exécutant les tâches les plus difficiles tout en supportant des critiques injustifiées. Elle subit un véritable harcèlement moral. Enfin, nous avons souvent l’impression que cette gentille « fille d’à côté » (the girl next door) est elle-même à deux doigts d’une dépression nerveuse ; son statut « normal » est, au mieux, fragile.
La personnalité de Leland Stottlemeyer, elle aussi, va au-delà du stéréotype de l’homme autoritaire. D’abord, sa colère, nous le découvrons, relève plus de la pathologie que du stéréotype du chef de la police. Ingérable, cette colère met son poste en jeu (4×12) Il intègre un groupe de thérapie et avec le soutien de ses collègues il utilise des techniques – telle que le yoyo – afin de se maîtriser, mais pas avant de se divorcer deux fois et d’éloigner ses propres enfants. De plus, au fur et à mesure de la série, l’attitude de Cpt. Stottlemeyer envers Monk basculera de l’antagonisme vers la complicité ; les comportements anormaux de ce dernier susciteront moins d’exaspération que de compréhension et, souvent de l’estime. En même temps, le Capitaine lui-même sera de plus en plus représenté non point comme un homme dont la colère et le mode de vie sont normaux mais comme quelqu’un de marginal : il tombe amoureux d’une femme qui le fréquente dans le seul but de commettre le meurtre parfait (6×04) ; il manque d’entrer dans les ordres (7×09) ; il se remarie pour la troisième fois dans des circonstances troublées, aidé par Monk et d’autres (8×13). À la fin de la série, Leland n’est plus le macho flic sachant exactement où situer la ligne entre normal et différent, mais il est capable de voir la pluralité des subjectivités au sein de la communauté, des naturistes par exemple, dans Monk, chez les nudistes. (6×03)
Enfin, Randy Disher se révèle beaucoup plus complexe qu’un simple cliché du jeune homme puéril et sans profondeur. Il a l’attribut, décidemment atypique, de s’exprimer ouvertement, sans honte ni besoin de se conformer aux idées reçues. C’est surtout la sensibilité, et non la rationalité, qui caractérise cet homme à cœur ouvert. À cet égard il est parfois aussi sujet aux moqueries et aux rires que Monk. Paradoxalement, ce personnage – qui paraît le plus vide, le plus reproduit, le plus « schématisé » – s’avère un des plus uniques. S’il est le jeune flic caucasien « normal » à bien des égards, il écrit ses propres chansons, partage ses pensées et ses sentiments avec autrui et accepte les autres comme ils le sont. Prêt à enlever son pantalon ou sa chemise à la moindre occasion, dans des circonstances les plus banales, son comportement lui vaut de nombreux regards inquisiteurs. En bref, ce n’est pas son caractère « gentil » mais sa résistance à la domination normative qui, juxtaposée à son apparence « normale », invite à la réflexion[17].
Nous avons commencé par constater que le personnage de Monk n’était anomal que vis-à-vis de la répétition des représentations très usitées telles que le macho, la nana et l’idiot. Il s’est avéré que ces dernières font apparaître Monk dans toute sa différence, tout en dissimulant des traits d’anormalité tels que la codépendance, la colère pathologique, ou même un certain exhibitionnisme. Révélés au fur et à mesure de la série, ces mêmes traits tempèrent ceux de Monk, si différents au premier regard. En même temps, les personnages se comprennent de mieux en mieux, s’appuyant sur leurs différences afin d’avancer leurs enquêtes, parfois en opposition à l’appareil administratif. Nous assistons, non tant à la normalisation d’un individu hétérodoxe qu’à l’« anormalisation » des personnages secondaires qui, à la surface, apparaissent « normaux ». Ainsi, certains policiers essaient de regarder les scènes de crime de la main manière que Monk – les mains devant le visage, les doigts écarter, à petits pas…
Malgré sa position marginale, les normalités « les plus favorables », dont parle Foucault, s’approchent de la périphérie où Monk se situe, que ce soit en adoptant certains de ses comportements ou en révélant leurs propres anomalies. Bien entendu, il s’agit des représentations dramatiques des subjectivités « normales » et d’un dialogue « fictif ». Or, la série a une matérialité indiscutable : écrite et produite par des personnes « réelles », elle s’adresse également aux individus effectifs dans un espace commun de discours. En bref, le dialogue sur la normalité n’est pas limité aux personnes dramatiques mais s’étend aux téléspectateurs, les prenant en compte dans son discours.
De la même manière que les personnages secondaires faisaient ressortir l’anormalité de Monk par le biais d’une prétendue normalité, le spectateur appréhende le « trouble obsessionnel compulsif » du détective, le classifiant comme différent. Le public se réfère à sa propre conception du normal pour en distinguer les représentations divergentes. Au départ, le spectateur lambda présuppose une certaine mêmeté, par rapport à laquelle il s’identifie aux personnages secondaires, s’étonnant, riant et se différenciant devant les agissements quelque peu conventionnels de l’ex-inspecteur ou d’autres anormaux. Certes, Monk (ainsi que Harold, Kevin, Marci et parfois Randy) fait rire parce qu’il fait et il dit des choses qu’on ne ferait ni ne dirait pas d’habitude. Il trie ses déchets par couleur : tous ses vêtements sont quasiment identiques ; il nettoie le filtre de son aspirateur avec un autre aspirateur qu’il nettoie par la suite… Nous partageons l’amusement de ses collègues tout comme nous compatissons à leur exaspération, parce que nous nous situons de même « côté » d’eux, du côté de la normalité.
Pourtant, Monk fait rire surtout parce que le spectateur comprend ces comportements « bizarres » et, dans une certaine mesure, il les partage. Autrement dit, si au premier abord nous nous différencions de Monk, au fond, nous nous reconnaissons en lui. C’est le cas en Europe, et surtout aux États-Unis, où l’hygiène personnelle semble elle-même faire partie des dispositifs de pouvoir, et du côté de l’idéologie puritaine latente, et du côté d’une politique sécuritaire… sans parler du marché des produits d’hygiène tels que la « lingette » indispensable de Monk. La propreté, l’équilibre et l’ordre règnent.
Ainsi, nous retrouvons-nous devant ces vielles lois apolloniennes. Portées à leur paroxysme dans le personnage de Monk, le spectateur se sait néanmoins impliqué par cette panoplie de manies. Des trois cent douze peurs, à toutes les petites règles que se prescrit M. Monk, on s’y retrouve forcément ; du même coup, l’étrangeté de Monk cède à la familiarité. En bref, le concept de la normalité avec lequel le spectateur aborde la série se trouve modifié. De manière dialectique, il finit par se reconnaître en Monk tandis que la normalité présupposée s’approche de la périphérie, ramenant le téléspectateur vers elle.
Pour certains, la série fait également surgir le caractère arbitraire de ces prescriptions individualistes et maniaques. La démesure de Monk en elle-même sert de commentaire sur nos comportements hygiéniques. Autrement dit, nous nous y reconnaissons et nous nous disons : « Mais je fais ça, moi aussi ! » En effet, Monk n’est pas la seule personne pour qui la lingette est incontournable : des lingettes aux gels antibactériens aux purificateurs d’air, les pays développés montrent les signes d’une hyper-hygiène (vue comme problématique pour de nombreux chercheurs en médecine[18]). S’il serait exagéré de parler d’une satire, Monk adresse un commentaire audible à un public de plus en plus obsédé de la propreté. De la même manière, le bonheur qu’éprouve Monk devant la symétrie et devant l’ordre n’est pas sans rapport avec l’hégémonie des idéaux apolloniens dans nos cultures « modernes ».
Bien entendu, tous les fidèles de Monk ne pensent pas forcément à l’hégémonie de l’hygiène, ni à la dichotomie nature/culture tant discourue dans le monde moderne lorsqu’ils regardent leur série préférée. Les représentations sont pourtant là, le dialogue abordé, et ceci à plusieurs niveaux. Avec la série télévisée, il ne s’agit pas de produire un discours sur le caractère arbitraire des catégories normatives que quasiment personne n’écoutera, traversé d’un jargon sans signification pour une bonne partie du public. Cet article lui-même sera lu par une poignée d’individus partageant un même vocabulaire. En revanche, la série télévisée s’adresse à une audience très large et très diverse. À l’origine, elle existe pour et par la publicité, une excellente manière de vendre des produits et de cultiver des comportements à plusieurs niveaux. Or, comme tous les médias, et tous les discours, sa performativité permet d’influencer nos représentations à plusieurs niveaux, non seulement capitalistes.
Bien entendu, il y a un discours juridico-médical normatif indiscutable dans Monk, comme dans toutes les séries policières. Que ce soit au niveau de la représentation des criminels ou au niveau des catégories morales et politiques telles que l’amour et la justice, nous ne tentons pas de nier le caractère normatif de tout le contenu de la série. De même, le schéma de chaque épisode n’a rien d’extraordinaire mais répète la même structure que toutes les autres séries-policières. Or, c’est justement ce contenu et cette forme normaux et ordinaires qui permettent au public de s’accrocher au spectacle, de le comprendre et de s’y divertir. Subrepticement, la série défie et modifie les conceptions dominantes de la normalité et de l’anormalité. Monk, provoque les normes et les représentations dominantes en douceur, tel un bonbon acidulé.
[1] Réparées et recherchées par Michel Foucault, ces catégories apparaissent dans « Les anormaux » Cours au Collège de France, 1974-75, Paris, Seuil/Gallimard, 1999.
[2] Trouble obsessionnel compulsif
[3] Foucault, Michel, « La Naissance de la biopolitique » Cours au Collège de France, 1978-79, Paris, Seuil/Gallimard, 2004.
[4]Monk (USA, 2002 – 09)
[5] Suivant les idées générales développées par Foucault dans, par exemple, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971 ou encore dans « Il faut défendre la société » Cours au Collège de France, 1976, Paris, Seuil/Gallimard, 1997.
[6] Cavell, Stanley, «The Fact of Television », dans Daedalus, Vol. 111, No. 4, Print Culture and Video Culture (Fall, 1982), pp. 75-96, MIT Press, http://www.jstor.org/stable/20024818, p. 90.
[7]Ibid., p. 79.
[8] Une telle ubiquité attire l’attention des philosophes, tels que Michel Foucault qui fait le lien entre le roman policier et le rôle de la police dans la généalogie de l’État moderne. Du genre le plus « banal », le policier et ses clichés sont diffusés et se propagent dans la culture occidentale et une généalogie de cette diffusion elle-même serait aussi passionnante qu’instructive.
[9] Cf. Cavell, p. 82, « This is the situation in the situation comedy. A certain description of the situation would constitute the formula of the comedy. Then the substitution of the unknown new element to initiate the generation, the element of difference, can be any event that alters the situation comically». « Une certaine description de la situation constitue le schéma de la comédie. Ensuite, la substitution du nouvel élément inconnu qui catalyse la génération, l’élément de différence, pourrait être n’importe quel événement qui modifie la situation de manière comique ».
[10]Ibid. p. 89
[11]D’ailleurs, il n’y a qu’un crime qui reste profondément sérieux dans Monk. C’est le meurtre inexpliqué de Trudy, la femme de l’ex-inspecteur. Tant que ce crime reste inexpliqué, la série peut continuer, mais sa résolution implique une rupture vis-à-vis du schéma préétabli, et donc, la fin de la génération des séries.
[12] Nous pensons bien sûr à l’œuvre de Nietzsche, de La naissance de la tragédie à La généalogie des morales, ainsi qu’aux deux derniers tomes de Foucault sur L’histoire de la sexualité.
[13] Foucault, Michel, « Why Study Power ? » dans Michel Foucault : beyond structuralism and hermeneutics, Hubert L Dreyfus. et Paul Rabinow, University of Chicago Press, Chicago, 1982.
[14]Nous pensons à Harold Krenshaw, rival de Monk, à Kevin Dorfmann, son voisin ultra-bavard ou même à Marci Maven, son fan quelque peu obsédé.
[15] Assistante de Monk de la saison trois jusqu’à la huitième et dernière saison, nous allons nous concentrer sur Nathalie, sachant que Sharona Fleming, la première assistante avait un caractère et une attitude beaucoup moins banales et ordinaires que ceux de Nathalie.
[16]Dans ses cours sur les anormaux, Michel Foucault introduit l’idée d’un pouvoir de normalisation qui se situe à la lisière des savoirs juridique et médical. Ex-policier devenu détective privé, un des objectifs prioritaire de Monk est de réintégrer la police. Il passe obligatoirement par l’expertise médico-légale, soulignée par Foucault en tant que technique d’un pouvoir de normalisation. Or, même si une apparition devant un comité des experts fait l’objet de plusieurs épisodes, où M. Monk souhaite réintégrer la police, pour nous, spectateurs, c’est l’institution même de la police et de ses techniques d’évaluation qui est passé en jugement.
[17] Cette représentation invite une comparaison avec l’enfant masturbateur de Foucault.
Bonjour.
J’ai trouvé votre article très complet et très accessible. Par rapport à quelques articles abordants des thèmes philosophiques qui parsèment notre culture, qui sont parfois indigestes voire austères.
J’aurais une modeste intervention an vous soumettre.
Et si l’on voyait Adrien Monk, à l’instar de Patrick Jane (dans Mentalist) comme une sorte de Surhomme nietzschéen. Une personne gonflée d’ego, une personne conquérante (les deux étant motivés pas la même chose), et qui servent finalement leurs intérêts.
Car Monk et Jane n’aident la police que, pour le premier, noyer sa solitude et sa tristesse dûe à la mort de sa femme, et le second ne travaille avec le CBI que pour retrouver John Le Rouge. Autant je suis sur des motivations du dernier mais pour Monk, je trouve que mes supputations sont dures à prouver, et que sa motivation en elle-même l’est également.
J’aimerais avoir votre avis, et votre œil aiguisé sur Monk, afin de critiquer ce que j’avance là.
Merci d’avance, et merci pour ce très bon article.
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