Méthode descriptive
Description des hommes dans l’histoire hypothétique et des hommes du XVIIIème siècle : révélation des hommes concrets
Par Alice Finateu
I. Introduction
a. Présentation de la méthode descriptive
La démarche descriptive qui se base sur l’histoire de l’humanité, confronte les caractères « a priori » de l’homme de l’approche scientifique aux hommes en chair et en os. Les commentateurs délaissent souvent ce processus descriptif au profit de la méthode scientifique qu’on identifie clairement (elle correspond à la première partie du Second Discours). En revanche, le portrait de l’homme civil[1], sujet de la méthode descriptive, se dilue dans l’œuvre de Rousseau, sans faire l’objet d’une étude systématique. Rousseau n’indique pas de façon explicite les conclusions qu’il faut tirer sur l’homme, au terme de la description de l’homme civil complexe : humain et inhumain. Alors deux interprétations voient le jour. La première affirme que l’homme civil est un monstre qui ne dit rien sur l’homme. Les défenseurs de Rousseau recourent à cet argument pour le sauver de l’anti-humanisme : monstrueux, l’homme civil devient une erreur hors de portée du concept d’homme. La seconde cristallise l’homme sur l’homme civil et change Rousseau en anti-humaniste. En vérité ces deux points de vue sont inexacts. L’homme civil a son mot à dire sur l’homme, ce n’est pas une erreur inutile, grâce à lui liberté et perfectibilité enrichissent leur contenu et la question de la bonté originelle devient capitale. Pourtant l’homme civil ne résume pas l’homme car il porte en lui la trace de l’inhumain. Ceci montre que les deux interprétations ne maîtrisent pas le problème de l’unité et de la multiplicité de l’homme chez Rousseau. La position qui fait de Rousseau un humaniste morcelle l’homme en hommes et exclut l’homme civil de l’humanité. La position qui fait de Rousseau un anti-humaniste simplifie la multiplicité de l’homme : l’homme civil devient l’homme. A l’inverse, la description de l’homme civil, dans notre étude, dépasse et conserve ces deux thèses : l’homme civil participe à la définition de l’homme sans être l’homme.
b. Deux méthodes
La démarche comporte deux méthodes. D’abord l’histoire hypothétique des hommes (seconde partie du Second Discours), complexe, qui ne se base pas sur des faits véridiques. Pour la comprendre une comparaison à l’intervalle (fermé des deux côtés) s’impose. Les points extrêmes de l’intervalle ont une nature différente. Le premier terme serait l’état de nature, hypothétique, déduit, non effectif. Le deuxième terme serait la société réelle où Rousseau vit : effective. L’histoire hypothétique surgit entre ces deux points hétérogènes. D’ailleurs, la différence de nature entre ces deux termes de l’histoire créera les faiblesses de cette méthode. Comment valider les conclusions d’une histoire mixte, à la fois réelle et hypothétique ? La seconde méthode, la description des hommes du XVIIIème siècle semble moins fragile, et plus difficile à identifier. En effet ces hommes apparaissent partout dans l’œuvre de Rousseau. Elle s’appuie sur l’observation et les faits. Elle risque de transformer Rousseau en anti-humaniste si on la radicalise ou l’examine pour elle-même sans liaison aux autres méthodes qui la complètent et qu’elle enrichit.
II. Description de l’homme civil
En effet, la description de l’homme civil met à l’épreuve la liberté et la perfectibilité de l’homme, et se confronte à l’ambiguïté de la sociabilité et de la raison humaine. L’équivocité de la sociabilité semble s’atténuer : en société, les vices, la dépendance et le malheur surgissent. Apparemment, le fait même de l’intersubjectivité nuit à l’homme[2]. Ainsi, Voltaire saisit cette occasion pour changer Rousseau en misanthrope hostile à la société. La sociabilité perd son ambiguïté par une simplification de ses effets (bons, mauvais) à un seul (mauvais). Ce procédé, commode pour résoudre les contradictions, ignore qu’en vérité la description de l’homme civil renforce l’ambiguïté de la sociabilité. La méthode scientifique devait comprendre une sociabilité à la fois contingente et nécessaire. La démarche descriptive doit saisir une sociabilité dangereuse et bénéfique pour l’homme. Le problème posé par Todorov : la société corrompt l’homme et le rend humain, remplace celui du Vicaire : l’homme associable doit devenir sociable. Todorov tranche : « in fine » la sociabilité est bonne pour l’homme car elle développe ses facultés, sa moralité[3]. Pourtant, les facultés réfléchissent à leur tour les ambiguïtés originelles de la société. L’imagination par exemple, amène la dépravation et le progrès. Née d’une asymétrie entre désirs et forces, créatrice de fantasmes infinis, elle conduit l’homme a sa perte : il devient la proie de ses espérances et de ses frustrations, il se réfugie dans l’opinion des autres. Bref, l’imagination pousse l’homme hors de lui-même pour le pire et le meilleur car elle conditionne aussi le progrès. De même, la passion est double : l’amour de soi est bon s’il déverse son surplus sur autrui. Sa fermentation dans l’individu crée l’amour propre, source des mauvaises passions (envie, lâcheté, etc.). L’homme civil est au cœur de cette mutation de la passion, il recueille ces nouvelles passions et devient complexe.
Cette complexité est confusion et égarement. Elle se double d’une fracture entre l’être et le paraître, symbole de la perte de la simplicité qui s’amorce dès l’arrivée de l’intersubjectivité. L’être renvoie à la simplicité, l’unité, l’intériorité, la vérité. Le paraître renvoie à la complexité, l’extériorité, le masque. Le mode d’être du paraître de l’homme civil est paradoxal : maîtrise de soi et perte de contrôle s’y mêlent. En effet, l’homme civil maîtrise son paraître (à travers les gestes et les discours) pour offrir à autrui une représentation positive de son être. Ce fantasme de contrôle des apparences rend l’homme civil prisonnier de son paraître, ce que Sartre appelle l’être pour autrui. La déchirure entre être et paraître éclairerait-elle l’image de la statue de Glaucus ? La méthode scientifique y voyait l’opposition entre essence et accident, la démarche descriptive affirmerait que l’essence est l’être et les accidents «les paraîtres ». L’analogie reste approximative puisqu’« in fine » la césure être/paraître caractérise l’homme dans le contexte de l’intersubjectivité, à ce titre elle n’est ni bonne, ni mauvaise. L’être et le paraître rendent l’homme humain ou inhumain selon leurs usages[4]. Ainsi, la statue de Glaucus reflète juste l’homme civil dont le paraître océanique et sauvage dévore l’être, la césure être/paraître disparaît, l’homme civil est paraître. Cette simplification de la relation être/paraître fera de l’homme civil un être pour autrui.
Tous les gestes, paroles, de cet homme passent par le prisme d’autrui, ce qui accentue l’asymétrie être/paraître. L’homme civil devient un être relatif (il a besoin des autres, de l’opinion), dépendant, en proie aux rapports de domination et de servitude. Tourné vers l’altérité, il se perd et oublie son être dont il cherche la trace dans le regard des autres. Ainsi, il change au rythme des changements de ces regards. L’homme civil recueille alors mille « paraîtres », passions, en un mot une mosaïque de déterminations qui le transforment en monstre.
III. Révélation de l’homme
a. L’homme civil est-il humain ?
L’homme civil défigurerait l’homme, emporté dans le chaos de changements il effleure la monstruosité. L’homme n’est pas ce monstre « c’est là l’homme de nos fantaisies : celui de la nature est fait autrement »[5]. Il sert de contre-modèle pour Emile qui désire devenir homme, ou d’erreur utile comme dans une dialectique hégélienne, il serait une négation de l’homme destinée à être niée et dépassée pour dévoiler l’homme.
b. L’homme civil prouve la bonté de l’homme
Ce n’est pas exact. L’homme civil a aussi un rôle positif. Il prouve la bonté de l’homme. La démarche scientifique posait une bonté « a priori » abstraite, rivée à un homme originel hypothétique. La question de bonté humaine prend une autre envergure (et tout son sens) dans le cadre de la société du XVIIIème siècle où des hommes réels, méchants « de facto » remettent en cause l’idée d’une bonté originelle. Pourtant l’inverse se produit car le récit de l’humanité manifeste la progression du mal et son lien avec la volonté et la liberté humaine. Souvent, on passe sous silence ce rôle de l’homme civil en raison de la liaison (en apparence!) analytique chez Rousseau entre société et mal, raison et misère, science et malheurs en l’homme. L’homme civil, social, raisonnable et cultivé serait forcément méchant. Notre étude a montré que les deux premiers et le jeu entre être et paraître conduisent au mal s’ils ne sont pas maîtrisés. Les sciences et les arts posent un vrai problème car Rousseau peine à distinguer en eux les bons et les mauvais usages. Les lieux communs tranchent pour lui : Rousseau serait un anti-humaniste, culture et civilisation rimeraient avec corruption de l’homme. En un sens cela est vrai, Rousseau écrit que les arts amollissent, divertissent les hommes. Il s’opposera à Hume qui pense que les arts raffinent l’esprit humain et l’adoucissent (Of the delicacy of the taste). En parallèle, les longs passages des Confessions consacrés à la musique ou encore l’esthétique rousseauiste à l’œuvre dans les Rêveries du promeneur solitaire montrent que l’art en soi n’est pas un mal. De même, Rousseau n’exclut pas la culture du devoir être de l’homme. Cette culture est ambivalente pour lui, en témoigne une note du Discours sur les sciences et les arts[6] qui évoque Prométhée s’avançant vers la statue humaine doté d’un flambeau pour lui donner la vie et un satyre attiré par la lumière du feu s’en approche à ses risques et périls. Le flambeau symbolise les lumières et la chaleur, Rousseau y voit aussi le feu éclairant et destructeur. Les connaissances, la raison, brûlent l’homme s’il y goûte sans mesure, en témoigne l’expérience du luxe. Finalement, société, être/paraître, raison, sciences et arts sont mauvais pour l’homme dans leur seule démesure qui accentue le décalage besoin/force en lui (faiblesse) et crée la méchanceté. Le récit de l’humanité exhibe les conditions du malheur humain, forgé par les hommes qui renvoie à une idée de responsabilité, et à une liberté de l’homme.
c. Liberté de l ‘ « hybris » et indétermination de l’homme
Les hommes sont responsables de la plupart de leurs maux et de leur méchanceté. En outre, ce constat ne vise pas à provoquer un sentiment de culpabilité masochiste ou anti-humaniste. Au contraire, le récit de l’humanité a une ambition humaniste : éclairer les hommes « je montrerais aux hommes comment ils faisaient leurs malheurs eux-mêmes et par conséquent comment ils peuvent les éviter »[7]. Les hommes sont responsables de leurs maux, cette responsabilité implique la liberté comme pouvoir d’agir bien ou mal (en creux la perfectibilité comme capacité à progresser ou régresser). La présence de cette liberté en l’homme sert à réfuter l’idée d’un péché originel qui pourrait servir de refuge confortable à un homme qui n’assume pas sa liberté. Celle-ci enrichit son contenu à l’occasion de la description des hommes : elle peut être une liberté de faire le mal ou une liberté infinie (puisque l’homme civil se transforme sans fin et à volonté). Cette liberté ressemble à la liberté négative hégélienne qui nie toute détermination, s’exerce sans cadre et détruit la liberté elle-même. De manière identique, l’homme civil agit selon ses volontés sans guides et perd sa liberté. Ce type de liberté n’est pas digne d’éloge pour Rousseau, elle produit une perfectibilité sauvage en acte mais sans bornes, avide de déterminations bonnes ou mauvaises, elle produit un homme totalement indéterminé.
La perfectibilité chez l’homme civil forme un homme capable de cumuler des changements et des déterminations multiples (caractères, « paraîtres », etc.) à tel point que l’homme devient indéterminé, son essence disparaît. Rousseau n’admire pas ce penchant à l’indétermination. L’homme civil à force de changer de formes n’en a plus, il se crispe dans sa monstruosité. Au contraire, Sartre placera l’indétermination de l’homme au cœur de son essence (comme négation d’essence), l’homme sera ce néant dynamique, l’ennemi de toute détermination fixe, de toute essence et la source de liberté. Rousseau n’identifie pas cette liberté infinie à la vraie liberté, elle définit l’homme de fait mais n’appartient pas à son devoir être. Elle montre que l’homme est l’être qui « de facto » n’a pas de place, de situation fixe ou de déterminations définitives (en opposition à l’animal, être de la nature, de l’instinct, toujours identique à lui-même). Mais cette absence de cadres est dangereuse[8], l’homme civil par exemple n’a pas de place : il n’est pas totalement dans la société, dans la nature, dans l’être ou le paraître. Il est partout et nulle part, il se perd. En creux, le devoir être de l’homme apparaît : l’homme a besoin de se donner une place et des guides pour jouir d’une liberté véritable.
d. L’homme comme jardin imparfait (cf. Todorov)
Ainsi, l’homme n’est pas parfait, il n’atteint pas d’emblée son humanité, comme Todorov l’écrit : l’homme est un jardin imparfait à soigner. L’homme civil est un jardin dévasté. Faut-il retrouver les friches de l’humanité pour le restaurer ? En effet, la nature offrait un cadre à l’homme originel et une liberté sans excès : l’indépendance. Ce retour aux origines s’avère impossible. L’innocence n’est plus, l’imiter serait la détruire pour de bon, car par essence elle est immédiate, irréfléchie. La régression à l’état de nature n’est pas souhaitable car l’humanité fleurit sur la monstruosité même de l’homme civil. Les facultés, la morale, la perfectibilité nées de la société font presque oublier l’innocence perdue, qui condamnait l’homme à une vie inconsciente et vide. Rousseau rejette ainsi la rêverie inquiétante du retour à l’état de nature de Dom Deschamps (lettre à M. du Parc de Montmorency, 8 mai 1761). L’homme originel frôle l’inhumain, la bête. La solution consisterait-elle à freiner le progrès humain ? Ce processus est irréalisable et même, c’est dans le mal et le passage dans l’inhumain que l’homme trouve son humanité (cf. le rôle de contre-modèle de l’humain attribué à l’homme civil). Le seul moyen de restaurer le jardin de l’humanité est d’éduquer l’homme. Cette éducation préserve l’idée d’un retour de l’homme à une nature comme authenticité, non comme origine, elle prend en compte les apports de la société. Elle doit résoudre la contradiction entre société et nature en l’homme et achever la définition de l’homme, parfaire les concepts de liberté et de perfectibilité, donner le devoir être de l’homme.
IV. Conclusion
Au final, la méthode descriptive en révélant le besoin d’éducation de l’homme, met en lumière l’humanisme lucide de Rousseau. Mais elle reste incomplète : elle ne précise pas le type d’éducation ni les cadres qui rendent l’homme humain. Elle pose les difficultés sans les résoudre, la méthode du récit de l’individu collectif et de soi apportera les réponses et les solutions aux problèmes de la démarche descriptive.
[1] Il s’agit du nom que Derathé donne à l’homme vivant en société, celle qui est décrite dans la seconde partie du Second Discours, cf. DERATHE Robert, L’homme selon Rousseau in BENICHOU P., CASSIRER E., DERATHE R., EISENMANN Ch., GOLDSCHMIDT V., STRAUSS L., WEILL E., Pensée de Rousseau, Paris, Seuil, coll. Points, 1984, p119
[2] ROUSSEAU Jean Jacques (1755 et 1750), Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et Discours sur les sciences et les arts, Paris, Garnier Flammarion, 1992, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Seconde Partie p228 : « Chacun commença à regarder les autres et à être regardé soi-même » ; « la fermentation de ces nouveaux levain produisit des composés funestes au bonheur et à l’innocence »
[3] « La société corrompt l’homme, mais l’homme n’est véritablement tel que parce qu’il est entré en société ; on ne saurait s’extraire de ce paradoxe » in TODOROV Tzvetan, Le Jardin imparfait : la pensée humaniste en France, Paris, Grasset, 1998, p261
[4] Le livre V de l’Emile montre le bon usage du paraître, chez la femme par exemple
[5] ROUSSEAU Jean Jacques, L’Homme, textes choisis par Florence Khodoss, Paris, PUF, coll. Les Grands textes, 1971, p104
[6] ROUSSEAU Jean Jacques, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et Discours sur les sciences et les arts (1755 et 1750), Paris, Garnier Flammarion, 1992, Discours sur les sciences et les arts, Seconde partie, p41
[7] ROUSSEAU Jean Jacques, Lettres philosophiques, Paris, Le livre de poche, coll. Classiques de poche, 1996, Lettre à Voltaire, l’Hermitage le 18 août 1756, p93
[8] Les auteurs de la Renaissance n’insistaient pas assez sur ce danger cf. AUROUX Sylvain, JACOB André, Les notions philosophiques, Paris, PUF, coll. Encyclopédie philosophique universelle, 1998, tome I, art. « Homme » p1158 cit. De Oratio dignitate « toi tu n’est limité par aucune barrière, c’est de ta propre volonté que tu détermineras ta nature », il s’agit d’un humanisme orgueilleux selon Todorov (TODOROV Tzvetan, Le Jardin imparfait : la pensée humaniste en France, Paris, Grasset, 1998, p 81). Il y a toutefois des exceptions, comme Pomponazzi qui comprend l’homme comme une terre de possible limitée (heureusement) par la nature cf. GROETHUYSEN Bernard, Anthropologie philosophique, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1980, p157 à 172
la methode descriptive consiste a decrire l homme ou la chose dans son entierte