Marx et les multivers de la condition prolétarienne.
Marx et les multivers de la condition prolétarienne.
Capitalisme, aliénation et esclavage dans les Manuscrits de 1844
Frédéric Monferrand est agrégé et docteur en philosophie, une discipline qu’il enseigne au lycée. Membre du laboratoire Sophiapol (Paris-X Nanterre), ses travaux portent sur Marx, l’ontologie sociale et la théorie critique.
Résumé: L’objectif de cet article est de relire les Manuscrits de 1844 à la lumière des débats contemporains sur les multiples formes d’exploitation qu’articule le capitalisme. Combinant l’analyse contextuelle de certaines sources du jeune Marx et la reconstruction conceptuelle de sa première critique de l’économie, l’article défend la thèse selon laquelle la théorie de l’aliénation est suffisamment large pour intégrer différentes expériences du travail, et suffisamment précise pour rendre compte de leur coexistence au sein d’un même mode de production mondialisé. Il en résulte que l’œuvre de Marx offre encore d’importance ressources pour comprendre le fonctionnement du capitalisme contemporain et pour imaginer les formes de son dépassement.
Mots-clés : Marx ; aliénation ; esclavage ; capitalisme ; histoire globale
Abstract : The aim of this article is to read the 1844 Manuscripts in light of the current debates on the multiplication of forms of labour exploitation within capitalism. Combining a contextual analysis of the young Marx’s sources with a conceptual reconstruction of his first critique of political economy, the article claims that the theory of alienation is both broad enough to integrate multiple experiences of labour and precise enough to account for their coexistence within a single, globalized mode of production. As a result, Marx’s work appears to offer important resources for understanding contemporary capitalism as well as for imagining its supersession.
Keywords : Marx ; alienation ; slavery ; capitalism ; global history
Introduction
Parmi les multiples lectures de Marx aujourd’hui développées dans le champ de la philosophie et des sciences humaines, il en est une qui semble particulièrement représentative de la conjoncture « postmarxiste » dans laquelle nous nous trouvons désormais. Il s’agit d’une lecture, le plus souvent développée en référence aux problématiques propres aux études postcoloniales ou à l’histoire globale, qui s’interroge sur la capacité de la critique marxienne de l’économie politique à rendre compte de la multiplicité des formes d’exploitation du travail qui ont coexisté et continuent de coexister au sein du capitalisme historique. Les travaux de l’historien Marcel van der Linden consacrés aux « multivers de la condition prolétarienne » en constituent un bon exemple. Ils aboutissent à la conclusion que la critique de l’économie politique souffre de deux défauts majeurs qui doivent être corrigés si l’on veut pouvoir continuer à se référer à Marx de manière productive.
Telle qu’elle est exposée dans Le Capital, la critique marxienne serait tout d’abord objectiviste en ce qu’elle analyserait le capitalisme du point de vue de l’auto-valorisation du capital plutôt que du point de vue des travailleurs qui en assurent ou au contraire en interrompent la continuité. Et elle serait ensuite réductionniste en ce quelle ferait de l’exploitation du travailleur « libre » d’échanger sa force de travail contre un salaire la caractéristique essentielle du capitalisme, lors même qu’elle n’en représente qu’une forme géographiquement circonscrite et historiquement limitée. Lorsqu’on la compare à l’esclavage, au métayage ou au travail sous contrat, cette forme d’exploitation apparaît même comme une exception plutôt que comme la norme de la condition prolétarienne sous le capitalisme[1]. C’est ce double défaut qui explique selon van der Linden les difficultés qu’éprouvent les marxistes contemporains à tracer des perspectives de transformation sociale adaptées à la phase actuelle du capitalisme, dont il est devenu banal d’affirmer qu’elle se caractérise par la crise du salariat traditionnel et l’apparition ou le retour de formes de travail précaires telles que l’intérim ou l’auto-entrepreneuriat.
L’objectif de cet article n’est pas d’examiner la validité de cette reconstruction critique du Capital, mais de faire du problème qui le soutient – le problème du rapport entre le capitalisme et les multivers de la condition prolétarienne – le fil conducteur d’une relecture d’un texte qui n’est jamais mobilisé dans ces débats : les Manuscrits de 1844. À l’heure où l’on s’interroge sur la pertinence du marxisme pour l’intelligence critique du capitalisme, il ne semble en effet pas inutile de revenir sur cette œuvre de jeunesse où, pour la première fois, Marx se confronte à l’économie politique. Dans les pages qui suivent, nous commencerons donc par montrer que cette première confrontation ne prend pas la forme d’une critique objectiviste des catégories économiques, mais celle d’une mise au jour, commandée par le concept d’aliénation, des expériences sociales négatives qu’invisibilisent ces catégories. Nous arrêtant ensuite sur une source méconnue de cette critique, nous nous engagerons dans un relevé des différentes figures de la condition prolétarienne auxquelles renvoie la théorie du travail aliéné. Sur cette base, nous défendrons finalement la thèse selon laquelle on trouve chez le jeune Marx les moyens conceptuels d’esquisser une théorie critique du capitalisme suffisamment souple pour intégrer les multiples modalités de mise au travail des individus qui caractérisent aussi bien l’histoire que la structure actuelle de ce mode de production.
Aliénation et description : la première critique marxienne de l’économie politique
L’une des caractéristiques de la critique de l’économie politique qui s’esquisse dans les Manuscrits de 1844 est qu’elle ne procède pas de manière interne, mais externe. Dans l’ensemble, le jeune Marx n’y interroge en effet guère la validité des propositions de Smith, Mill et Ricardo ou la cohérence de leurs déductions. Il les appréhende comme autant de descriptions plus ou moins fidèles, plus ou moins « cyniques » et intéressées, de l’expérience sociale sous le capitalisme. Pour l’auteur des Manuscrits, qui la compare volontiers à sa « cousine, la morale[2] », l’économie politique constitue en effet une forme de discours où la distinction classique entre le descriptif et le normatif n’a pas cours. D’une part, parce que les lois de l’enrichissement de la société qu’elle prétend établir valent comme autant de préceptes de frugalité, de productivité et d’ascétisme adressés aux classes laborieuses[3]. D’autre part, parce qu’elle contribue ce faisant à invisibiliser les dimensions négatives de l’expérience prolétarienne du monde social et à passer sous silence toutes les pratiques qui font du prolétariat autre chose qu’une classe destinée au travail. Alors même que « l’économie nationale ne considère le prolétaire […] qu’en tant que travailleur[4] » écrit ainsi Marx, « elle dissimule l’aliénation dans l’essence du travail par le fait qu’elle ne prend pas en compte le rapport immédiat entre le travailleur (le travail) et la production[5]. » Critiquer l’économie politique, ce sera donc en incarner l’appareil conceptuel, passer du « travail » comme facteur de production au « travailleur » comme sujet d’une expérience, et lui opposer sur cette base des contre-descriptions élaborées du point de vue du prolétariat :
Le sens que la production possède en rapport avec les riches se montre de manière manifeste dans le sens qu’elle a pour les pauvres ; vers le haut, l’expression est toujours raffinée, déguisée, ambiguë, elle est l’apparaître, [tandis que] vers le bas, elle est grossière, directe, sincère, elle est l’être[6].
C’est pour rendre compte du sens que la production possède pour les pauvres qu’en de nombreux passages des Manuscrits, Marx mobilise le vocabulaire de la souffrance physique et morale. Ainsi, là où le travail apparaît dans le discours des économistes comme la source de toute richesse, il apparaît chez le jeune Marx comme un facteur d’appauvrissement matériel et existentiel qui génère des effets délétères sur toutes les conditions de vie de travailleurs, de leur état de santé jusqu’à leur habitat, en passant par leur alimentation et leurs loisirs. Et c’est précisément la description de ces effets délétères qui motive la réorchestration du thème de l’aliénation, qui a fait la fortune de ces manuscrits :
Nous avons considéré l’acte de l’aliénation de l’activité pratique humaine sous deux aspects. 1) Le rapport du travailleur au produit du travail comme à un objet étranger et ayant barre sur lui. […]. 2) Le rapport du travail à l’acte de la production à l’intérieur du travail. Ce rapport est le rapport du travailleur à sa propre activité comme à une activité étrangère, ne lui appartenant pas : c’est l’activité comme souffrance, la force comme impuissance, la procréation comme castration. […] Nous avons maintenant à tirer des deux précédentes une troisième détermination du travail aliéné : […] Le travail aliène l’homme […] du genre. De manière générale, la proposition selon laquelle l’homme est aliéné de son être générique signifie que chaque homme est aliéné des autres, de même que chacun d’entre eux est aliéné de l’essence humaine[7].
De descriptive qu’elle était, la critique jeune marxienne de l’économie se fait ici réflexive et politique. Dans ce passage central des Manuscrits, Marx ne cherche en effet plus seulement à contester les descriptions de l’expérience sociale diffusées par l’économie politique, mais aussi à rendre compte du point de vue qu’il porte sur la société et à participer par là même à la formation d’une subjectivité collective. Car énumérer les « déterminations du travail aliéné », c’est d’un même mouvement dégager des critères d’appartenance à la classe des prolétaires et favoriser sa constitution en groupe social antagonique. Dans une perspective jeune-marxienne, on peut dès lors soutenir qu’est un « prolétaire » quiconque se trouve dépossédé des produits de son travail, est rendu étranger à son activité et voit ses relations avec autrui dégradées par la position qu’il occupe dans le processus social de production[8]. Il apparaît ainsi que le concept d’aliénation jouit d’une extension suffisamment large pour intégrer de multiples formes de mise au travail des individus. Mais présente-t-il une intension suffisamment différenciée pour rendre compte des spécificités de chacune de ces formes ?
La réponse à cette question nous semble devoir être positive, car l’énumération marxienne des « déterminations du travail aliéné » ne préjuge en rien des modalités techniques, juridiques ou organisationnelles sous lesquelles les travailleurs font l’expérience de l’aliénation. Ainsi la dépossession des produits du travail peut-elle prendre la forme d’une appropriation immédiate de ces produits par un tiers ou celle de leur mise en circulation sur un système d’échange anonyme et autonomisé tel que le marché. Quant au devenir étranger à l’égard de l’activité, il peut s’expliquer par le fait que les travailleurs y sont physiquement ou financièrement contraints, par le fait que cette activité soit organisée de telle sorte qu’elle échappe à leur contrôle, ou encore, plus simplement, par le fait qu’ils en soient exclus par le chômage[9]. Enfin, l’aliénation des travailleurs à l’égard de « l’être générique », aussi spéculative puisse-t-elle paraître, peut prendre la forme de la concurrence qui les oppose les uns aux autres, du conflit de classe qui les dresse contre leurs employeurs ou des rapports de domination entre les sexes que l’organisation sociale de la production entraîne dans la famille[10]. Toutes ces situations ne sont certes pas également thématisées dans les Manuscrits de 1844, mais le jeune Marx n’y fait pas moins preuve d’une sensibilité réelle à l’égard de la multiplicité interne à la condition prolétarienne. Comme nous voudrions maintenant le montrer, les raisons de relativiser le reproche de réductionnisme qu’adresse notamment van der Linden au marxisme ne sont en effet pas seulement conceptuelles, mais aussi contextuelles.
Artisans et esclaves : les figures de la condition prolétarienne dans les Manuscrits de 1844
Dans la littérature secondaire consacrée au jeune Marx, deux figures de la condition prolétarienne sont régulièrement mentionnées : celle de l’artisan parisien, dont les réunions politiques sont évoquées dans les Manuscrits[11], et celle du tisserand silésien, dont les émeutes de 1844 sont commentées par Marx et citées en exemple de la maturité politique du prolétariat allemand dans les pages de Vorwärts, la revue de l’émigration allemande à Paris[12]. Ces deux figures mériteraient qu’on s’y arrête, car ni l’une ni l’autre ne présente la physionomie du travailleur « libre », dépossédé de tout moyen de subsistance et de production et par là même contraint de vendre sa force de travail au capital industriel, sur laquelle Marx est censé s’être focalisé. Les premiers sont en effet le plus souvent propriétaires de leurs moyens de production et les seconds sont des travailleurs à domicile attachés à un employeur par un système d’endettement. Cependant, c’est une troisième figure que nous voudrions ici relever : la figure de l’esclave, qui n’a guère retenu l’attention des commentateurs.
Le point est d’autant plus étonnant que le vocabulaire de l’esclavage est régulièrement mobilisé dans les Manuscrits et ce, à des moments stratégiques de l’argumentation. Ainsi Marx donne-t-il « l’esclavage aux colonies[13] » comme un exemple typique de forme de travail invisibilisée par l’économie politique. En outre, après avoir posé la question « en quoi consiste l’aliénation du travail ? » il identifie immédiatement le travail aliéné à « du travail contraint, du travail forcé[14] ». Enfin, au moment de prendre position à l’égard des différentes formes de socialisme et de communisme qui prévalent alors dans le mouvement ouvrier, il critique la revendication proudhonienne d’une égalisation des salaires comme une simple exigence de « meilleure rémunération des esclaves[15] ». On peut certes déceler dans ces passages un usage métaphorique et polémique de la référence à la condition servile. La comparaison du travail en fabrique à de l’esclavage constitue en effet un lieu commun de la littérature militante de l’époque. Mais il nous semble qu’on peut également y voir une référence littérale à l’esclavage de plantation. Nous en voulons pour preuve la publication, dans un numéro de Vorwärts de juillet 1844 contemporain de la rédaction des Manuscrits, d’un article intitulé « esclaves nègres et esclaves libres ».
L’auteur de cet article n’est pas Marx, mais Georg Weber, médecin et historien allemand qui deviendra correspondant de la Ligue des justes à Kiel après son départ de Paris. À en juger par les louanges que Weber adresse à Marx et par le nombre de références qu’ils partagent, les deux hommes semblent avoir entretenu un rapport d’étroite collaboration. À tel point que Jacques Grandjonc soutient que les positions défendues dans les Manuscrits étaient connues et discutées dans le mouvement ouvrier européen naissant au travers des articles de Weber dans Vorwärts et que ces articles sont publiés en annexe du volume de la Marx-Engels Gesamtausgabe (MEGA2) consacré à la production intellectuelle de Marx des années 1843-1844[16].
Parmi ces articles, « esclaves nègres et esclaves libres » se présente comme le compte-rendu d’une pétition rédigée par des « prolétaires français » en faveur de « l’amélioration du sort d’une importante population d’esclaves noirs dans les colonies françaises[17] ». Weber ne manque pas de saluer cette manifestation de solidarité internationale, mais il en fait rapidement l’occasion d’une critique de l’économie politique dont l’objectif est de montrer que le sort de ce qu’il appelle « l’esclave industriel » n’est guère plus enviable que celui de l’esclave de plantation. L’argument est le suivant : contrairement aux esclaves, les travailleurs libres doivent subvenir eux-mêmes à leurs besoins tout en étant soumis à la concurrence, laquelle génère une double tendance à la baisse des salaires et à l’augmentation du temps de travail. Il résulte de cette tendance que plus les ouvriers travaillent, moins ils ont de chance de pouvoir échapper à la condition prolétarienne et de devenir eux-mêmes des capitalistes, ainsi que les y incite l’économie politique libérale. La conclusion de ce raisonnement, étayé dans le texte par des citations de Smith ou de Say, mais aussi de Schulz, Buret ou Pecqueur qu’on retrouve mots pour mots dans les Manuscrits de 1844, est la suivante : les prolétaires français ne doivent pas revendiquer l’accession des esclaves au statut de travailleurs libres, mais exiger au contraire des « riches » qu’ils fassent d’eux des esclaves « afin de ne pas mourir de misère ![18] »
De cette conclusion ironique, il ressort que la référence à l’esclavage remplit chez Weber trois fonctions, dont on retrouve les échos dans la théorie jeune marxienne du travail aliéné. Une fonction politique d’abord, en ce qu’elle vise à mettre au jour la communicabilité ou la traductibilité des expériences hétérogènes du travail dans les plantations coloniales et dans les ateliers parisiens. Une fonction critique, ensuite, en ce qu’elle permet de démystifier les illusions de liberté attachées au travail salarié qu’alimente notamment une économie politique, qu’à l’instar du jeune Marx, Weber définit comme une morale de l’enrichissement plutôt que comme une science des structures de la société[19]. Une fonction positive, enfin, en ce qu’elle autorise la distinction de deux modalités d’assujettissement des travailleurs à leurs employeurs : une modalité externe fondée sur la domination personnelle qu’exerce le maître sur ses esclaves et une modalité interne fondée sur la domination impersonnelle qu’exercent les mécanismes de la concurrence sur les salariés[20]. Or, ces deux modalités d’assujettissement des travailleurs n’apparaissent pas chez Weber comme deux phases successives, mais comme deux formes contemporaines de l’aliénation. Tout se passe donc comme si les marges coloniales de l’économie-monde, loin de représenter un anachronisme destiné à se dépasser dans une modernité incarnée par son centre européen, en révélait au contraire la vérité. La question qu’il convient de poser est dès lors la suivante : en quoi les formes hétérogènes d’aliénation qu’articule cette économie-monde doivent-elles être qualifiées de capitalistes ?
L’appareil de capture capitaliste et son dépassement
L’idée selon laquelle on trouverait quelque chose comme une théorie du capitalisme dans les Manuscrits de 1844 pourra surprendre. Le jeune Marx y appréhende en effet l’univers économique à travers un concept qui semble à premier vue trop indéterminé pour pouvoir rendre compte des spécificités de ce mode de production : le concept de « propriété privée ». Dans la mesure où il renvoie à la fois à la propriété des produits du travail et à celle des moyens de production, ce concept permet cependant déjà de comprendre le capitalisme comme un système articulant la sphère de l’échange à celle de la production. Comme on peut le lire dans les « Notes sur Mill », un texte contemporain des Manuscrits :
Le produit est fabriqué comme valeur, valeur d’échange, comme équivalent et non plus à cause de sa relation immédiate et personnelle avec le producteur. Plus la production et les besoins sont variés, plus les travaux du producteur sont uniformes et plus son travail tombe sous la catégorie de travail lucratif. À la fin, le travail n’a plus que cette signification-là, et il est tout à fait accidentel ou inessentiel que le producteur se trouve vis-à-vis de son produit dans un rapport de jouissance immédiate et de besoin personnel[21].
Marx attire ici l’attention sur une caractéristique essentielle du capitalisme : le fait que tout y soit produit en vue de l’échange marchand. Il suggère ainsi que la mise en équivalence des produits de l’activité humaine comme marchandises s’accompagne d’une uniformisation de ces activités en « travail lucratif », c’est-à-dire en travail producteur de valeur. Du point de vue subjectif du travailleur, sur lequel l’auteur des « Notes des Mill » se concentre ici, il en résulte que le contenu de l’activité est indifférent à celles et ceux qui l’accomplissent, parce que cette activité est socialement équivalente à toute autre activité productrice de valeur et que les travailleurs sont à ce titres tous interchangeables. Du point de vue objectif du capital, sur lequel Marx reste en revanche muet dans le passage cité, il en résulterait que le « travail lucratif » peut aussi bien prendre la forme de l’esclavage que celle du salariat, puisque tout ce qui importe est que les produits de ce travail puissent être vendus sur le marché. Dans cette perspective, la capacité du capital à tirer profit de différentes modalités d’aliénation de l’activité s’expliquerait d’une part, par la forme marchande qu’y revêtent les rapports d’échange et, d’autre part, par la forme abstraite qu’y prennent les rapports de production. Comme on peut le lire dans le second cahier des Manuscrits :
Le rapport de la propriété privée contient en soi […] le rapport de la propriété privée en tant que travail, de même que le rapport de celle-ci en tant que capital et la relation de ces deux expressions entre elles. La production de l’activité humaine en tant que travail, donc comme une activité étrangère à soi, à l’homme et à la nature, et par suite […] l’existence abstraite de l’homme comme d’un pur et simple homme-de-travail […] – de même que, de l’autre côté, la production de l’objet de l’activité humaine en tant que capital, au sein duquel toute déterminité naturelle et sociale de l’objet est éliminée […] – portée à son comble, cette opposition est nécessairement le sommet, l’apogée et le déclin de la totalité du rapport[22].
Marx définit ici la propriété privée comme un rapport social de production, c’est-à-dire comme une relation interne, productrice des termes qu’elle met en relation. La thèse principale de ce passage est en effet la suivante : de même que « l’objet de l’activité humaine » – qu’il s’agisse d’un matériau quelconque, d’une machine ou d’un produit manufacturé – ne devient « capital » que sous certains conditions sociales et historiques, cette activité ne devient à son tour « travail » que par son inscription dans la structure de la propriété privée. Une structure qu’on peut dès lors concevoir comme un appareil de capture des forces et des capacités humaines, qui transforme ces dernières en « travail » dans le mouvement même par lequel elle dépossède les individus des produits de leur activité, les rend étrangers à cette activité et les aliène des conditions naturelles et sociales de son exécution. Ainsi, là où dans Le Capital, Marx caractérisera le rapport de production capitaliste par le fait que l’exploitation y soit mystifiée par la « forme-salaire »[23], dans les Manuscrits de 1844, il le définit par le fait que l’aliénation s’y trouve médiatisée par la « forme-travail ». Quelles sont alors les caractéristiques de cette forme ? Répondre à cette question, c’est tout d’abord exposer les raisons pour lesquelles l’imposition de la forme-travail peut se dérouler sous des modalités aussi différentes que l’esclavage ou le salariat. Et c’est ensuite distinguer positivement le travail de l’activité humaine dont il représente l’aliénation.
En ce qui concerne le premier point, on peut souligner que Marx identifie « la production de l’activité humaine en tant que travail » à un processus d’abstraction de l’agir et de réduction de l’agent au statut de « pur et simple homme-de-travail. » Anticipant sur les travaux de théoriciens tels que Lukács, Thompson ou Foucault[24], il suggère par là que l’imposition de la forme-travail passe par un ensemble de dispositifs visant à produire des sujets productifs en rationalisant leur activité de manière à la rendre homogène, continue, quantifiable et par là même comparable à toute autre activité dont le produit doit être converti en capital. Dans cette perspective, la soumission de l’esclave à la surveillance et à la violence constante du maître ou l’assujettissement du salarié de la grande industrie au rythme de la machinerie apparaissent comme deux modes de production d’une subjectivité productive, dont on ne saurait dire que l’une est plus spécifiquement capitaliste que l’autre.
En ce qui concerne le second point, on peut remarquer que Marx définit le travail comme une « activité étrangère à soi, à l’homme et à la nature », ce qui signifie non seulement que le travailleur ne s’y reconnaît pas, mais aussi qu’elle ne lui permet pas de développer les capacités propres à la nature humaine et enfin qu’elle implique un rapport étroitement instrumental à la nature non-humaine. Dès lors que l’agir humain se trouve capturé par l’appareil capitaliste, suggère ainsi l’auteur des Manuscrits, le travail s’affirme comme un mode d’activité exclusif, au triple sens où il occupe la majeure partie de la vie, où il constitue la forme dominante d’expression des capacités humaines et où le seul rapport au monde dont les sujets productifs demeurent capable est celui qui consiste à ne voir dans les objets naturels que la matière d’une production et dans les objets sociaux que l’occasion d’une appropriation[25]. Il apparaît ainsi que le contraire du travail aliéné n’est pas pour le jeune Marx le travail non aliéné, défini comme processus de transformation de la nature en vue de produire un objet utile, mais l’activité générique. On n’est dès lors guère étonné de constater que dans les Manuscrits de 1844, ce concept reçoit deux définitions proches, mais pas tout à fait identiques, qui correspondent aux deux problèmes que nous venons d’aborder et engagent à ce titre deux perspectives complémentaires sur l’aliénation et son dépassement.
En un premier sens, l’activité générique désigne la possibilité générique de toute activité, quelque chose comme une virtualité immanente aux rapports sociaux qui se trouve réalisée comme « travail » par son inscription dans la structure de la propriété privée, mais dont on peut imaginer d’autres modes d’actualisation[26]. Parmi ces modes d’actualisation alternatifs, Marx mentionne notamment l’activité politique du prolétariat parisien. Lors de leurs réunions, explique-t-il en effet, les « ouvriers communistes » se réapproprient un besoin dont ils ont été dépossédés par leur réduction au statut de travailleurs : « le besoin de société ». Et ils s’engagent se faisant dans un « mouvement pratique » d’anticipation au présent de la « fraternité des hommes » qui caractérisera une société libérée de la propriété privée[27]. De même, donc, que l’aliénation est médiatisée par des dispositifs visant à rendre les sujets productifs, l’émancipation se caractérise par l’organisation de formes de contre-subjectivation à travers lesquels les travailleurs s’efforcent d’échapper à la condition prolétarienne. C’est ce processus de subjectivation antagonique que dans les Manuscrits de 1844, Marx qualifie de « communisme »[28].
En un second sens, l’activité générique désigne l’activité par laquelle l’espèce ou le genre humain active ses « forces essentielles ». Or, parmi ces forces essentielles, l’auteur des Manuscrits de 1844 cite notamment la capacité à penser, à parler et à se laisser affecter de multiples manières par le monde naturel et social[29]. C’est la richesse de ce mode d’être au monde qui se trouve aliénée par l’institution capitaliste du travail en régime d’activité exclusif. Et c’est pourquoi le jeune Marx décrit l’au-delà du capitalisme comme une forme de vie collective favorisant le développement omnilatéral des capacités humaines en chaque individu et l’assomption joyeuse des différentes significations que revêtent les choses naturelles et sociales. Un horizon utopique qui constitue le télos du mouvement communiste et se voit qualifié de « socialisme » dans les Manuscrits de 1844[30].
Conclusion
La conviction sous-jacente à cet article était que l’analyse des rouages du capitalisme et l’interprétation des textes classiques qui ont érigé cette formation sociale en objet privilégié de la pensée critique doivent être menées de front. C’est pourquoi nous nous sommes saisi d’un phénomène typique du capitalisme contemporain, – celui de la « multiplication du travail[31] » – pour rouvrir la discussion sur le sens et la fonction de certains des principaux concepts des Manuscrits de 1844, tels que les concepts d’aliénation, de propriété privée ou d’activité générique. Des réflexions que nous avons développées à cette occasion, il nous semble qu’on peut retenir trois thèses principales relatives à l’identité théorique du marxisme, aux modes d’opération du capitalisme et aux enjeux politiques de la critique de l’aliénation.
La première thèse est que loin d’être un ajout extérieur ou un corps étranger au marxisme, le problème de la multiplicité des formes d’exploitation du travail est au principe même de la formation de la pensée marxienne. C’est en effet en référence directe à ce problème, soulevé par la coexistence du travail libre dans les centres de l’économie-monde et de l’esclavage à ses marges, que le jeune Marx s’engage dans la construction du concept de « travail aliéné ». Un concept dont la fonction est dès lors d’identifier les conditions formelles d’appartenance à la classe des prolétaires et, partant, de fournir à toutes celles et ceux qui sont condamnés au travail les moyens de nommer leur situation.
La seconde thèse est alors que le capitalisme est animé d’une tendance contradictoire à l’hétérogénéisation des conditions techniques, juridiques et organisationnelles de travail (esclavage, salariat, auto-entrepreneuriat) et à l’homogénéisation des activités humaines. Si le capital peut tirer profit d’une multitude de pratiques productives, avons-nous en effet soutenu à la suite du jeune Marx, c’est qu’il est un mode de production marchand, dans lequel l’échange des produits du travail contre de l’argent présuppose et reproduit différents dispositifs de contrôle, de rationalisation, d’abstraction – bref, d’aliénation – de l’activité humaine dans le processus de production.
La troisième thèse est enfin que la critique de l’aliénation ne repose pas nécessairement sur une anthropologie productiviste, pour laquelle le travail serait le mode de comportement le plus caractéristique de l’espèce humaine. Certes, c’est bien par contraste avec le caractère « générique » de l’activité humaine que le jeune Marx cherche à faire ressortir ce que l’expérience du travail sous le capitalisme peut avoir d’unilatéral et d’insatisfaisant. Mais dès lors qu’on le rapporte aux figures de la condition prolétarienne qui peuplent les Manuscrits de 1844, le concept d’activité générique se révèle remplir une fonction essentiellement politique. D’une part, parce qu’il permet de projeter les luttes qu’occasionnent la multiplication du travail dans l’horizon « socialiste » d’une forme de vie collective permettant la diversification des manières d’être au monde et le libre développement de l’individualité. D’autre part, parce qu’il résonne comme le mot d’ordre « communiste » d’une convergence au présent de ces luttes hétérogènes. À l’heure où dans l’industrie comme dans les services, à l’université comme sur Internet, la condition prolétarienne se définit de plus en plus par la capture des capacités à parler, à penser et à communiquer historiquement développées par l’espèce humaine, ce mot d’ordre regagne peut-être quelque actualité.
[1] Voir Marcel van der Linden, Workers of the World. Essays toward a Global Labor History, Leyden et Londres, Brill, 2008, p. 18-20 ainsi que Marcel van der Linden, Karl-Heinz Roth et Max Henninger (dir.), Beyond Marx. Theorizing the Global Labour Relations of the Twenty-First Century, Chicago, Haymarket, 2014, p. 1-4 et 446.
[2] Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. F. Fischbach, Paris, Vrin, 2005, p. 181.
[3] « Le renoncement à soi, le renoncement à la vie, à tous les besoins humains, est son principal précepte. » Ibid., p. 180.
[4] Ibid., p. 83
[5] Ibid., p. 119.
[6] Ibid., p. 182.
[7] Ibid., p. 121-124.
[8] Il n’est pas anodin que, lorsqu’il s’engage à dresser les critères d’appartenance à « la classe des travailleurs subalternes », van der Linden retrouve ces trois dimensions de l’aliénation à l’égard du produit du travail, de l’activité et des personnes directement ou indirectement impliquées dans le procès de production. Voir Marcel van der Linden, Workers of the World, op. cit., p. 34-35.
[9] Pour la référence au chômage, voir Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op. cit., p. 132.
[10] Sur l’aliénation de l’être générique dans le patriarcat, voir Ibid., p. 144-145.
[11] Voir Ibid., p. 184. Nous revenons sur ce passage à la fin de cet article.
[12] Voir Karl Marx, « Critiques en marge de l’article ‘‘Le roi de Prusse et la réforme sociale’’ », in Jacques Grandjonc, Marx et les communistes allemand à Paris. Vorwärts, 1844, Paris, Maspero, 1974, p. 156-158.
[13] Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op. cit., p. 108.
[14] Ibid., p. 120.
[15] Ibid., p. 127.
[16] Voir Marx Engels Gesamtausgabe (MEGA²) I/2, Berlin, Dietz Verlag, 1982, p. 502-516, ainsi que Jacques Grandjonc, Marx et les communistes allemands à Paris, op. cit., p. 65-66.
[17] Georg Weber, « Esclaves nègres et esclaves libres » in Ibid., p. 165.
[18] Ibid., p. 171.
[19] Ibid., p. 166-168.
[20] Ibid., p. 170
[21] Karl Marx, « Notes de lecture » in Œuvres, « Économie », II, trad. M. Rubel et alii, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, p. 27.
[22] Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op. cit., p. 133.
[23] Voir Karl Marx, Le Capital, Livre I, trad. J.-P. Lefebvre et alii, Paris, PUF, 1993, p. 604-605.
[24] Voir Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, trad. K. Axelos et J. Bois, Paris, Les Éditions de Minuit, 1960 ; Edward P. Thompson, Temps, discipline de travail et capitalisme industriel, trad. I. Taudière et A. Maillard, Paris, La Fabrique, 2004 ; Michel Foucault, La société punitive. Cours au collège de France : 1972-1973, Paris, EHESS, Gallimard, éditions du Seuil, 2013.
[25] « La propriété privée nous a rendu si sots et bornés qu’un objet ne devient le nôtre, qu’à partir du moment où nous l’avons, […] à partir du moment où il est utilisé. » Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op. cit., p. 149.
[26] Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op. cit., p. 152.
[27] Ibid., p. 184.
[28] « Le communisme est la position en tant que négation de la négation, et c’est pourquoi il est […] le moment nécessaire de l’émancipation humaine ». Ibid., p. 156.
[29] Ibid., p. 150-151.
[30] Ibid., p. 149 et 156.
[31] Nous empruntons cette expression à Sandro Mezzadra et Brett Neilson, Border as Method, or, the Multiplication of Labor, Durham et Londres, Duke University Press, 2013.