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Mandeville et son dégradé d’hypocrisies (1/2)

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De l’Imposture aux bonnes manières

 

Laetitia Ramelet, doctorante en philosophie politique à l’Université de Lausanne.

Le présent article propose d’étudier une conception particulièrement originale et déconcertante de l’hypocrisie, celle de Bernard Mandeville (1670-1733). Dans la Fable des abeilles (1714), Mandeville y aborde ses diverses formes, allant de l’imposture aux bonnes manières. Son analyse des causes de l’hypocrisie détermine les limites psychologiques de l’être humain, que seuls l’égoïsme et la fierté pourraient inciter à un comportement moral. En parallèle, son examen des effets sociétaux de l’hypocrisie met en lumière les problèmes moraux que pose l’incohérence, particulièrement dans les discours publics de l’Angleterre de son siècle, qui n’aurait cesse de glorifier sa prospérité tout en condamnant les vices qui y seraient intimement liés. En dévoilant les rouages de l’hypocrisie, Mandeville nous suggère que la critique des vices est utile même lorsqu’elle est hypocrite; à condition toutefois qu’elle les considère dans leur entier, y compris leurs bienfaits.

1. Introduction

masks-2415706_1280L’hypocrisie dérange. Dans ses manifestations les plus paradigmatiques, il semble aisé d’identifier ce qui en fait un vice. Lorsqu’une personne se crée une façade vertueuse pour s’attirer les faveurs des autres, elle les manipule, leur ment et abuse de leur confiance. En outre, elle invoque des normes morales à des fins purement opportunistes. Néanmoins, il existe de nombreux cas dans lesquels les contours de l’hypocrisie paraissent bien plus flous. Dans une certaine mesure, elle est souvent inévitable pour s’intégrer dans un groupe, ou éviter des conflits quand la sincérité s’avère contre-productive. Par ailleurs, céder par moments aux tentations du désir de plaire semble plus humain que fourbe. Comment saisir alors les subtilités du concept, et les différents jugements moraux qu’elles appellent [1]?

Le présent article propose d’étudier une conception particulièrement originale et déconcertante de l’hypocrisie, celle de Bernard Mandeville (1670-1733). Dans la Fable des abeilles (1714), il dépeint une société où l’hypocrisie est omniprésente[2]. Mandeville y aborde à la fois ses différentes formes, conscientes ou inconscientes, et ses causes, allant de la malhonnêteté aux bonnes manières, en passant par l’orgueil. Par ailleurs, ses réflexions sur l’hypocrisie s’intègrent dans un propos sociétal plus large, ayant pour but de révéler de profondes incohérences dans l’Angleterre de son siècle. Celle-ci glorifierait sans cesse sa prospérité tout en condamnant les vices qui y seraient intimement liés. En parlant d’hypocrisie dans ce contexte, Mandeville examine les problèmes moraux que pose l’incohérence, particulièrement dans les discours publics, mais aussi les limites de la psychologie de l’être humain, et les meilleures stratégies pour le guider vers la paix[3].

Notre analyse commence par une orientation à l’aide de deux définitions philosophiques de l’hypocrisie (2.), avant de présenter brièvement le narratif de la Fable (3.). Nous discuterons ensuite les diverses formes d’hypocrisie de la ruche, des plus malhonnêtes aux plus inoffensives (3.1-3.6). Ce faisant, nous nous attarderons avec Mandeville sur deux phénomènes particulièrement révélateurs de la nature de l’hypocrisie : la critique d’un défaut chez autrui que l’on possède soi-même, et les bonnes manières qu’apprennent les abeilles. Cette vue d’ensemble nous permettra d’interroger la position ambiguë de Mandeville sur l’hypocrisie – un substitut à la vertu vicieux mais souhaitable, pour autant que l’on sache la voir comme telle dans nos moments lucides (4.). Nous conclurons par une mise en dialogue du message de Mandeville avec les réflexions de Judith Shklar et Jon Elster (5.)[4].

2. Quelques éléments de définition

Avant d’examiner ce qu’a écrit Mandeville sur l’hypocrisie, il convient d’orienter notre lecture avec quelques éléments de définition de l’hypocrisie dans des dictionnaires philosophiques.

Le Dictionnaire de Philosophie de Christian Godin en donne la définition suivante:

Vice consistant à affecter une vertu que l’on n’a pas. L’hypocrisie peut être spontanée ou calculée. Elle va toujours dans le même sens : le tyran feint la libéralité, le libéral ne feint jamais la tyrannie, d’où la formule de La Rochefoucauld (1613 – 1683) : un hommage que le vice rend à la vertu[5].

À comparer avec cet extrait de l’entrée rédigée par Angèle Kremer-Marietti dans Les notions philosophiques :

En grec hupókrisis, signifie à la fois réponse (particulièrement celle d’un oracle) et action de jouer un rôle, une pièce de théâtre […] De l’attitude esthétique commandée par une conception de la communication, le pas est vite sauté à l’attitude éthique moralement condamnable du « faire semblant »: la feinte, la simulation ne sont, dès lors, plus considérées comme des reflets de la vérité, mais comme son masque, son déguisement. Ce qui est alors en cause, c’est l’authenticité[6].

Ces définitions s’accordent sur le mécanisme de falsifier son apparence, faire semblant. En outre, l’hypocrisie sert à améliorer son apparence auprès des autres, en déguisant une attitude, une croyance ou un trait de caractère. Partant de l’origine théâtrale du terme, l’hypocrisie a ensuite pris le sens d’une divergence entre les convictions religieuses professées par un individu en public et celles qui l’animent intérieurement[7]. Peu à peu, le terme a été transposé de la sphère du religieux à d’autres sphères, notamment, celles des sentiments, de la politique ou de la moralité. Comme le soulignent Szabados et Soifer, l’hypocrisie indique un écart[8]. De par la nature sociale de l’hypocrisie, il s’agit d’un écart contradictoire entre nos sphères privée et publique[9]. Cet écart se réalise par une dissociation de notre apparence et notre vie intérieure. On retrouve ici le sens originel de jouer un rôle.

3. L’hypocrisie dans la Fable

En gardant ces éléments à l’esprit, nous nous tournons désormais vers Mandeville. La Fable compare la société anglaise à une ruche à la fois prospère, puissante et pleine de vices. Certaines formes d’hypocrisie y sont encouragées, d’autres désapprouvées. La plupart des abeilles s’adonne à des pratiques douteuses, tout en se plaignant de l’immoralité des mœurs régnantes.

Un jour, Jupiter, énervé par leurs plaintes, rend la ruche subitement honnête. Les abeilles découvrent avec honte le caractère vicieux de leurs habitudes. L’hypocrisie a « jeté le masque[10] ». Suite à cette transformation morale, les abeilles vivent honnêtement et simplement. Par contre, la disparition du vice entraîne un gros recul économique. Beaucoup d’abeilles ont quitté la ruche, celle-ci étant délestée des vices qui leur permettaient de gagner leur vie[11]. Le luxe disparaît, le commerce et la navigation diminuent. L’armée rapetisse, si bien que le jour où la ruche est attaquée, les abeilles doivent fuir dans le « creux d’un arbre[12] ». Nombreuses d’entre elles y périssent. Dans cet arbre, les survivantes vivent satisfaites et honnêtes, mais loin de tout excès et toute prospérité. Mandeville conclut que si l’on veut opulence et grandeur, on doit accepter le vice qui les entretient[13]. D’où le célèbre paradoxe de la Fable : « C’est ainsi que, chaque partie étant pleine de vice, Le tout était cependant un paradis [14]» (Private Vices, Publick Benefits).

Avant l’intervention de Jupiter, la ruche abritait plusieurs formes d’hypocrisie. Certaines étaient manifestement vicieuses, d’autres plus anodines. L’analyse qui suit commencera par l’hypocrisie consciente, qui est mise en œuvre à des fins stratégiques. Nous aborderons ensuite les formes d’hypocrisie liées à une incohérence inconsciente. D’après Mandeville, elles sont causées par notre orgueil et l’auto-illusion que celui-ci peut déclencher. Enfin, l’analyse termine par la facette la plus typiquement mandevillienne de l’hypocrisie telle qu’il la comprend, celle qui est encouragée par le modèle d’éducation en vigueur dans la ruche. Avec le temps, elle devient complètement inconsciente, ce qui en fait le moyen le plus efficace d’harmoniser les interactions des abeilles en vue d’une société pacifique et prospère.

3.1 L’hypocrisie stratégique

Dans la ruche, il est fréquent de nier ou déguiser des activités répréhensibles afin d’accroître son gain. Toutefois, bien que tout le monde recoure à la tromperie (Cheat, Deceit), seules les canailles (Knaves) sont réputées le faire. En réalité, seule leur désignation les différencierait des gens « graves et industrieux[15] » :

Et tous ceux qui, ennemis

Du simple travail, se débrouillent

Pour détourner à leur profit le labeur

De leur prochain, brave homme sans défiance.

On appelait ceux-là des coquins, mais au nom près

Les gens graves et industrieux étaient tous pareils ;

Dans tous les métiers et toutes les conditions il y avait de la fourberie,

Nul état n’était dénué d’imposture[16].

Parmi les professions faussement industrieuses, Mandeville dénonce les pratiques soigneusement élaborées des avocats qui créent des dissensions et de longues procédures administratives afin d’en faire leur gain[17]. De même, les employés du roi s’échinent pour « piller le trône » en engrangeant des profits personnels, d’abord appelés « bénéfices casuels », puis « émoluments » pour dissimuler la tromperie dont on les soupçonne[18]. En revanche, d’autres canailles bénéficient de pratiques certes vicieuses, mais pas forcément trompeuses : par exemple, les proxénètes ou les voleurs à la tire. Si tout le monde faute, les canailles qui cachent leur tromperie pour avoir l’air industrieux font preuve d’un vice supplémentaire : l’hypocrisie. Par contraste, qui ne prétend pas à la moralité ne sera pas hypocrite[19]. Ceci évoque une idée que nous retrouverons plusieurs fois chez Mandeville : ce que l’on qualifie d’hypocrisie dépend de la sévérité des critères moraux en jeu.

Suivant Crisp et Cowton, la forme d’hypocrisie relevée par Mandeville dans ce passage est une hypocrisie de faux-semblants (« hypocrisy of pretence[20] »). Une personne se crée une apparence meilleure que la réalité, en vue de son intérêt personnel. Une réputation honorable est nécessaire à l’exercice des professions mentionnées par Mandeville, d’où l’importance de créer une façade pour jouir des avantages de ces professions « industrieuses ». L’immoralité de cette hypocrisie s’explique par deux raisons en particulier : par les privilèges non mérités qu’elle produit, mais aussi par son caractère manipulateur. En effet, s’attirer les faveurs des autres en leur présentant une image faussée revient à obtenir d’eux quelque chose qu’ils ne voudraient pas nous offrir en connaissance de cause.

Mandeville semble d’ailleurs sensible à ces deux problèmes dans son Essai sur la charité et les écoles de charité (1723). Il y prend position contre les défenseurs de ces écoles dispensant gratuitement des cours aux enfants pauvres (principalement des cours de religion). Selon lui, ces institutions serviraient en réalité à acheter les faveurs divines, acquérir une réputation vertueuse, ou encore à renforcer l’autorité du clergé – des motifs incompatibles avec une réelle charité. La bonne réputation qu’acquièrent ces écoles en se servant des enfants serait une pure imposture.

3.2 L’hypocrisie comme instrument de l’orgueil

En plus des bienfaits qu’elle attire, une bonne réputation possède une valeur intrinsèque pour celles et ceux qui se soucient du regard des autres. Selon Mandeville, c’est le cas de quasiment tous les êtres humains, qu’il dépeint comme des créatures gonflées d’orgueil. Or, l’objet de l’orgueil est l’opinion des autres, à en croire le personnage de Cléomène dans la deuxième partie de la Fable. Une opinion favorable de leur part constituerait notre plus grand désir[21]. Il est ici évident que l’orgueil peut pousser à l’hypocrisie, si celle-ci nous assure la bonne réputation que nous désirons plus que tout.

Cette tendance est particulièrement visible dans les cas où l’on critique chez quelqu’un un défaut que l’on possède soi-même. Phénomène très courant dans la ruche, il peut être conscient comme inconscient. Ceci suggère deux mécanismes différents, comme nous le verrons dans ce qui suit. Suivant Crisp et Cowton, nous parlerons d’hypocrisie de blâme lorsque le sujet est conscient de son hypocrisie, et d’hypocrisie d’inconsistance lorsqu’il en est inconscient[22].

L’hypocrisie de blâme s’observe particulièrement bien chez les abeilles les plus malhonnêtes, qui ne se gênent pas de déplorer le manque de moralité de la ruche :

Et chacun criait :  » A bas les fripons ! »

Et, bien que connaissant sa propre friponnerie,

En autrui cruellement l’excluait.

Un d’eux, qui avait fait une fortune princière,

En friponnant son maître, son roi, et les pauvres,

Avait l’audace de s’écrier : « Ce pays va périr infailliblement

De toutes ses improbités. »   Et qui croyez-vous

Que chapitrait ce gredin sermonneur ?

Un gantier qui vendait de l’agneau pour du chevreau.

Il ne se commettait pas la moindre erreur,

La moindre entorse au bien public,

Que tous ces pendards ne s’écrient effrontément :

« Grands dieux ! Si seulement nous avions de l’honnêteté [23]! »

L’attrait de l’hypocrisie de blâme peut s’expliquer le principe de charité, dans une optique rationnelle ou morale. Mandeville semble souscrire à sa version morale, qui consiste à supposer par défaut de bonnes intentions chez les autres: « Pour être charitable il faut donc en premier lieu adopter l’interprétation la plus favorable possible de ce que les autres font ou disent[24] ». Par exemple, « si quelqu’un dort au sermon, pourvu qu’il ne ronfle pas, il nous faut penser qu’il ferme les yeux afin d’être plus attentif[25] ». Alternativement, l’on pourrait invoquer la version rationnelle du principe de charité, qui dans les termes d’Isabelle Delpla préconise qu’ « entre plusieurs possibilités, il faut choisir l’interprétation la plus favorable à l’interlocuteur, celle qui préserve la vérité et le sens de ses propos, qui permet de lui donner raison[26] ». En vertu de ce principe, nous aurions des raisons de supposer qu’une personne qui pense sincèrement ses assertions morales s’efforce à agir en accord avec elles en raison même du contenu de ses assertions.

Un exemple contemporain pourra illustrer ces deux perspectives : pensons à une personne qui critique agressivement l’évasion fiscale en public et qui elle-même cache des biens imposables. En faisant la morale aux autres, elle cherche à se montrer honnête en matière d’impôts. Ceci crée une image flatteuse, dont l’un des bénéfices est d’ailleurs de pouvoir attaquer autrui sur ce point. Le leurre est possible car nous pourrions déduire de ses propos qu’elle ne commet pas l’erreur qu’elle critique. Par charité morale, nous éviterions de la soupçonner d’emblée d’hypocrisie et de mensonge; par charité rationnelle, de lui imputer le contresens de défendre publiquement une position à laquelle elle n’est même pas prête à se conformer elle-même, ou en tout cas de prendre le risque que cette contradiction soit exposée.

3.3 L’hypocrisie comme reflet de l’orgueil

Néanmoins, chez Mandeville, l’hypocrisie ne se réduit pas à profiter de la charité interprétative d’autrui. Dans de nombreux cas, l’écart entre ce que dit et fait une personne ne lui est pas apparent. Selon Mandeville, il s’agit alors d’une inconsistance inconsciente qui se rapprocherait de l’ignorance, voire de la stupidité. Lui considère la divergence entre ce que dit et fait une personne comme un  « dilemme » incompréhensible, typiquement chez ceux qui s’adonnent aux plaisirs « mondains » tout en niant qu’ils mènent au bonheur :

Serons-nous assez mauvaises langues pour juger les hommes d’après leurs actes et dire que tout le monde ment, et, quoi qu’ils disent, ils pensent autrement? Ou bien est-ce que nous essayerons plutôt de nous croire nous-mêmes et eux aussi en disant avec Montaigne qu’ils imaginent, avec une totale conviction, qu’ils croient ce que pourtant ils ne croient pas? Voici ce qu’il dit : « Les uns font accroire au monde qu’ils croient ce qu’ils ne croient pas; les autres en plus grand nombre se le font accroire à eux-mêmes ne sachant pas pénétrer ce que c’est que croire ». Mais c’est là faire de l’humanité entière une collection soit d’imbéciles soit d’imposteurs, et pour échapper à cette conclusion, nous n’avons d’autre solution que de dire ce que M. Bayle a essayé de prouver tout au long dans ses Pensées sur la Comète, que l’homme est une créature si inexplicable qu’il agit le plus souvent contre son principe ; et ceci est si loin d’être injurieux pour la nature humaine, que c’est au contraire un compliment, car c’est cela ou pire[27].

En réalité, cette perplexité semble être feinte à son tour, car Mandeville écrit abondamment sur l’auto-illusion et l’hypocrisie inconsciente. Selon Mandeville, l’hypocrisie d’inconsistance concerne particulièrement les gens orgueilleux. Plus une personne est orgueilleuse, moins elle supportera les manifestations de l’orgueil des autres, et plus elle souhaitera les critiquer. À l’inverse, une personne humble sera plus tolérante. Présent en chacun d’entre nous, l’orgueil nous incline à nous surestimer[28]. Ceci suggère une grande disposition à l’auto-illusion chez chacun d’entre nous.

3.4 Des incohérences à portée collective

Chez Mandeville, relever ces inconsistances internes ne sert pas uniquement à discerner le fonctionnement de la psychologie humaine. Son diagnostic a également pour but d’attirer notre attention sur les inconsistances collectives souvent présentes dans les discours critiquant le vice et le crime. En effet, l’hypocrisie de blâme et l’hypocrisie d’inconsistance reflètent une habitude chère aux abeilles : la dissociation de l’avers et du revers de la médaille. Avant l’accès de colère de Jupiter, la plupart d’entre elles avaient tendance à « invectiver sans cesse contre ce qu'[elles] aimaient tant [29]». C’est l’un des messages les plus marquants de la Fable que de montrer l’intérêt de s’interroger sur qui profite du vice et du crime, mais aussi sur qui bénéficie de leur critique. Toutes aiment à dénoncer le vice, comme s’il était séparable de la prospérité qu’il génère, et dont toutes profitent. Mandeville en donne de nombreux exemples, à commencer par l’orgueil. S’il encourage le commerce et le luxe caractéristiques d’une société prospère, il est aussi la passion la plus réprouvée publiquement[30]. De même, beaucoup d’abeilles s’offusquent de l’excès de luxe de la ruche et refusent de voir tous les emplois qu’il crée [31]. Notons ici que Mandeville écrit à une période où l’accroissement du confort matériel et du luxe suscite la crainte que ces nouvelles mœurs ne corrompent les vertus de la nation, ou ne nuisent à son économie[32].

Par ailleurs, Mandeville relève aussi l’inconsistance de certaines critiques de la criminalité dans la ruche. Par exemple, beaucoup d’abeilles s’opposent à la prostitution, alors que celle-ci permet de « sauvegarder la chasteté [33]» à laquelle elles tiennent tant. Ou encore, même les voleurs font partie des « plus grandes canailles de toute la multitude » et contribuent au « bien commun[34] ». Sans eux, les serruriers seraient au chômage et n’auraient pas inventé les si jolis ornements des serrures de luxe.

Ainsi, ces passages suggèrent que l’être humain se refuse à voir les désavantages de ce qu’il aime et les bienfaits de ce qu’il abhorre, tout comme il voit mal ses propres défauts. Cette tendance nourrit les discours publics qui deviennent non seulement incohérents, mais surtout inutilisables puisqu’ils ignorent la complexité des problèmes qu’ils cherchent à résoudre.

En plus de relever la diversité et la profondeur des incohérences de la ruche, Mandeville leur fournit une explication. Elles prennent leurs racines dans les conventions sociales et le modèle éducatif de la ruche, qui sont construits sur des mécanismes de trucage et de simulation. L’éducation des abeilles est présentée comme une source majeure d’hypocrisie et d’auto-illusion. À nouveau, Mandeville en dresse un portrait provocateur, mais sans en oublier les bienfaits.


[1] Parmi les contributions contemporaines sur l’hypocrisie, lire en particulier : Judith Shklar, Ordinary Vices, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1984; Béla Szabados et Eldon Soifer, Hypocrisy: Ethical Investigations, New York, Broadview Press, 2004; Béla Szabados, « Hypocrisy », in Canadian Journal of Philosophy, 1979, no 9/2, p. 195-210; Christine McKinnon, « Hypocrisy, with a Note on Integrity », American Philosophical Quarterly, no 28/4, p. 321-330; Christine McKinnon, « Hypocrisy, Cheating, and Character Possession », in The Journal of Value Inquiry, 2005, no 39/3, p. 399-414; Roger Crisp et Christopher Cowton, « Hypocrisy and Moral Seriousness », in American Philosophical Quarterly, 1994, no 31/4, p. 343-349.

[2] La première version de la Fable fut publiée anonymement en 1714 à Londres. Par la suite, Mandeville n’en changea plus le texte, mais il y ajouta divers appendices censés l’expliquer et le défendre. Dans le présent article, nous citerons sa traduction française par Paulette et Lucien Carrive, La Fable des abeilles, Première partie suivie de Essai sur la charité et les écoles de charité et de Défense du livre, Paris, Vrin, 2010. En 1729, Mandeville publia une deuxième partie de la Fable, traduite par Lucien Carrive avec une introduction de Paulette Carrive, La Fable des abeilles, Deuxième partie, Paris, Vrin, 1991. Nous adopterons le modèle de citations suivant : d’abord, I pour la première partie de la Fable, ou II pour la deuxième, puis le numéro de la page d’après l’édition anglaise de Frederick Benjamin Kaye, The Fable of the Bees or Private Vices, Publick Benefits, 2 vol., Indianapolis, Liberty Fund, 1988 (première publication : 1924). La pagination de cette édition est la référence généralement utilisée dans la littérature secondaire.

[3] L’ouvrage de David Runciman (Political Hypocrisy. The Mask of Power, from Hobbes to Orwell and Beyond, Princeton, Princeton University Press, 2008) consacre un excellent chapitre à l’hypocrisie des politiciens chez Mandeville. À l’inverse, cette analyse se construit à partir des pensées de Mandeville sur l’hypocrisie à niveau individuel, avant d’en évaluer les effets sociétaux.

[4] Le présent article se concentre sur la première partie de la Fable, dans son édition augmentée de 1723. On citera parfois la deuxième partie de la Fable, lorsque cela permettra de compléter une idée de la première partie, ou d’avancer une réflexion sur la nature de l’hypocrisie. Cependant, les deux parties sont à considérer comme deux œuvres certes proches, mais indépendantes l’une de l’autre. Pour une interprétation considérant les deux parties de la Fable comme deux ouvrages à séparer, lire Mikko Tolonen, Mandeville and Hume. Anatomists of Civil Society, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 39-102. Pour une interprétation jugeant la deuxième partie comme le prolongement de la première, lire l’introduction de Frederick Benjamin Kaye, The Fable of the Bees or Private Vices, Publick Benefits, 2 vols., op. cit.

[5] Christian Godin, Dictionnaire de Philosophie, Ligugé, Poitiers, Fayard, 2004.

[6] Les notions philosophiques : Dictionnaire, vol. 2, dirigé par Sylvain Auroux, Paris, Presses universitaires de France, 1990.

[7] Sur l’étymologie du terme, voir Roger Crisp et Christopher Cowton, « Hypocrisy and Moral Seriousness », op. cit., p. 343 et David Runciman, Political Hypocrisy, op. cit., p.8.

[8] Béla Szabados et Eldon Soifer, « Hypocrisy, Change of Mind, and Weakness of Will : How to Do Moral Philosophy with Examples », in Metaphilosophy, 1999, no 30/1, p. 60.

[9] Judith Shklar, Ordinary Vices, op cit., p. 2.

[10] I,14.

[11] I,18.

[12] I,22.

[13] I,21-24.

[14] I,9.

[15] I,4.

[16] Idem.

 

[18] I,7.

[19] Judith Shklar, Ordinary Vices, op. cit., p. 47-50.

[20] Roger Crisp et Christopher Cowton, « Hypocrisy and Moral Seriousness », op. cit., p. 343.

[21] II,47. Voir aussi I,154-155.

[22] Roger Crisp et Christopher Cowton, « Hypocrisy and Moral Seriousness », op. cit., p. 344-345.

[23] I,12.

[24] Essai sur la charité et les écoles de charité, p. 286.

[25] Idem.

[26] Isabelle Delpla, Quine, Davidson : le principe de charité, Paris, PUF, 2001, p. 7.

[27] I,179-180.

[28] I,125.

[29] I,13.

[30] I,75. Selon Mandeville, cela serait « signe » que chacun serait orgueilleux.

[31] I,107-123.

[32] Voir Thomas Horne, The Social Thought of Bernard Mandeville, Londres, MacMillan Press, 1978.

[33] L’idée est que la prostitution permet de canaliser des pulsions inévitables au lieu de les laisser envahir l’ensemble de la société (I,95-96).

[34] I,75.

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