Lost. Le temps, la série II
Par Stéphane Lleres, docteur en philosophie, chargé de cours à l’Université de Picardie Jules Verne
Temps et série
Ce à quoi nous assistons dans Lost, c’est donc une libération du temps, libération qui ne concerne pas seulement les événements du récit, mais sa forme elle-même et le mode de narration adopté par la série. Cependant, cela n’est pas vraiment nouveau. La libération du temps a déjà été opérée dans le cinéma. C’est même, d’après Deleuze, le propre du cinéma moderne que de produire une image-temps directe, c’est-à-dire une image qui montre directement le temps, alors que le cinéma classique ne donnait qu’une image indirecte du temps, celui-ci étant encore subordonné au montage d’un Tout unique.[1]
Dès lors, quel intérêt peut présenter cette libération du temps dans une série, comme Lost ? Cette question recouvre en fait celle, plus générale, de l’intérêt philosophique des séries télévisées. S’il est vrai que celles-ci sont devenues, récemment, un objet de réflexion pour les philosophes, ce n’est pas de manière homogène. Il y a un premier type d’études, qui semble se contenter d’utiliser les séries télévisées comme simples illustrations d’un discours philosophique constitué ailleurs, et pour tout dire, assez classique. Ainsi, le récent ouvrage de Thibaut de Saint-Maurice, Philosophie en série,[2] se fait fort d’expliciter les notions de philosophies étudiées en classe de terminale à l’aide des séries américaines. Tout se passe comme s’il s’agissait de montrer la puissance du discours philosophique, en absorbant un objet qui était jugé, il y a encore peu de temps, comme extra-philosophique, ou comme indigne de la philosophie. Mais, outre l’intérêt pédagogique évident d’une telle démarche, il est à craindre qu’on puisse lui adresser le même reproche que celui que Merleau-Ponty adressait aux théories de la connaissance qui le précédaient : elles sont des reconstruction intellectuelles de la perception, alors qu’il faudrait penser selon la perception. De la même manière, une telle démarche n’aborde les séries télévisées qu’à partir d’un discours philosophique déjà constitué, auquel elles se trouvent assimilées, mais ne produit pas un discours philosophique au contact des séries télévisées.
Aussi pourra-t-on trouver plus intéressant un second type d’approche cherche à produire un discours philosophique au contact d’une série particulière. On construit alors une philosophie de Six feet under, ou une philosophie des Experts.[3] Dans cette optique, peut-on dégager un discours philosophique de Lost ? Force est de constater que ce discours est alors décevant : car il y a un dieu, dans Lost –il s’agit évidemment de Jacob. Mais c’est un dieu leibnizien, qui assure la convergence des séries, ou leur compossibilité dans une seule et même histoire, conçue ou écrite l’avance. C’est ce que Jack découvre dans le phare : la présence de chaque personnage sur l’île était prévue à l’avance, bien avant qu’il n’arrive sur l’île, et chacun d’entre eux a donc un rôle particulier à jouer, qui est aussi prévu à l’avance. Or, Jacob se fait tuer. Cela ne signifie pas qu’il n’est pas un dieu, mais seulement que, comme l’annonçait Nietzsche, les dieux aussi peuvent mourir –et ils ne meurent, d’ailleurs, que tués par les hommes (Ben, dans ce cas précis). Mais si c’est ce dieu qui assure la convergence des perspectives dans une même histoire, la mort de dieu signifie que les perspectives ne convergent plus : il n’y a plus que des perspectives divergentes, hétérogènes, coexistantes, c’est ce qui arrive précisément lorsque le temps est libéré. La série toute entière semble alors amener à ce constat : sans dieu, c’est nous tous –et pas seulement les personnages de la série –qui sommes perdus, dans les séries hétérogènes du temps libéré, qui forme le plus terrible des labyrinthes.[4] Ceci éclaire le final, qui apparaît alors tellement en recul –et donc tellement décevant –sur le reste de la série, comme pressé de refermer les portes ouvertes auparavant : Jacob mort, il faut que quelqu’un prenne sa place. C’est la seule manière d’assurer à nouveau la convergence des séries dans une histoire unique, et de restaurer par là l’ordre organique ou représentatif. C’est pourquoi tous les personnages, qui ont contribué d’une manière ou d’une autre à ce remplacement, se retrouvent dans une église à la fin, guidés par le père de Jack, Christian Shepard (« berger chrétien »), avant de se diriger vers un au-delà.
Quelque soit l’intérêt ou la pertinence de ce second type d’approche, il nous semble encore manquer quelque chose : le récit qu’il prend pour objet se présente comme une série, et non comme un film, et encore moins comme un roman. Si la philosophie doit prendre pour objet la série télévisée, il nous semble qu’elle ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la forme sérielle : il ne peut pas être indifférent, pour un récit, de se déployer en série, plutôt que sous la forme d’une œuvre unique comme c’est le cas d’un film de cinéma. Or, de ce point de vue, l’étude de Lost se révèle bien féconde.
Toute série est multisérielle. C’est ce que note Deleuze :
« […] la forme sérielle se réalise nécessairement dans la simultanéité de deux séries au moins. »[5]
Cela est vrai d’une série comme Lost : des saisons 1 à 3, il y a simultanéité des séries de flashbacks et des événements présents ; dans la saison 4, simultanéité des séries de flashforwards et des événements présents ; dans la saison 5, simultanéité des séries des événements de 1974 et des événements de 2007 ; et dans la saison 6 : simultanéité de deux séries de présents alternatifs. Or, ce qui sépare chaque fois les deux séries, c’est le temps. Le temps est différence se différenciant, c’est lui qui se différencie chaque fois en deux séries hétérogènes. C’est pourquoi la forme sérielle réalise chaque fois une synthèse de l’hétérogène.[6] C’est dire que ce qui fait série, c’est le temps lui-même. La forme sérielle est fondamentalement temporelle. Cela, en effet, ne concerne pas que Lost, mais bien toute série :
« Toute série unique, dont les termes homogènes se distingue seulement par le type ou le degré, subsume nécessairement deux séries hétérogènes, chaque série constituée par des termes de même type ou degré, mais qui diffèrent en nature de ceux de l’autre série […] »[7]
C’est que précisément, c’est le rapport différentiel qui met en série, et ce rapport suppose au moins deux termes : chacun de ces termes n’étant rien d’autre que sa différence avec l’autre, il le reprend et le rejoue de toute la distance de sa propre différence, comme il se trouve repris et rejoué en lui. Mais chaque terme reprend l’autre qui le reprend, etc. Chaque terme constitue donc une série ou perspective, donc chaque élément renvoie aux éléments de l’autre série. La série est donc toujours multisérielle. Ainsi en mathématique :
« Il en est déjà ainsi en mathématique, où une série construite au voisinage d’un point n’a d’intérêt qu’en fonction d’une autre série, construite autour d’un autre point, et qui converge ou diverge avec la première. »[8]
Que toute série est multisérielle, cela est déjà visible dans les séries de type représentatif. Ainsi, si la série industrielle se définit par une structure invariable se répétant d’un épisode à un autre, cette structure est constituée de moments dont la répétition d’un épisode à l’autre constitue autant de séries. Ainsi, dans New York district, la série des policière des enquêtes, coexiste avec la série juridique des procès ; dans Les experts, chaque épisode étant construit autour de deux enquêtes distinctes, chacune constitue une série distincte. Mais cela apparaît aussi, autrement, dans les séries organiques. Celles-ci font coexister une histoire ou une intrigue principale (une première série, donc) et une ou plusieurs intrigues ou histoires secondaires (séries ou histoires secondaires). Même ces séries, donc, en tant qu’elles sont des séries ont un rapport au temps. Mais si cela n’est pas immédiatement évident, c’est qu’en elle, le temps est contenu ou jugulé : dans la série organique, les séries sont subordonnées les unes aux autres, et subordonnées à l’unité d’une histoire ; et dans les séries industrielles, les séries sont subordonnées à la répétition d’une même forme. Pourtant, il arrive que les séries représentatives atteignent les marges de la représentation. Ainsi, certaines séries industrielles lorsqu’elles prennent pour thème le temps : Sliders[9] voit les personnages explorer, à chaque fois, un présent possible différent, le personnage principal de Code quantum[10] est projeté, dans chaque épisode dans une vie possible différente. Et il suffit qu’une série organique dure pour qu’elle se mette à explorer –par nécessité de renouvellement –des présents possibles contradictoires, qui se mettent ainsi à coexister, dissolvant son organicité : ainsi, tel personnage mort réapparaît, un autre se retrouve avec un père qu’il ignorait, etc.
Puisque c’est le temps lui-même qui met en série –et qui ne met en série qu’en multipliant les séries –alors libérer le temps, c’est mettre à jour le fond sur lequel toute série est construite en tant que série. De ce point de vue, Lost apparaît comme une série qui réfléchit sur les séries, une méta-série. On notera au passage que si Lost recule, dans ses derniers épisodes, par rapport à ce qu’elle met à jour, J.-J. Abrams explore davantage cette voie dans une autre série, plus récente, Fringe.[11] Dans Fringe, en effet, les séries temporelles divergentes sont une donnée, et le danger n’est plus leur divergence, mais justement, leur unification forcée. Et si une libération du temps a déjà été opérée par le cinéma, il faut considérer que la forme sérielle est plus adéquate à cette libération, justement par ce que la mise en série est une opération temporelle. Dès lors, si la libération du temps marque la modernité dans le cinéma, celle-ci semble se déployer de manière plus adéquate dans la série, pour autant que celle-ci quitte le régime représentatif, comme c’est le cas dans Lost. Et on se rappellera alors que lorsque la peinture entre dans la modernité, avec l’impressionnisme, elle passe sous un nouveau régime, celui de la série.[12]
[1] Cf. G. Deleuze, Cinéma 1 et Cinéma 2, Paris, Minuit, 1983 et 1985.
[2] T. de Saint Maurice, Philosophie en série, Paris, Ellipses, 2009.
[3] Cf. Gérard Wajcman, Les experts. La police des morts, Paris, P.U.F., 2012. Voir aussi, aux mêmes éditions, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, 24 heures chrono. Le choix du mal, ou encore Virgine Marcucci, Desperate housewives. Un plaisir coupable ?
[4] Cf. J.-L. Borges, « La mort et la boussole », in Fictions, op. cit.
[5] Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 50.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Sliders, série créée par T. Tormé et Robert K. Weiss, Fox, diffusée de 1995 à 2000.
[10] Code quantum, série créée par Donal P. Bellisario, NBC, 1989-1993.
[11] Fringe, série créée par J.-J. Abrams, Warner Bros TV, série diffusée depuis 2009.
[12] Cf, par exemple la série des Cathédrales de Rouen, de C. Monet, peintes entre 1892 et 1893, et dont cinq sont exposées au musée d’Orsay.