Définition par l’esprit
Par Nolwenn Picoche. Vous pouvez réagir ici.
Mots-clés : nature contre culture, conte philosophique, définition de l’homme.
Conscience de son identité
Il parut, d’une façon générale, que l’idée de différenciation , d’individu leur était trop étrangère.[1]
L’idéalisme allemand va privilégier l’esprit au détriment du corps. Le corps de l’homme est perçu comme une enveloppe, certes différente de celle des animaux mais seulement d’un point de vue quantitatif. Ce qui fait de l’homme ce qu’il est, c’est quelque chose en plus, un élément propre à l’homme, son esprit, sa conscience, son âme. L’élément n’est pas le même pour tous mais ils ont un point commun qui est qu’il transcende le corps. Chez les hommes, dès la naissance nous donnons un nom au nouveau né. Au fil du temps, cet être va comprendre que ce nom lui est propre et qu’il diffère de celui des autres personnes. Il va se forger une identité propre qu’il revendiquera comme la sienne. A partir de cette identité il pourra se différencier d’autrui. Chez les animaux, il y a une sorte de conscience de différence entre soi et autrui.
Leibniz s’oppose à Descartes et au mécanisme qui réduit la vie à la matière et qui définit les animaux comme des machines dénuées de raison et de sensibilité. Pour Leibniz, la spécificité de l’homme ne vient pas de l’opposition entre l’esprit et la matière mais elle se situe dans la conscience : « il est bon de faire la distinction entre la perception qui est l’état intérieur de la monade représentant les choses externes, et l’aperception qui est la conscience, ou la connaissance réflexive de cet état intérieur »[2]. La différence entre les animaux et les hommes est que les animaux ne dépassent jamais le niveau de la perception. Seuls les hommes ont accès à la connaissance d’eux-mêmes. Ainsi selon Leibniz, la conscience est le propre de l’homme.
Pour Locke, l’identité personnelle dépend de la conscience. La conscience a un rôle unificateur : « c’est par la conscience qu’il [un être intelligent] a de ses pensées et de ses actions présentes qu’il est maintenant soi pour soi-même ; et ainsi il demeura le même soi »[3]. Cette définition sous-entend qu’un être non-intelligent ne dispose pas de cette conscience. Les animaux n’ont pas la capacité de penser leurs actions passées ou futures et ne se posent donc pas la question d’une unité du soi qui peut être réalisée par la conscience. En ce sens, la conscience est proprement humaine. Pourtant il y a de nombreuses définitions de la conscience de soi et des études récentes sur les animaux ont montré qu’ils ne sont pas tous si indifférents à la conscience d’eux-mêmes.
Pour Merleau-Ponty, se reconnaître c’est apprendre à considérer son corps comme un objet. Jacques Lacan a identifié chez les enfants âgés de 18 mois environ une phase dans la construction de la conscience de soi qui est celle du miroir. Or de nombreux animaux, comme les orques ou les dauphins, répondent de la même façon à cette phase que les enfants comme l’ont démontré de nombreux tests réalisés par des chercheurs. D’autres tests, comme celui de la tâche ou de la vidéo tendent à prouver que ces animaux se reconnaissent à travers l’image qu’ils voient d’eux-mêmes. Pour ces chercheurs, la reconnaissance dans un miroir implique des processus cognitifs élevés. Ces animaux ont une image corporelle distanciée d’eux-mêmes qui peut être perçue comme le témoignage de l’émergence d’un Soi constitué. Ces expériences prouvent que la conscience de soi n’est pas le propre de l’homme selon la définition qui est appliquée au mot conscience qui est une notion trop disputée pour pouvoir servir de fondement à la définition de l’homme.
Rapport aux choses et aux autres
L’homme est un complexe ouverte, dit-il. Il n’existe que dans ses rapports avec toutes les choses et tous les autres hommes. Il est déterminé par son entourage, détermine en retour cet entourage.[4]
Pour certains, l’homme est déterminé par son environnement, le lieu où il vit, les gens qui l’entourent. C’est parce que nous avons un certain rapport à l’extérieur que nous sommes des hommes. Les animaux n’ont pas le même genre de rapport. Le problème de ce raisonnement est que nous risquons de tomber dans le déterminisme qui est fortement critiqué par ceux qui estiment que la liberté est ce qui définit l’homme. La relation d’un homme à ce qui l’entoure est à la base des thèses contractualistes, des éthiques, des théories sur la justice, sur l’Etat et de bien d’autres théories. Par exemple, chez Hobbes, dans Le Léviathan, dans l’état de nature, l’homme est un « loup pour l’homme », ce qui va justifier la création de l’Etat. Chez Hegel, l’homme se construit dans le combat contre l’autre.
Les relations entre les hommes vont évoluer. Ainsi les sociétés traditionnelles sont holistes tandis que les sociétés modernes tendent à être des sociétés individualistes. Dans une société de type holiste, le tout est plus important que la partie. Dans cette société, l’individu se définit uniquement par sa place dans la société. Il est d’abord son rôle social avant d’être un individu. Dans une société aristocratique, chacun est défini par son rang et il n’est pas pensable d’en sortir. Pour Tocqueville, ce type de société offre l’avantage que le roi ne peut pas non plus aller au-delà de ses pouvoirs, ce qui est une sécurité. Dans le monde moderne, l’homme est libre de ses actions sans limite. C’est une menace contre la liberté de chacun. Chaque action de l’individu a des conséquences sur les autres d’où l’importance de cette conscience d’autrui en philosophie et en sociologie.
Simmel explique que nous sommes passés d’une société avec des liens forts à une société de liens faibles. Dans les sociétés de liens forts, tous les individus se connaissent entre eux. Avec les liens faibles, chacun connaît certains individus mais ces individus ne se connaissent pas entre eux. Simmel décrit le passage de l’un à l’autre. Les sociétés étaient au départ communautaires mais à force d’accumuler des richesses elles vont vouloir commercer, d’où l’arrivée du commerçant. Le commerçant n’appartient pas à la communauté et va commencer à créer des liens faibles. Finalement le commerçant va rester de façon permanente et les liens faibles vont se diffuser dans la société et perdurer jusqu’à nos jours. Cette notion de liens faibles minimise l’impact des autres sur la construction de soi.
Des tests sur certains animaux montrent qu’ils savent différencier les êtres. Les dauphins possèdent une signature sifflée propre à chacun. Des chercheurs ont enregistré le sifflement de plusieurs dauphins et les ont photographiés. Ils ont ensuite diffusé le sifflement d’un dauphin à un autre qui devait choisir entre des images de plusieurs dauphins lequel émettait ce sifflement. A chaque fois le dauphin a relié correctement le sifflement au bon dauphin. Plus généralement, dans une tribu les animaux font attention les uns aux autres au sens où si l’un d’entre eux alerte ses compagnons sur un danger, par exemple, ils vont se mettre à l’abri. Les animaux ont conscience de leur environnement étant donné qu’ils s’en servent pour survivre continuellement.
La différence entre les hommes et le animaux ne viendrait pas de la façon dont ils appréhendent les autres et l’extérieur mais plus dans la manière dont les autres et l’extérieur viennent influencer l’individu. Chez les animaux les échanges entre les êtres sont bien plus limités que ceux qui existent chez les hommes. Les différentes constructions sociales, par exemple le droit, l’instruction, vont agir dans la construction de l’identité des hommes. Ces constructions sociales et culturelles ne sont pas présentes chez les animaux et cette différence est essentielle.
L’âme
Je me prend parfois à me dire qu’il faut absolument savoir si vos tropis ont une âme, ou s’ils n’en ont pas.[5]
Le problème de la notion d’âme est qu’elle répond à de nombreuses définitions. Dire que le propre de l’homme est d’avoir une âme est insuffisant, les philosophes ne s’accordant pas sur ce qu’est l’âme. Pour Platon[6], « l’âme est un principe de mouvement de même nature que l’Idée. C’est une réalité automotrice et éternelle qui préexiste au corps et lui survit ». Pour les matérialistes de l’Antiquité, l’âme est « un corps subtil qui doit à la petitesse de ses atomes d’être mis le premier en agitation et d’imprimer à nos membres la vie ». Dans la tradition judéo-chrétienne, l’âme est la réalité spirituelle de la créature humaine. Les définitions de l’âme sont toujours liées à celles du corps. Soit l’âme est totalement séparée du corps, soit elle est liée au corps de différentes manières, soit elle n’est que l’expression du corps. Le débat est ouvert et probablement pour encore longtemps.
Aristote a consacré un traité De l’âme[7] pour réussir à en apporter une définition. Pour lui, l’âme est « l’entéléchie première d’un corps vivant pourvu d’organes ». L’âme est la partie de la substance qui est la forme d’un corps naturel qui a la vie en puissance. Aristote ne sépare pas le corps et l’esprit, ils sont co-dépendants. L’âme se réalise grâce à l’outil qu’est le corps organisé, elle présuppose donc ce corps. Il existe plusieurs espèces qui ont un corps différent qui est le lieu de différents types d’opérations de l’âme :
Facultés |
Types d’âme |
Espèces correspondantes |
Nutrition |
Nutritive |
Plantes |
Sensation |
Sensitive |
Animaux |
Mouvement |
||
Intellect |
Intellective |
Hommes |
Ainsi chez Aristote, la différence entre l’homme et les animaux vient du fait que l’homme possède un corps organisé qui lui permet d’avoir une âme intellective qui lui confère plus de facultés que celles dont sont pourvus les animaux. Cette définition de l’âme est liée à une conception plus vaste du monde qui va être dépassée par les découvertes scientifiques et rendue intenable.
Descartes, dans son Discours de la méthode, développe la théorie des « animaux-machines » en expliquant que le vivant n’est pas différent par nature d’un automate. Les animaux sont dénués d’intelligence mais aussi de sensibilité et d’affection. Ils n’ont pas d’âme. Pour Descartes, l’âme est la substance pensante (par opposition à la substance étendue) du sujet connaissant tel qu’il se révèle dans l’expérience du cogito et comprend tous les actes de conscience. Cette définition de l’âme exclut que les animaux en aient une. Certains penseurs vont radicaliser la théorie de Descartes, comme La Mettrie, tandis que d’autres vont vivement s’y opposer. La thèse de Descartes pose un tournant sur cette question et va inspirer de nombreux philosophes. Hobbes, dans les Troisièmes Objections aux Méditations métaphysiques, explique qu’en effet l’affirmation « j’existe » dépend de celle « je pense ». Or pour Hobbes, l’âme étant « une chose qui pense » elle est nécessairement liée à un corps. Il ne peut pas y avoir de substance pensante seule. Sinon soit les animaux sont des machines et les hommes aussi, soit il faut reconnaître que les animaux possèdent une « âme matérielle » commune aux hommes. Ces deux philosophes sont des exemples des théories qui s’opposent sur la définition de l’âme.
Capacité d’apprentissage
On sait que n’importe quel chimpanzé apprend très vite à s’habiller (…) Les Tropis dépassèrent bientôt le stade de ces actes faciles (…) ils apprirent avec une rapidité surprenante à manier les charpentes métalliques, à les reconnaître, à les choisir, et bientôt même à les assembler.[8]
Les études qui existent ont montré que les singes sont de bons imitateurs, ils savent sans problème répéter certains gestes et même développer une certaine réflexion. Mais la grande différence pour certains est que l’homme est capable d’apprendre des choses et ensuite de les réutiliser dans un contexte différent. L’homme a une capacité d’abstraction qui n’est pas observée chez les animaux. Cependant tous les hommes n’ont pas les mêmes capacités d’apprentissage et n’apprennent pas de la même façon aux différents âges de la vie.
Kant[9] justifie l’éducation de l’homme par son manque d’instinct : « Par son instinct un animal est déjà tout ce qu’il peut être (…) Mais l’homme doit user de sa propre raison. Il n’a point d’instinct et doit se fixer lui-même le plan de sa conduite ». Il attribue une place particulière à l’éducation en tant qu’elle est ce qui construit l’homme : « L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce que l’éducation fait de lui ». Si les animaux peuvent apprendre de nous certains gestes c’est parce que nous sommes de meilleurs éducateurs car nous avons été élevés par des hommes cultivés. Notre éducation est limitée par le fait que ce sont toujours des hommes cultivés qui nous éduquent et jamais des êtres supérieurs : « il est impossible de savoir jusqu’où vont les dispositions naturelles de l’homme ». Kant apporte une limite aux bienfaits de l’éducation : « Car – comme les hommes vivent différemment ! ». Il prône une éducation universelle commune à tous les hommes et qui deviendrait une autre nature. Kant justifie l’importance de l’éducation par le fait que l’éducation doit aider l’homme à « développer ses dispositions au bien ». En ce sens l’éducation est le propre de l’homme car elle doit le conduire vers la morale qui est étrangère aux animaux.
Il existe pourtant des études montrant que les animaux peuvent apprendre de nombreuses choses des hommes et peuvent même transmettre des connaissances, des gestes, aux animaux de la même espèce. Bronckart explique que : « En général, chaque fois qu’il est avantageux pour l’animal qu’un aspect accidentel de sa conduite soit compris par un autre animal, la sélection naturelle vient transformer le mode de conduite »[10]. Une recherche au Japon dans les années 50 sur les singes macaques montre qu’il y aurait comme une « transmission culturelle ». Une femelle se met à laver les patates avant de les manger tous les jours. Au bout d’un moment, les jeunes limitent mais cela ne devient pas une généralité de l’espèce. Ainsi les études réalisées sur les animaux (singes ou dauphins, la plupart du temps) tendent à prouver que l’apprentissage n’est pas une notion unifiée.
Il existe plusieurs types d’apprentissage pouvant être combinés : par imitation (l’élève copie l’action de son modèle), par association (en associant un stimulus nouveau à un mécanisme déjà appris pour créer un nouveau savoir), par essais et erreurs (l’élève doit essayer par lui-même et étudier le résultat de son action), par explication (on explique à l’élève, oralement ou par écrit, ce qu’il doit savoir) et par répétition (faire et refaire à l’élève). Si certains animaux répondent à plusieurs de ces types d’apprentissage, ce n’est pas le cas pour tous. De la même façon, chaque type d’apprentissage ne convient pas à tous les hommes ou à tous les âges. La capacité d’apprentissage n’est pas le propre de l’homme selon la définition que nous en donnons.
Lire la suite :
[1] Idem, p. 69.
[2] Leibniz Gottfried Wilhelm, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, 1714.
[3] Locke John (1690), Essai sur l’entendement humain, trad. fr. J.-M. Vienne, Paris, Vrin, 2001, ch. 27, p. 524.
[4] Vercors, Les Animaux dénaturés, Paris, Albin Michel, 1952, pages 183 et 184.
[5] Idem, p. 52.
[6] Baraquin Noëlla, « L’âme », in Russ J. (dir.), Dictionnaire de philosophie, Paris, Armand Colin, 2000, p.15.
[7] Aristote, De l’âme, trad. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 2003, 1ère édition 1934.
[8] Vercors, Les Animaux dénaturés, Paris, Albin Michel, 1952, p. 71.
[9] Kant Emmanuel, Réflexions sur l’éducation, trad. fr. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1984, pp. 69-71, 73-78.
[10] Bronckart J.-P., Parot F. & Vauclair, « Les conduites animales », in J. Piaget, P. Mounoud & J.P. Bronckart (Eds), La Psychologie, Paris, Gallimard, 1987, pp. 86-90.
« La différence entre les animaux et les hommes est que les animaux ne dépassent jamais le niveau de la perception. Ainsi selon Leibniz, la conscience est le propre de l’homme. »
C’est y aller un peu fort, non? Il y a des passages où Leibniz semble accorder aux animaux la capacité d’aperception. Une forme de conscience en résulte nécessairement. Reste à voir si cela suffit pour leur donner aussi la conscience de soi.