Anthropologie
Par Olivier Sarre
Mots-clés : Augustin, la Cité de Dieu, étude, philosophie, anthropologie, individu.
I. L’homme, un être en mouvement. L’anthropologie augustinienne.
Il n’est pas facile, voire même impossible, de caractériser la conception que Saint Augustin se fait de l’homme en si peu de pages. Si la réflexion pourra peut-être paraître réductrice, elle est pourtant nécessaire. Aussi nous bornerons nous à présenter les éléments indispensable à la compréhension du problème faisant l’objet de cette étude.
Le philosophe affirme, avec la Bible, que l’homme a été créé par Dieu. Il va cependant un tout petit peu plus loin dans l’interprétation des Ecritures en l’intégrant dans un ordre du cosmos qui correspond à la volonté divine. Comme c’est Dieu qui a tout créé, qui confère à chaque substance matérielle ou immatérielle son essence propre, c’est aussi lui seul qui en détermine la dignité. Plus une chose participe de sa divine nature, plus elle est élevée dans la hiérarchie créationelle. Ainsi, les hommes sont supérieurs aux objets inanimés, mais aussi aux plantes et aux animaux, et les anges sont supérieurs aux hommes. La place que tient une substance sera son lieu propre, au sens grec, c’est-à-dire le lieu de son repos[1]. Autrement dit, le seul lieu où il peut être dans la vérité de son être, et donc dans la félicité. Aussi peut-il dire : « notre repos, c’est notre lieu »[2]. Or le repos pour l’homme est de louer son créateur[3]. Il faut préciser qu’il ne s’agit pas d’une louange passive, comme c’est le cas pour le reste de la création. L’homme ne célèbre pas son créateur uniquement par son existence et par sa nature. Sa louange doit être le fruit de sa volonté. Il doit s’élancer vers Dieu et donc vers son souverain bien. Partant il doit être libre.
Mais quel sera le moteur de sa volonté ? L’amour. Augustin le dit ainsi : « mon poids, c’est mon amour ; en quelque endroit que je sois emporté, c’est lui qui m’emporte »[4]. Si la finalité de l’homme est de louer Dieu, et si sa volonté peut s’exercer c’est grâce à l’action son amour, alors on peut dire que celui-ci est un indice guidant l’homme vers sa destination finale. Ainsi, il ne le prive pas de liberté, au contraire, il en est la condition de possibilité. Sans amour, pas d’élan et, puisque la volonté porte sur quelque chose, sans cet élan elle ne serait pas. Mais le premier homme a péché, entrainant avec lui sa descendance dans la perdition et dans l’impossibilité de se rapprocher de Dieu malgré ses efforts. Même, le péché étant devenu caractéristique de la nature de l’homme, ce dernier se trouve condamné à répéter sans cesse, dans ses actes, la prévarication originelle. Mais si l’amour est l’indice de la finalité de l’homme et le moteur qui lui permet d’y parvenir, comment l’homme pourrait-il mal agir ? C’est que l’objet de son amour a changé. Il perverti sa reconnaissance de l’ordre de la création et s’aime plus que Dieu. Voilà bien l’essence même du péché de l’homme, renier l’ordre du créateur, se faisant lui-même Dieu pour son amour. Ainsi deux possibilités apparaissent : soit l’homme s’aime lui-même plus que Dieu, soit Dieu plus que lui-même.
Or la béatitude consiste en la jouissance du Dieu éternel, immuable et créateur, ce dernier étant la fin de l’homme et donc son souverain bien. Mais nous l’avons vu, cette jouissance est précédé d’une volonté. Ainsi le bonheur de l’homme intègrera la satisfaction de ses désirs. « Fait de l’Eternel tes délices, et il te donnera ce que ton cœur désire »[5] disait le psalmiste. Mais si les désirs de l’homme ne sont pas de faire de l’Eternel ses délices, il peut quand même les satisfaire, du moins partiellement. Peut-il donc trouver une forme de bonheur loin de l’amour bien ordonné ? L’homme peut-il être heureux s’il n’aime pas selon la charité ? Augustin répond que cela lui est impossible. En effet, s’il s’aime plus que Dieu, il cherchera à jouir de la création au lieu de jouir du seul bien qui peut le combler. Il ne saurait donc trouver son repos, et sera, au contraire, dispersé hors de lui-même, plongé dans les affres de l’inquiétude, satisfaisant désirs après désirs, mais désespérant toujours de trouver le vrai bonheur, et la paix.
Seule une conversion au vrai Dieu et à Jésus le Christ peut libérer l’homme de ce mouvement perpétuel vers sa propre peine. C’est par la grâce de Dieu offerte en Christ que l’homme peut se voir délivrer de cette habitude descendante qui le conduit à la mort.
Dès lors nous voyons trois mouvements possibles pour l’homme. Il y a premièrement un mouvement ascendant, vers Dieu et donc la paix. C’est aussi un mouvement de retour en soi-même pour s’élever ensuite à la lumière divine. Cet élan trouve à son terme la béatitude et l’éternité en Dieu. Nous trouvons ensuite un mouvement descendant, vers la dispersion temporelle et l’inquiétude. En ne regardant qu’à lui l’homme se disperse hors de lui-même. Enfin, un mouvement composite doit être discerné. L’amour de l’homme le porte vers Dieu, mais le péché le porte vers puis hors de lui-même. Il y a là au sein même de l’homme une tension, un mouvement double caractérisé par l’apôtre Paul dans son Epitre aux romains, au chapitre 7, et que l’on appelle habituellement loi des membres[6]. Ce dernier est caractéristique du chrétien en pèlerinage sur cette terre, mais il l’est aussi de tout homme. En effet, en tant que moteur son amour fait signe vers sa finalité, mais à cause du péché, il est soumis à ce tiraillement interne.
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[1] Saint Augustin, La Cité de Dieu, Traduction du latin de Louis Moreau (1846) revue par Jean-Claude Eslin, Paris, Seuil, coll. Sagesses, 1994 , T. 3, livre 19, chapitre XIII : « La paix de toutes choses, c’est la tranquillité de l’ordre ».
[2] Saint Augustin, Les Confessions, Trad. Joseph Trabucco, Paris, GF-Flammarion, 1964, livre 13, chapitre IX, p. 320.
[3] Les Confessions, livre 1, chapitre I, p. 16 : « Et cependant, l’homme, cette part médiocre de votre création, veut vous louer. C’est vous qui le poussez à mettre sa joie à vous louer, parce que vous nous avez créés pour vous, et que notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en vous ».
[4] Les Confessions, livre 13, chapitre IX, p. 320-321.
[5] Ps 37 : 4. Trad. Louis Second, 1975.
[6] Rm 7 : 17ss : « Et maintenant ce n’est plus moi qui le fais, mais c’est le péché qui habite en moi. Ce qui est bon, je le sais, n’habites pas en moi, c’est-à-dire dans ma chair : j’ai la volonté, mais non le pouvoir de faire le bien. Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas ».