L’héritage des concepts en philosophie
Dans Remarques mêlées (Mauvezin, TER, 1984, p. 76), Wittgenstein affirme : « La tradition n’est rien que l’on puisse apprendre, ce n’est pas un fil que l’on puisse ressaisir quand bon nous semble. Tout aussi peu qu’il nous est loisible de choisir nos propres ancêtres. Celui qui n’a pas de tradition et aimerait en avoir une est comme un homme malheureux en amour ». L’auteur du Tractatus logico-philosophicus, qui affiche une attitude ambivalente à l’égard de la tradition, semble à la fois désapprouver et revendiquer une démarche philosophique qui éradique toute héritage pour repartir de zéro. En revanche, Derrida aborde la thématique de l’héritage en soulignant, de manière problématique, son étoffe ontologique : « Nous sommes des héritiers, cela ne veut pas dire que nous avons ou que nous recevons ceci ou cela, que tel héritage nous enrichit un jour de ceci ou de cela, mais que l’être de ce que nous sommes est d’abord héritage, que nous le voulions et le sachions ou non » (Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 94). Abordant cette question lorsqu’il réfléchit sur les concepts de « révolution » et de « crise révolutionnaire », Derrida porte son attention sur le lien entre l’héritage de l’ancien et l’émergence du nouveau, entre notre rapport au passé et la question de l’avenir.
Or, de manière générale, les philosophes ont tendance à se confronter avec leurs prédécesseurs ; ils en héritent le vocabulaire conceptuel et le retravaillent, le renouvellent ou essaient de le dépasser. Les penseurs de l’époque moderne, comme Descartes, Spinoza, Malebranche, Leibniz, Hume ou Kant, empruntent sans aucun doute une partie de leur vocabulaire aux philosophes qui les ont précédés, de l’antiquité grecque à la Renaissance. Toutefois, ils présentent et considèrent leur travail comme un dépassement de ce que les auteurs des siècles précédents ont accompli. Des philosophes du XXe siècle, comme Heidegger et Deleuze – chacun à sa manière –, mettent en question certains présupposés traditionnels et se fraient un chemin dans de nouveaux champs conceptuels : l’un, insatisfait du langage de la métaphysique qui empêche de penser la question de l’essence de l’être, se penchant sur ce qui se trouve à la source de la pensée philosophique et par là semble transcender les possibilités mêmes de la conceptualisation philosophique ; l’autre visant à rendre possible l’articulation de la philosophie et de la non-philosophie et proposant de solutions nouvelles par-delà les notions préétablies.
Toujours est-il que ces différentes démarches philosophiques nous poussent à nous interroger sur le sens de la notion d’« héritage » en philosophie et dans son histoire. Dans son acception la plus générale, cette notion renvoie à l’idée d’une transmission de quelque chose d’une génération à une autre. D’un point de vue philosophique, les choses sont évidemment plus complexes. L’héritage des concepts philosophiques ne s’apparente pas à d’autres formes d’héritage d’objets immatériels, par exemple le legs culturel d’une communauté humaine ayant des contours plus ou moins définis (son histoire, ses mythes, ses valeurs, ses coutumes, etc.), car il se transmet souvent, mais non uniquement, dans une perspective transnationale. D’autre part, comme l’affirme Adorno dans son cours consacré à la Terminologie philosophique, en se réclamant de Hegel, les problèmes théoriques se transmettent d’une philosophie à une autre et dans ce passage la tradition du problème se conserve sous la forme des termes, tandis que la nouveauté se manifeste dans le nouvel usage du vocabulaire conceptuel utilisé.
Nous nous proposons alors d’aborder la question de l’héritage des concepts philosophiques en faisant valoir son caractère problématique et ambivalent. Cette transmission ne se fait pas souvent dans l’esprit de mettre en cause le patrimoine dont on a hérité et de le dépasser pour ouvrir de nouvelles perspectives ? Dans ce domaine, l’héritier n’est-il pas quelqu’un qui détruit, ou du moins transforme, son héritage ? Ou bien, lorsque les philosophes conçoivent leur tâche comme un dépassement ou un renouvellement de l’apparat conceptuel traditionnel, qu’est que c’est qui reste de celui-ci dans leurs ouvrages ? Est-il toujours vraiment mis au rebut ? Somme toute, qu’est-ce que transmettre en philosophie ? Nous suggérons de différentes approches pour thématiser ces questions : (1) on peut reconstruire (et s’interroger sur) certains héritages spécifiques (par exemple, « les concepts des philosophes grecs retravaillés par Giordano Bruno », « la notion spinozienne de substance aux yeux de Schelling et Hegel », etc.) ; (2) on peut proposer une réflexion sur l’émergence et l’utilisation actuelles de certains concepts philosophiques « classiques » (par exemple, « le concept spinozien de multitude réélaboré dans les contextes philosophiques contemporains, de Toni Negri à Frédéric Lordon ») ; (3) on peut échafauder une réflexion théorique sur le concept d’héritage dans le sillage de Wittgenstein, de Derrida ou d’autres philosophes contemporains.
Coordination scientifique :
Raffaele Carbone – raffaele.carbone@ens-lyon.fr
Calendrier :
15 octobre : réception des propositions
1er novembre : notification d’acception et de refus.
20 janvier : réception des articles définitifs.
1er mars : acceptation définitive des articles
courant avril : publication du dossier.
Remise des fichiers :
Les propositions ne devront pas dépasser une page et peuvent être accompagnées d’une bibliographie et d’une courte notice biographique.
Les articles devront compter entre 15 000 et 35 000 signes.
Implications philosophiques est une revue électronique de philosophie à comité de lecture. Cette revue, éditée par de jeunes chercheurs en sciences humaines, a pour vocation d’aider à promouvoir des regards innovants sur le monde d’aujourd’hui ainsi que de proposer un espace permettant aux jeunes chercheurs de présenter les résultats de leurs recherches. La revue propose ponctuellement des dossiers thématiques rassemblant des spécialistes du domaine questionné.