Levinas face à Merleau-Ponty : une critique des « sciences humaines » et de la « signification culturelle ».
Camille Bultez est doctorante en philosophie à l’EHESS-PSL – CESPRA.
Résumé
Ce travail s’intéresse à la convergence, entrevue par Levinas, entre la pensée merleau-pontienne du langage et du signe et les sciences de l’Homme, promues par Lévi-Strauss au début des années 60. A partir d’un concept opératoire de la phénoménologie husserlienne, celui de « signe », Merleau-Ponty pose les termes d’une alliance objective entre le développement des sciences sociales et sa philosophie. Le concept qui découle de cette entente théorique est celui d’« universel latéral ». Notre travail s’attachera à soulever le problème suivant : si la phénoménologie merleau-pontienne accède à une meilleure prise en compte du sujet social – à-travers la place qu’elle accorde aux conclusions de l’anthropologie structurale – il semble néanmoins qu’elle sous-estime le problème suivant : celui d’une universalité fondée dans la culture, où s’oublie l’idéal d’humanité une et universelle. Dès lors, ce vers quoi nous souhaitons attirer l’attention est la conjecture suivante : celle d’après laquelle il faudrait déjà prendre acte de la diversité des cultures avant de pouvoir affirmer l’existence d’une universelle humanité (hypothèse sur laquelle repose, d’après Levinas, la méthode structurale et qui se trouverait reprise par la phénoménologie du langage de Merleau-Ponty). Notre propos s’attachera à montrer que l’opposition de Levinas aux « sciences humaines » et à la signification culturelle merleau-pontienne trouve une justification dans sa pensée éthique.
Mots-clés : signe, anti-platonisme, Merleau-Ponty, genre humain, Levinas.
Abstract
This article will focus on the convergence, promoted by Merleau-Ponty between phenomenological method and structuralism anthropology and its critic by E. Levinas. Thanks to the concept of « sign » inherited from husserlian phenomenology, M. Merleau-Ponty poses the terms of an objective alliance between social sciences and his philosophy. The concept which emerges from this alliance paves the way to a new understanding of universality. The latter will no longer have a transcendantal origin but will come from the « side ». Merleau-Ponty produces an expression in order to qualify this process and calls it : « lateral universality ». Thus, he fully endorses the idea issued by structuralism anthropology : the unity of humankind emerges from the accurate observations of human cultures. My work will focus on the following issue : if Merleau-Ponty’s phenomenology gives a better access to the social subject, it seems, however, that it underestimates a major problem : the one wich appears when universality is only founded on the diversity of human cultures. In this respect, the idea of humanity as a whole is lost. Therefore, I would like to draw the attention on the structuralist conjecture, according to which, one have to take into account the diversity of human cultures before asserting thah humanity is universal. I will thus try to attest that Levinas’ opposition to social sciences finds its justification in its ethics.
Keywords: sign, anti-platonism, Merleau-Ponty, humankind, Levinas.
Introduction
Dans un ouvrage intitulé Humanisme de l’autre homme[1], publié en 1972, Levinas entreprend une critique de ce qu’il nomme – au moyen d’une expression volontiers imprécise – les « sciences humaines ». Ce syntagme permet à notre philosophe de désigner ce qui relève, d’après lui, d’une tendance de la pensée contemporaine : celle consistant à faire découler la « signification » du seul contexte historique, de l’unique structure culturelle qui la suggère. Il est intéressant d’observer que cette critique prend appui et s’énonce à partir d’une confrontation à la pensée merleau-pontienne du signe et de la signification, Levinas semblant insinuer que Merleau-Ponty aurait intégré à son lexique et à sa doctrine philosophique les acquis récents de ce que Lévi-Strauss nomme les « sciences de l’Homme »[2]. En s’opposant à ce qu’il appelle « la philosophie contemporaine » et à sa tendance « anti-platoniste », Levinas entend reprendre, dans ses propres termes, les arguments avancés par Platon dans sa critique du conventionnalisme. On se souvient que, dans le Théétète, Protagoras déclarait que le beau, le laid, le juste et l’injuste « sont ce qu’une cité croit tel et décrète tel »[3]. D’une certaine façon, Levinas voit dans l’avènement de ce qu’il appelle les « sciences humaines » et des habitudes de pensée qu’elles promeuvent, la réhabilitation des thèses conventionnalistes tenues par les sophistes dans les dialogues platoniciens. La critique lévinassienne n’a donc rien de tempéré. C’est pourquoi elle est susceptible – au premier abord du moins – d’irriter, tant elle peut paraître à la fois excessive et injustifiée[4]. En effet, une lecture un peu hâtive pourrait aisément conclure que la critique lévinassienne n’est faite que d’une nostalgie (suspecte) pour un monde intellectuel antérieur aux découvertes du structuralisme et ne concevant pas encore l’égale dignité de toutes les cultures humaines dans le processus de rationalisation et de classification du réel[5]. En ce sens, le propos de Levinas apparaît pour le moins détonant, dans le contexte intellectuel des années 1960. Ce qu’il entend montrer c’est que, avec l’avènement de ces disciplines que sont l’ethnologie et l’anthropologie, nul ne peut plus prétendre accorder un privilège axiologique à telle culture plutôt qu’à telle autre, chacune étant également en droit de prétendre à une forme de rationalité. Or, la difficulté se situe précisément ici pour Levinas : dans le refus manifesté par les « sciences de l’Homme » de recourir à une norme universelle à l’aune de laquelle puissent être jugées les normes particulières, et ce au nom d’un principe de tolérance envers les différences culturelles. La critique adressée par Levinas à Merleau-Ponty se concentre sur ce qui relève, selon le premier, d’un constat : celui d’une importation, dans la phénoménologie du langage développée par le second, d’une approche inspirée des sciences de l’Homme. Le problème résiderait alors, d’après Levinas, dans l’effet produit par cette importation, se traduisant par une conception culturaliste du signe et par l’oubli du « sens ». Ainsi, cette conception prévoit l’interdépendance des signes, ceux-ci n’acquérant leur signification qu’au prix de l’écart qui les sépare les uns des autres[6]. C’est un constant processus de différenciation entre les signes et les mots qui préside à la venue du sens. Ce qui revient à dire que celui-ci n’est jamais donné, mais est toujours relatif au « fond de silence » qui ne cesse de l’entourer et à partir duquel il trouve à s’énoncer. Or, Levinas observe que cette appréhension du langage se trouve adossée à une certaine vision de l’universel et de l’humanité comme se faisant, par le moyen d’une « parole opérante[7] » Là se situe sans doute la différence entre Merleau-Ponty et l’anthropologie structurale. Différence que Levinas semble avoir souhaité écarter de son propos afin, peut-être, d’accentuer la radicalité de sa thèse éthique ; thèse qui ne peut se satisfaire ni des récents développements des « sciences humaines » ni de cette pensée du langage merleau-pontienne qui, d’après lui, s’en inspire. Et c’est sur ce point, précisément, que la phénoménologie du langage de Merleau-Ponty et la pensée éthique de Levinas achoppent. En effet, pour ce dernier, l’« universel latéral »[8] merleau-pontien, en mettant en avant l’idée d’une humanité qui se constitue par le langage, se trouverait prisonnière d’une forme d’immanentisme. Si l’humanité se fait, cela signifie que son unité dérive d’un processus empirique. Cela revient, en somme, à appréhender l’unité du genre humain comme une question de fait. Ce que la pensée éthique de Levinas ne peut admettre. C’est la raison pour laquelle il entend déployer une pensée du langage concurrente à celle de Merleau-Ponty et des sciences de l’Homme. Cette opposition, comme nous le verrons, n’a rien d’un rejet de forme, tout l’enjeu, pour Levinas, consistant à réhabiliter, par une pensée du sens, une forme d’idéalisme d’inspiration platonicienne mis au service de son universalisme.
Dès lors, l’on est en droit de se poser les questions suivantes : quelle est la place occupée par la critique adressée par Levinas à Merleau-Ponty dans l’économie générale de sa pensée ? Qu’est-ce qui se trouve visé par cette critique qui, au premier abord, peut sembler excessive ?
I. « L’anti-platonisme » de la philosophie contemporaine
Il sera prêté ici attention au phénomène de « dispersion »[9] du sens, conçu, par Levinas, comme la conséquence – pour le moins insidieuse – à laquelle semble mener ce qu’il nomme l’« anti-platonisme » de la philosophie contemporaine. Nourrie au contact des disciplines empiriques auxquelles elle donna naissance au cours du XXe siècle – comme l’ethnologie et l’anthropologie – la philosophie entend puiser dans les conclusions de celles-ci les ferments nécessaires à son renouvellement doctrinaire. Du moins est-ce là le constat dressé par Levinas à la lecture de ses contemporains, Merleau-Ponty et Lévi-Strauss[10].
I.1. L’opposition entre un « universel latéral » et un « universel de surplomb »
A une époque où le monde se trouve engagé dans un vaste processus de décolonisation et où le structuralisme voit le jour, l’horizon du sens se trouve démultiplié : il n’est plus l’apanage de la seule Europe mais devient la prérogative récemment acquise et dûment partagée de cultures jusqu’alors reléguées aux marges de l’Histoire universelle. C’est précisément cela dont cherche à témoigner Levinas dans l’article qu’il publia en 1964 dans la Revue de Métaphysique et de Morale intitulé « La signification et le sens ». Il serait malaisé de prétendre résumer en un mot ce dont est faite la réaction de ce dernier face aux évènements historiques et intellectuels mentionnés précédemment. S’il n’est nullement question pour lui de déplorer un état de fait, il regrette cependant l’empressement avec lequel ses contemporains entendent s’en saisir. Dès lors, si l’anthropologie lévi-straussienne œuvre à un décentrement, ayant à cœur de reconnaître l’humanité dans la pluralité de ses acceptions, elle semble cependant peu à même de se prémunir contre le risque d’une intraductibilité des multiples significations culturelles qu’elle révèle. C’est précisément ce geste que Levinas désigne comme « anti-platoniste », celui qui consiste à reconnaître la pluralité des cultures mais ne parvient pas à se prémunir contre le revers auquel cette reconnaissance pourrait aboutir : celui d’un isolement progressif des cultures les unes vis-à-vis des autres. Ainsi, lorsque Merleau-Ponty entreprend de synthétiser les présupposés du structuralisme[11], son geste « anti-platonicien » apparaît d’autant plus patent et l’opposition de Levinas à son encontre d’autant plus intelligible. Merleau-Ponty observe en effet que les « archétypes impérissables » dominant la vie de l’ensemble des sociétés sont une erreur, celle de la « vieille linguistique », laquelle supposait une affinité naturelle entre le son et le sens[12]. Erreur particulièrement dommageable, puisqu’elle occultait le fait que certains sons, pourtant similaires d’une culture à l’autre, ne revêtaient pas la même signification. Ainsi et « par principe, le structure n’est pas une idée platonicienne »[13] déclare Merleau-Ponty. La structure s’oppose au caractère immuable de la Forme intelligible et à sa fonction de modèle. En effet,
Quand […] le savant formule et fixe conceptuellement des structures et construit des modèles à l’aide desquels il s’agit de comprendre les sociétés existantes, il n’est pas question pour lui de substituer le modèle au réel.[14]
Levinas ne construit donc pas de toutes pièces cet anti-platonisme de la philosophie contemporaine, celui-ci s’énonce dans les textes qu’elle produit.
Notre philosophe interroge l’intention à l’œuvre dans le présupposé « anti-platonicien » des sciences de l’Homme et de la philosophie qui s’en inspire. Son interrogation se formule sur le fond d’une crainte : celle de voir la « structure » s’imposer et se substituer définitivement à l’Idée ou à la Forme, laissant penser qu’une culture ne signifie que dans son environnement propre et au sein de l’horizon qu’elle circonscrit. Levinas reproche ainsi à la pensée merleau-pontienne de la signification le peu de cas qu’elle fait de l’impératif de traductibilité des langues. D’où la question suivante : la démultiplication des « significations culturelles », tout en permettant l’octroi d’un pluralisme jusque-là demeuré inaperçu, n’aurait-elle pas toutefois son revers, celui d’une occultation de l’unité humaine ? Telle est la question qui guide la réflexion lévinassienne dès lors qu’elle entend se saisir de la question du sens. L’idée étant que : « les significations culturelles posées comme l’ultime, sont l’éclatement d’une unité »[15]. « L’absurdité », ici, ne consiste pas dans le non-sens mais dans « l’isolement de significations innombrables et dans l’absence d’un sens qui les oriente »[16]. Et si certaines figures de la philosophie contemporaines, à l’instar de Merleau-Ponty, sont prêtes à reconnaître quelque mérite à l’universel, celui-ci doit cependant se garder de toute « hauteur » afin de ne pas être tenté par une hiérarchisation arbitraire des cultures. C’est la raison pour laquelle un « universel latéral » se verra préféré à un « universel de surplomb ».
Cette opposition entre un « universel latéral », favorable à la reconnaissance de la pluralité des « significations culturelles » et un « universel de surplomb », transcendant ces particularités, est développée par Merleau-Ponty dans le même texte, précédemment cité, « De Mauss à Claude Lévi-Strauss ». Il y écrit :
[…] l’expérience, en anthropologie, c’est notre insertion de sujets sociaux dans un tout où est déjà faite la synthèse que notre intelligence cherche laborieusement, puisque nous vivons dans l’unité d’une seule vie tous les systèmes dont notre culture est faite […] Il y a là une seconde voie vers l’universel : non plus l’universel de surplomb d’une méthode strictement objective, mais comme un universel latéral dont nous faisons l’acquisition par l’expérience ethnologique, incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi.[17]
Observons que, dans un texte plus tardif, « La perception d’autrui et le dialogue »[18], Merleau-Ponty accentue l’idée de mise à l’épreuve réciproque de l’autre par soi et de soi par l’autre en déclarant qu’autrui, par la parole qu’il profère, par la place qu’il occupe dans mon champ perceptif, est celui qui me « destitue de ma position centrale »[19] et ne cesse de me mettre à l’épreuve – tout autant que je le mets à l’épreuve, moi qui suis son autre. En outre, c’est par cet « empiètement »[20] constant de l’un sur l’autre que s’éprouve l’appartenance à un même monde culturel, à une même langue. C’est la raison pour laquelle Merleau-Ponty déclare que « ma parole [soit] recoupée latéralement par celle d’autrui »[21]. Or, ce lien entre l’autre et moi suppose l’appartenance à une institution commune : celle du langage, et d’un langage qui ne peut qu’être particulier. Il semble que l’universel soit à ce prix chez Merleau-Ponty. Or, tout le propos de Levinas dans « La signification et le sens », consiste à défendre l’idée d’un universel qui, certes, ne ferait pas fi des particularités culturelles mais saurait, néanmoins, s’en abstraire, afin de concevoir l’idée d’humanité, absolument antérieure à l’expérience ethnologique et anthropologique. Sur ce point, sans doute Levinas ne rend-il pas entièrement grâce à la démarche de l’anthropologie structurale, dont le sens consiste justement, à la faveur d’un décentrement, à recouvrir quelque chose de sa propre expérience sociale en observant des sociétés apparemment radicalement opposées à la sienne. Le présupposé guidant cette démarche consiste à poser qu’il existe des invariants, d’une société à l’autre ; et c’est précisément dans ces invariants (comme celui de l’interdit de l’inceste, par exemple) que se donne à voir l’unité du genre humain.
D’aucuns pourraient considérer que la réserve de Levinas à l’encontre de ce qu’il appelle « la philosophie contemporaine » et des sciences humaines procède d’un simple refus du pluralisme culturel qu’elles mettent au jour. Les réticences sans équivoques de notre auteur à l’égard du structuralisme sont d’ailleurs avérées. Dans un entretien mené par François Poirié en 1997, Levinas déclarait en effet :
Non, le structuralisme, je ne le comprends pas encore aujourd’hui. Certainement l’esprit le plus éminent du siècle est Lévi-Strauss, mais je ne vois pas du tout où est la pointe de sa vision. Elle répond certainement, du point de vue moral, à ce qu’on appelle la décolonisation et la fin de l’Europe dominante […] Sans doute n’ai-je pas lu comme il faut. Ce n’est certainement pas le structuralisme qui a pu me tenter.[22]
Et cependant, il convient de ne pas se laisser prendre à ce qu’une lecture trop hâtive pourrait suggérer : que s’exprime, ici, une posture réactionnaire latente et inavouée. L’opposition de Levinas à l’endroit de la philosophie contemporaine et des « sciences de l’Homme » – pour reprendre l’expression lévi-straussienne – possède un motif central dans l’économie de sa pensée. En effet, elle procède du refus catégorique de ce qu’il nomme, dès Totalité et infini, l’« ontologie de la possession »[23]. Il est intéressant de noter que celle-ci consiste à « neutraliser l’étant pour le comprendre et le saisir ». Or, la compréhension est perçue, par Levinas, comme l’outil théorique privilégié par les sciences humaines que sont l’ethnologie et l’anthropologie. D’après lui, il existe une continuité réelle, « une convergence significative »[24] entre la mise en cause de la subjectivité opérée par les sciences humaines et la « pensée philosophique la plus influente de ce siècle qui se veut déjà post-philosophique » : la pensée de Heidegger. En rattachant la notion de subjectivité transcendantale à une certaine orientation métaphysique de la philosophie occidentale et en remarquant que cette philosophie se termine, Heidegger croit pouvoir en déduire que le « sujet » a fait son temps. Celui-ci se voit contesté sa singularité puisqu’exister, pour lui, consiste à participer à l’Être. Participation qui se joue dans le langage lui-même, qualifié de « demeure de l’Être ». Dès lors, tout ce qui se dit relève avant tout et nécessairement de l’ontologie, en ce qu’il ne peut y avoir de séparation radicale et absolue avec le domaine qu’elle circonscrit. Levinas propose un parallèle entre l’analytique existentiale et la pensée structurale. Selon lui, elles aboutissent toutes deux à un résultat similaire : celui d’un effacement du sujet. Lévi-Strauss évoque d’ailleurs cet effacement dans un ouvrage intitulé L’homme nu. Ainsi, après avoir affirmé que la conscience qui se dédie au savoir « demeure d’ordre intellectuel », Lévi-Strauss s’empresse d’ajouter la précision suivante – dont il souligne la portée ontologique – « elle ne diffère pas substantiellement des réalités auxquelles elle s’applique, […] elle est ces réalités mêmes accédant à leur propre vérité. »[25].
Levinas observe ainsi que « l’anti-platonisme » de la philosophie contemporaine et des sciences humaines reconduit, à sa manière, la logique de l’ontologie fondamentale. Si bien que
Il n’y aurait pas de totalité dans l’être mais des totalités. Rien ne les engloberait. Elles seraient soustraites à tout jugement qui se prétendrait dernier. On dit : l’être est historiquement, il requiert les hommes et leur devenir culturel pour se rassembler. On dit : l’unité de l’être, à tout instant, consisterait simplement dans le fait que les hommes se comprennent, dans la pénétrabilité des cultures les unes aux autres ; cette pénétrabilité ne saurait se faire par l’entremise d’une langue commune, traduisant, indépendamment des cultures, les articulations propres et idéales des significations et rendant, en somme, inutiles ces langues singulières.[26]
Dans cet extrait, l’on comprend que c’est le refus de l’idéalisme qui prévient et entrave le jugement : les différentes cultures n’ont pas à être juger en ce sens qu’elles forment des « totalités » indivisibles, signifiant en vertu de leurs propres normes linguistiques. Pour autant, elles ne sauraient être complètement impénétrables les unes aux autres ; la démarche ethnologique ne consiste-t-elle pas en effet à les comparer afin d’y déceler des invariants où doit pouvoir se lire « l’unité de l’être » ? L’on comprend que, s’il existe une « pénétrabilité des cultures », celle-ci ne saurait reposer sur une « langue commune ». Ce syntagme n’est pas une référence au mythe babélien mais désigne une norme commune à l’aune de laquelle les cultures sont susceptibles d’être jugées. Une « langue commune » où se découvre l’universel promu par Levinas, qui n’est nullement « latéral » ou « oblique », se découvrant par des effets de comparaison ou d’écart, mais idéal et transcendant.
Ceci invite à considérer le motif du rejet, par Levinas, de cet « universel latéral » et anti-platonicien promu par Merleau-Ponty et « les sciences de l’Homme ».
I.2. Je est un autre
Pour ce faire, il apparaît nécessaire de s’en remettre à la généalogie des sciences humaines proposée par Lévi-Strauss dans Anthropologie structurale deux, en particulier dans un chapitre intitulé « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’Homme ». Dans ce texte, le fondateur de l’anthropologie structurale entend montrer que la pensée rousseauiste a frayé la voie à l’ethnologie et en serait même, à certains égards, le précurseur. Lévi-Strauss insiste sur un point en particulier : jusqu’à Rousseau, la pensée philosophique avait surtout eu à cœur de mettre l’homme « hors de question » lui assurant ainsi, avec l’humanisme, une « transcendance de repli »[27]. La pensée rousseauiste inaugure une ère de remise en question radicale de l’homme, en vertu du principe – double – qui la guide. Les deux versants de ce principe sont les suivants : celui de l’identification à autrui et celui du refus de l’identification à soi-même, c’est-à-dire du refus de tout ce qui peut rendre le moi « acceptable » [28]. Car
[…] pour parvenir à s’accepter dans les autres, but que l’ethnologue assigne à la connaissance de l’homme, il faut d’abord se refuser en soi.[29]
D’après Lévi-Strauss, ce principe demeurait inaccessible et « incompréhensible » tant que dominait une philosophie qui, « prenant son point de départ dans le Cogito, était la prisonnière des prétendues évidences du moi »[30]. Ainsi, la pensée cartésienne se fourvoie lorsqu’elle croit pouvoir passer directement de « l’intériorité d’un homme à l’extériorité du monde »[31] en ne voyant pas qu’entre les deux se tiennent des sociétés et des civilisations. Or, c’est précisément le refus de l’identification à soi-même – corrélé au désir d’identification à l’autre – qui seul permet, non pas seulement la découverte, mais aussi la reconnaissance du pluralisme culturel. De ce point de vue, et selon Lévi-Strauss, Rousseau aurait offert une anticipation de la fameuse formule rimbaldienne : « je est un autre »[32]. En anthropologie, il s’avère que la notion d’identité personnelle dérive d’une inférence et reste dès lors fortement marquée par « l’ambiguïté »[33] : les frontières entre l’autre et soi ne sont pas clairement circonscrites ; la subjectivité ne saurait donc être une donnée fixe et immuable mais un référent éminemment instable. A cet égard et pour reprendre l’expression merleau-pontienne citée précédemment, c’est un « universel latéral » qui se voit ici privilégié et non pas « un universel de surplomb », caractéristique d’un humanisme pré-rousseauiste teinté de cartésianisme pour lequel l’existence humaine ne s’atteste que par l’intermédiaire du cogito.
Or, dans une partie de l’ouvrage Humanisme de l’autre homme précisément intitulée « Les sciences humaines », Levinas conteste cette conception anthropologique et rousseauiste de la subjectivité, considérant que l’avènement des sciences de l’Homme signe « [l’élimination] du sujet de l’ordre des raisons »[34]. Autrement dit, le sujet, dans le discours qui l’énonce, ne détient pas la raison dernière de ce qu’il dit – sa parole étant toujours déjà inscrite dans un horizon culturel qui le dépasse et le contient. En vertu de cette imprégnation culturelle constante du discours subjectif, la congruence à soi, c’est-à-dire l’intériorité, se révèle impossible. Or, l’on se souviendra que c’est précisément en vertu de l’irrémissibilité de son être et de sa solitude radicale que le moi peut être déclaré véritablement responsable. La solitude, déclare Levinas dans Ethique et infini[35], marque l’évènement même d’être et signale que je ne peux partager mon existence, qu’il ne m’est pas permis de m’« identifier » à autrui. Mon être constitue ce qu’il y a de plus privé en moi et de plus incommunicable. Il n’y a donc nul hasard à voir figurer, en exergue de cette partie intitulée « Les sciences humaines » d’Humanisme de l’autre homme, le célèbre trilemme de Hillel[36] que Levinas interprète comme un appel à la responsabilité humaine, laquelle suppose et exige de renoncer à l’identification à l’autre. L’on comprendra, dès lors, que l’opposition de Levinas aux sciences de l’Homme trouve une justification dans l’économie de sa pensée. En effet, l’ethnologie, et l’anthropologie à sa suite, reposent sur un double principe – l’identification à l’autre et le refus de l’identification à soi-même – qui ne peut que mettre en péril une éthique fondée sur une responsabilité à laquelle nul ne peut prétendre se dérober. Une responsabilité qui suppose de faire fi de cette faculté « essentielle » à l’ethnologue, la « pitié », dont procède l’identification à l’autre et par laquelle autrui n’est pas seulement un parent, un proche, un compatriote, mais « un homme quelconque du moment qu’il est homme »[37]. En outre, ce qui sépare Levinas des sciences de l’Homme, c’est qu’il ne peut se résoudre à concevoir autrui comme « un homme quelconque ». C’est d’ailleurs dans ce refus que s’enracine l’expression « humanisme de l’autre homme » : l’humanisme n’est possible qu’à condition de considérer l’autre comme absolument autre, c’est-à-dire résolument incomparable à soi.
C’est donc une question de principe qui oppose l’éthique lévinassienne et l’anthropologie structurale lévi-straussienne. En ne soupçonnant pas qu’il puisse y avoir une « naissance première de la signification en dehors d’un être sans signification et en dehors d’une position historique où le langage se parle »[38], les sciences humaines témoignent d’une certaine ambiguïté à l’égard de l’éthique. Leur méthode repose en effet sur un décentrement devant néanmoins aboutir à cette découverte : l’autre est un je[39]. Le « refus de l’identification à soi » rencontre ici sa limite. Levinas s’emploie à souligner l’ambiguïté de l’intention humaniste guidant la démarche des sciences humaines dans un chapitre intitulé « Avant la culture » de l’article « La signification et le sens ». Dans ce bref chapitre, il commence par énoncer les termes du dissensus l’opposant à l’anti-platonisme de ces contemporains, déclarant « qu’avant la Culture […], la signification se situe dans l’Ethique »[40]. Autrement dit, et si l’on se souvient de l’affirmation d’après laquelle « l’éthique est philosophie première »[41], la Culture, contrairement à la première, ne possède pas de valeur principielle, elle ne fonde rien. Seule l’Ethique peut prétendre être fondatrice, en s’arrachant à la contingence des faits rassemblés par les sciences de l’Homme. A cet égard, l’éthique constitue même l’aune à partir de laquelle ces faits eux-mêmes peuvent être jugés. Une question se pose alors : pour quelle raison faut-il garantir au jugement éthique la possibilité de s’exercer ? Un détour par la pensée du signe et du symbole semble pouvoir en offrir la réponse.
II. Le « passage oblique » allant d’un signe à l’autre
L’enjeu consiste alors à découvrir cet « être sans signification » à partir duquel le sens devient possible, à déjouer la logique présidant au constant rattachement de la signification à l’expression culturelle pour finalement insister sur la priorité du sens par rapport « aux signes culturels »[42]. Le propos de Levinas est animé par cette seule conviction : la philosophie merleau-pontienne et les sciences humaines, pourtant animées d’intentions généreuses dès lors qu’elles s’attachent à reconnaître la contribution de l’ensemble des cultures humaines (sans hiérarchie ni distinction) à l’Histoire universelle, courent le risque de l’indifférentisme, car dorénavant « aucune signification ne saurait se détacher de ces innombrables cultures pour permettre d’[y] porter un jugement »[43]. Ce qui suscite la perplexité – si ce n’est même l’inquiétude – de Levinas, c’est l’oubli possible ou la perte probable de l’unité, a priori, du genre humain, que suscitent les découvertes ethnographiques, lesquelles supposent, par ailleurs, une suspension totale du jugement – celui-ci étant perçu comme une entrave au bon déroulement de l’enquête, seulement capable d’en perturber le cours par les attentes sociales relatives ou les biais culturels spécifiques de l’anthropologue. A ce stade de l’analyse, la réserve de Levinas peut paraître, si ce n’est injustifiée, du moins difficile à cerner. Quel argument pourrait-il en effet opposer à la critique de l’ethnocentrisme engagée par les sciences de l’Homme ? En essayant de reconstituer le raisonnement qui mène à cette réserve, il sera plus aisé de comprendre ce qui l’a motivée.
II.1. La genèse husserlienne du concept de « signe »
Il semble que la réticence de Levinas touche principalement à l’ambition fondatrice de la méthode structurale. En s’appuyant sur la linguistique, celle-ci parvient à rendre intelligibles différents systèmes sociaux et divers environnements locaux. Le sens, dès lors, provient d’un principe de différenciation (mobilisable à différentes échelles) dont Merleau-Ponty s’attache à donner un aperçu dans un texte intitulé « Sur la phénoménologie du langage »[44] :
Il s’agira, non d’un système de formes de signification clairement articulées l’une sur l’autre, non d’un édifice d’idées linguistiques construit selon un plan rigoureux, mais d’un ensemble de gestes linguistiques convergents dont chacun sera défini moins par une signification que par une valeur d’emploi. Loin que les langues particulières apparaissent comme la réalisation ‘brouillée’ de certaines formes de significations idéales ou universelles, la possibilité d’une telle synthèse devient problématique. L’universalité, si elle est atteinte, ne le sera pas par une langue universelle qui, revenant en-deçà de la diversité des langues, nous fournirait les fondements de toute langue possible, mais par un passage oblique de telle langue que je parle et qui m’initie au phénomène de l’expression à telle autre langue que j’apprends à parler et qui pratique l’acte d’expression selon un tout autre style, les deux langues, et finalement toutes les langues données, n’étant éventuellement comparables qu’à l’arrivée et comme totalités, sans qu’on puisse y reconnaître les éléments commun d’une structure catégoriale unique.[45]
Cette proposition donne un parfait aperçu de la tendance amorcée par la philosophie de Merleau-Ponty, d’après Levinas : celle d’un refus des formes et des « idées linguistiques » régissant les pratiques langagières. Le syntagme de « geste linguistique » dit bien toute la réserve entretenue à l’égard d’un quelconque idéalisme de la signification. Dans le texte susmentionné, Merleau-Ponty tente de mettre à mal le rapport d’adhésion entre l’unité linguistique et l’unité signifiante. A cet égard, la notion même de « geste » verbal vient perturber cette relation d’adhésion en insistant sur le fait que les signes, loin de toujours véhiculer une signification qui leur appartiendrait « font tous ensemble allusion à une signification toujours en sursis »[46]. En ce sens, une langue ne saurait se réduire aux signes qu’elle manipule, car chacun de ces signes ne trouve son expression adéquate que par référence à « un outillage mental, à un certain aménagement de nos ustensiles culturels »[47]. Levinas observe alors qu’ici, la signification n’est pas seulement corrélative de la pensée ; en effet, à la « structure intellectualiste » liant intelligence et intelligible vient se superposer « un voisinage et un côte-à-côte, un apparentement »[48] unissant le sens et le signe à partir de l’histoire et de la culture. Si bien que
L’amour de la vérité qui plaçait, chez Platon, la pensée pure en face de la signification, se révèle ainsi trouble incestueux, à cause de cette consanguinité de l’intelligence et de l’intelligible, embrouillés dans le réseau du langage […].
Ainsi, Levinas voit-il dans la subordination de l’intellect à l’expression le geste anti-platonicien par excellence, celui auquel s’adonne la philosophie contemporaine (en particulier merleau-pontienne). En outre, notre auteur perçoit, dans cette priorité donnée au contexte (historique et culturel) une radicalisation de la proposition husserlienne d’après laquelle l’accès à la chose fait partie de la chose elle-même. Pour la philosophie contemporaine, l’acte de compréhension suppose de référer le sens des choses aux conditions d’accès à cette chose, c’est-à-dire à un contexte.
Dans un texte préparatoire à la rédaction de Totalité et infini et auquel viendra puiser abondamment l’article « La signification et le sens », Levinas s’emploie à discerner ce qui différencie les pensées de Husserl et Merleau-Ponty dès lors qu’il est question du langage, de la possibilité du sens. Dès les Recherches logiques, Husserl pose que « les essences ne peuvent être données sur la base des données sensibles qui leur servent d’exemples »[49]. Levinas voit dans cette logique la réhabilitation des formes archétypiques de la pensée platonicienne. Réhabilitation qui ne doit cependant pas faire oublier le rôle majeur accordé à l’objet sensible par Husserl. En effet, de son statut d’exemple fortuit chez Platon il en vient à acquérir, dans la phénoménologie husserlienne, une place de premier plan en permettant à l’œuvre transcendantale de s’accomplir. Autrement dit, le sensible s’avère indispensable à l’acte chargé de le transcender. C’est pourquoi Levinas affirme que, selon le fondateur de la phénoménologie,
L’objet sensible ne signifie pas comme un signe devenu inutile lorsqu’on trouve le signifié comme une borne placée au carrefour, et oublié quand la bonne direction est prise. L’objet sensible ne s’efface jamais devant la superstructure qu’il motive et suggère.[50]
D’une certaine façon, la phénoménologie husserlienne contribue à la découverte de cette noblesse du sensible que n’avait pas soupçonné la philosophie platonicienne, dans la mesure où l’objet des sens ne possède pas pour unique fonction de désigner la réalité abstraite dont il serait simplement le support accidentel. Ainsi se trouve-t-il être, avant tout, « signe de lui-même ». Ce que Levinas entreprend de synthétiser de la manière suivante : « tout l’idéalisme transcendantal des Ideen I consiste à impliquer dans les objets les voies d’accès qui y mènent »[51]. Levinas tient à le préciser : l’accès à l’objet ne ressort pas seulement d’ « intentions désincarnées »[52], il n’est pas visé par un « je pense » de nature transcendantal, mais implique les objets vers lesquels la conscience se ménage une voie d’accès. A cet égard, le rôle transcendantal endossé par « tout ce qui semblait objet à l’idéalisme classique est certainement l’une des nouveautés de la phénoménologie »[53]. Levinas ajoute que cette nouveauté se manifeste également dans l’affirmation du « lien indissoluble » rattachant la signification « à la considération et à la compréhension de tout l’enchevêtrement des relations concrètes [menant] vers ces significations ».
II.2. Le symbole et le signe
Mais à la différence de Husserl, pour qui l’intelligibilité provenait, avant tout de « la présence du signifié en pleine lumière »[54], à sa présentation « en chair et en os » et au remplissement de l’intention qui le vise, Merleau-Ponty ne conçoit pas de signification en dehors du devenir historique et culturel qui le suggère. Dans la perspective merleau-pontienne, la signification dépend, certes, de perceptions directes, mais pas exclusivement : elle aurait également partie liée avec le symbole. D’après l’interprétation qu’en livre Levinas, la pensée merleau-pontienne s’appuie sur la capacité à la symbolisation propre au langage afin de rendre compte de la venue du sens. Dès lors, le sens ne saurait combler une intention qui le précède ou l’oriente. La signification advient non pas parce qu’« elle possède la vertu de rassasier la faim de l’intention symbolique, mais au contraire par le fait de se montrer à partir du symbole lequel renvoie à un autre symbole »[55]. Dès lors, c’est ce « passage oblique » d’un symbole à l’autre qui conditionne l’accès à la signification. Par le principe hérité de la linguistique structurale, selon lequel les signes n’acquièrent leur identité propre que par un jeu de différenciation, la signification vise donc des écarts entre signes.
Conclusion
D’après la lecture qu’en propose Levinas, la « phénoménologie du langage » merleau-pontienne et les sciences humaines partent du principe que « l’humain, c’est le culturel »[56]. Or, c’est sur ce point précis que Levinas entend faire porter sa critique : il ne saurait admettre l’existence d’un sens en attente perpétuelle de son édification dans une culture déterminée et en vertu des écarts qu’elle manifeste à l’égard des cultures qui l’environnent. La thèse lévinassienne, qui entend réhabiliter un certain platonisme seul à même, d’après elle, de maintenir l’idée d’humanité une et universelle, ne saurait toutefois être totalement dupe et naïve. Levinas reconnaît qu’il existe un « danger » réel à séparer ainsi les significations du devenir : « l’émancipation des esprits » promis par l’idéalisme peut toujours « fournir le prétexte à l’exploitation à la violence »[57]. Cependant, il ne peut renoncer à l’idée d’un homme abstrait dans les hommes, permettant de « proclamer la valeur absolue de la personne [en englobant] dans le respect qu’elle lui porte jusqu’aux cultures où ces personnes se tiennent et où elles s’expriment »[58]. En ce sens, l’idéalisme platonicien, tel qu’interprété par Levinas, ne saurait s’opposer au particularisme culturel : il en offre même la reconnaissance pleine et entière, à-travers la personne qui le manifeste. C’est ici sans doute que s’atteste et s’accuse l’opposition entre Levinas et les sciences humaines. En effet, pour Levinas il ne s’agit pas tant d’admettre qu’une culture est digne d’être reconnue pour elle-même, mais d’affirmer la dignité de cette culture en tant qu’autrui en est le porteur et en témoigne.
[1] Notre propos s’appuiera plus particulièrement sur la lecture du texte qui ouvre Humanisme de l’autre homme (Humanisme de l’autre homme(1972), Paris, Le livre de poche, 1987), à savoir « La signification et le sens » d’abord paru sous la forme d’un article dans la Revue de Métaphysique et de Morale en 1964. Dans ce texte Levinas expose les motifs de son dissensus à l’encontre de la « philosophie contemporaine » dont Merleau-Ponty serait, d’après lui, la figure emblématique. Notons que, depuis 2009 et la publication du second volume des Inédits de Levinas (Parole et silence et autres conférences inédites) il est possible de lire un texte intitulé « La signification » (voir l’ « Appendice I »), sur lequel celui-ci semble s’être appuyé, aussi bien pour rédiger l’article susmentionné (certains passages, nombreux, se recoupent d’un texte à l’autre) que pour élaborer la pensée du langage développée dans la première section de Totalité et infini. La présente étude se réfèrera aussi à la seconde partie du recueil Humanisme de l’autre homme, intitulée « Sans identité », laquelle commence par un texte bref ayant pour titre « Les sciences humaines ».
[2] Nous empruntons cette expression à Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux (1973), Paris, Pocket, 2003, p. 45.
[3] Théétète, trad. Michel Narcy, Paris, G-F Flammarion, 1994, [172a].
[4] A ce propos, on lira avec profit le bel article d’Ari Simhon intitulé « La mauvaise conscience de l’Européen. Levinas devant Lévi-Strauss », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, no 47, 2010, p. 113-130.
[5] A ce propos, l’on peut se reporter au premier chapitre de La Pensée sauvage, intitulé « La science du concret » où Lévi-Strauss écrit : « […] il existe deux modes distincts de pensée scientifique, l’un et l’autre fonction, non pas certes de stades inégaux du développement de l’esprit humain, mais des deux niveaux stratégiques où la nature se laisse attaquer par la connaissance scientifique : l’un approximativement ajusté à celui de la perception et de l’imagination, et l’autre décalé ; comme si les rapports nécessaires qui font l’objet de toute science – qu’elle soit néolithique ou moderne – pouvaient être atteints par deux voies différentes : l’une très proche de l’intuition sensible, l’autre plus éloignée. Tout classement est supérieur au chaos ; et même un classement au niveau des propriétés sensibles est une étape vers un ordre rationnel », p. 28-29. A noter : La Pensée sauvage est dédiée à la mémoire de M. Merleau-Ponty, décédé un an avant sa publication, en 1961. Nous nous référons à l’édition de poche de La Pensée sauvage, parue chez Pocket en 1990.
[6] Dans l’article « De Mauss à Claude Lévi-Strauss », Merleau-Ponty donne la description structuraliste du « signe », il écrit : « […] le signe linguistique est diacritique – […] il n’opère que par sa différence, par un certain écart entre lui et les autres signes, et non pas d’abord en évoquant une signification positive », Signes, Paris, Gallimard Folio-Essais, p. 188.
[7] Voir Signes, op.cit., p. 75.
[8] Ibid., « De Mauss à Claude Lévi-Strauss », p. 193.
[9] Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 26.
[10] Ces noms, et singulièrement celui de Merleau-Ponty, émaillent les textes rassemblés sous le titre Humanisme de l’autre homme, mais se trouvent aussi présents – quoique de manière plus elliptique – dans le recueil intitulé Quatre lectures talmudiques. Voir en particulier l’introduction où le structuralisme de la « pensée sauvage » se trouve opposé à la démarche herméneutique promue par l’étude talmudique.
[11] Voir le texte précédemment cité : « De Mauss à Claude Lévi-Strauss », dans Signes.
[12] Ibid., p. 189.
[13] Ibid.
[14] Ibid.
[15] Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 40.
[16] Ibid.
[17] Signes, op.cit., p. 193.
[18] La prose du monde, Paris, Gallimard-TEL, p. 182-203.
[19] Ibid., p. 187.
[20] Ibid., p. 194.
[21] Ibid., p. 197. Nous soulignons.
[22] Emmanuel Levinas. Essais et entretiens, Arles, Actes Sud-Babel, 1996, p. 161-162.
[23] Totalité et infini (1961), Paris, Le livre de poche, 1990, p. 36-37.
[24] Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 99.
[25] L’homme nu (1964), Paris, Plon, 2014, p. 561-563.
[26] Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 38.
[27] Anthropologie structurale deux, op.cit., p. 50.
[28] Ibid., p. 51.
[29] Ibid., p. 48.
[30] Ibid.
[31] Ibid.
[32] Citée par Lévi-Strauss, ibid., p. 49.
[33] Ibid.
[34] Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 96.
[35] Ethique et infini, Paris Le Livre de poche, 1984, p. 49-50.
[36] Talmud de Babylone – Traité Aboth 6a « Si je ne réponds pas de moi, qui répondra de moi ? Mais si je ne réponds que de moi – suis-je encore moi ? », cité dans Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 95. La dernière partie du trilemme trouvera une interprétation favorable dans la dernière grande œuvre de Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, où Levinas fera droit à l’idée d’une responsabilité pour autrui, qui ne prendra cependant pas prétexte d’une identification à l’autre pour s’affirmer, mais d’un moi non plus seulement rivé à soi mais rivé à l’autre. Cette responsabilité pour autrui ne procède pas d’un acte délibéré, dont le moi aurait l’initiative pleine et entière. La responsabilité pour l’autre est antérieure à toute délibération.
[37] Anthropologie structurale deux, op.cit., p. 50.
[38] Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 23.
[39] Anthropologie structurale deux, op.cit., p. 49.
[40] Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 58.
[41] Voir à ce propos le texte de la conférence donnée en 1982 à Louvain, « L’éthique comme philosophie première » (repris chez Payot-Rivages Poche en 1998 sous le titre Ethique comme philosophie première) dans laquelle s’affirme la radicalité de l’éthique lévinassienne, qui repose sur une « mauvaise conscience », c’est-à-dire sur une conscience défectueuse car non-intentionnelle.
[42] Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 59
[43] Ibid.
[44] Signes, op.cit., p. 137-158.
[45] Ibid., p. 141-142.
[46] Ibid., p. 143.
[47] Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 32.
[48] Ibid.
[49] Emmanuel Levinas, Œuvres 2. Parole et silence et autres conférences inédites, MEC/Grasset, 2011, p. 357.
[50] Ibid.
[51] Ibid., p. 358. Voir également les Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie pures, trad. P. Ricoeur, Paris, Gallimard-TEL, 1950, p. 174 : « la chose qui apparaît aux sens, qui a les formes sensibles, les couleurs, les propriétés olfactives et gustatives, ne sert nullement de signe pour une autre chose, mais dans une certaine mesure de signe pour elle-même. »
[52] Œuvres 2, op.cit., p. 358.
[53] Ibid.
[54] Ibid., p. 359.
[55] Ibid., p. 359.
[56] Ibid., p. 365.
[57] Humanisme de l’autre homme, op.cit., p. 59.
[58] Ibid., p. 59-60.