2023EmergenceSciences et métaphysiqueune

L’esprit d’un monde sans esprit

Print Friendly, PDF & Email

Biographie

Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, professeur invité à Chicago, Berlin, Lausanne, Northwestern, Laval parmi d’autres, Jocelyn Benoist est auteur d’une œuvre forte de plus de vingt ouvrages, dont Le bruit du sensible, Paris, Cerf, 2013, Ladresse du réel, Paris, Vrin, 2017, Réalismes anciens et nouveaux, Paris, Vrin, 2018, et de deux cent cinquante articles. Après s’être imposé comme l’un des principaux spécialistes de Husserl et de la phénoménologie, il mène depuis plus d’une dizaine d’années une réflexion dont le thème central est le « problème du réalisme ».

Résumé

Le réalisme de Maurizio Ferraris, qui repose sur un certain usage de la notion d’émergence, partage avec d’autres formes de nouveaux réalismes le fait d’être un antiréductionnisme. En même temps, contrairement à la version du nouveau réalisme notamment défendue par Markus Gabriel, il ne s’agit pas pour lui de rejeter par principe le naturalisme. La construction ontologique proposée par le philosophe italien suppose au contraire, à sa base, une robustesse du naturalisme. La question dès lors, devient celle de l’émergence de l’esprit, de l’intentionalité, du sens, dans un monde qui en est fondamentalement dépourvu. L’aspect le plus fascinant de cette démarche réside dans la mise en lumière, au principe des attitudes et pratiques intentionnelles, de la puissance constitutive de la répétition aveugle, en amont de l’intentionalité.

Mots-clés : Réalisme – Nouveau Réalisme – Intentionalité – Esprit – Émergence

Abstract
Maurizio Ferraris’ realism, based on a certain use of the notion of emergence, shares antireductionism with other forms of New Realism. At the same time, unlike the version of New Realism advocated by Markus Gabriel in particular, it does not reject naturalism on principle. On the contrary, the ontological construction put forward by the Italian philosopher assumes, at its core, a robustness of naturalism. The question, then, becomes how spirit, intentionality and meaning can emerge in a world that fundamentally lacks them. The most fascinating aspect of this approach lies in highlighting the constitutive power of blind repetition at the root of intentional attitudes and practices.

Keywords: Realism – New Realism – Intentionality – Mind – Emergence


C’est avec une joie toute particulière que je saisis l’occasion qui m’est offerte par Pauline Nadrigny et Florian Forestier de m’exprimer sur le livre de Maurizio Ferraris Émergence[1]. J’ai eu l’honneur et le plaisir d’accueillir la traduction de cette œuvre par Sabine Plaud dans la collection « Passages » que je dirige aux Editions du Cerf. En tant que coordinateur d’un pôle de recherches consacré aux nouveaux réalismes dans leur diversité et que directeur de collection, j’avais organisé le samedi 13 octobre 2018 à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, en collaboration avec Bernard Bourdin, directeur du Centre d’Études du Saulchoir, une journée d’études autour de la traduction française, parue au printemps 2018. Lors de cette rencontre étaient intervenus, outre Maurizio Ferraris lui-même, qui avait présenté son livre, notamment Pauline Nadrigny, Florian Forestier, Pierre Fasula, Jeanne-Marie Roux, Jim Gabaret, Dominik Jarczewski et Iris Brouillaud. Last but not least, Markus Gabriel, accueilli cet automne-là par notre centre de recherches à Paris 1 grâce au soutien de la Fondation Humboldt, nous avait fait l’honneur d’apporter sa voix à cette manifestation en nouant avec Maurizio Ferraris un débat particulièrement significatif des discussions internes qui traversent aujourd’hui le courant philosophique connu sous le nom de « nouveau réalisme ». Cette journée de l’axe EXeCO (« Expérience et connaissance ») du Centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne (composante de l’UMR 8103, ISJPS), en lien avec notre programme de coopération avec l’université de Bonn (Laboratoire International Associé CRNR : « Centre de Recherche sur les Nouveaux Réalismes »), constitua donc une occasion d’échanges particulièrement intenses au sein même du réalisme se faisant.

L’initiative heureuse prise par Pauline Nadrigny et Florian Forestier de donner une suite éditoriale à cet événement, sans non plus qu’il s’agisse exactement d’actes, mais d’une publication originale, crée pour moi la possibilité de dire mon mot. Encombré de mes trop nombreuses casquettes de directeur de collection, responsable de programme de recherche, et organisateur de l’événement, je m’étais abstenu d’intervenir lors de cette journée. En tant qu’invité extérieur dans une publication autonome, il m’est plus facile de le faire. On ne verra dans ces quelques lignes rien d’autre que l’expression différée de l’affection que je porte à Maurizio, mais aussi et surtout de l’immense intérêt que suscite en moi son livre en tant que significatif de son chemin de pensée.

Maurizio Ferraris est un auteur extrêmement prolifique. Depuis vingt ans maintenant et ce qu’on pourrait appeler le « tournant réaliste » qui l’a conduit à tourner le dos à la « pensée faible » (pensiero debole) et à toute forme d’herméneutique déconstructive en général, il n’a cessé d’explorer les voies du réalisme. Ce qui est très remarquable dans cette pensée constamment en mouvement, c’est cependant que, sans aucun reniement, elle sera ainsi passée, d’année en année, d’une forme à une autre de réalisme, en déclinant des figures très multiples, ces différences n’étant pas reconductibles à de simples différences de contenu – suivant ce dont, à telle ou telle étape de la démarche de Maurizio Ferraris, la réalité se voit affirmée – mais concernant certainement aussi, à chaque étape, le principe même de définitiondu réalisme. Il n’y a pas nécessairement de contradiction entre ce que Maurizio Ferraris a pu placer, dans ses essais successifs depuis vingt ans, sous le nom de « réalisme ». Il faudrait sans doute plutôt parler d’approfondissement et, par certains côtés, de la radicalisation d’une intuition, qui l’a progressivement conduit vers sa thèse actuelle, qui consiste à mettre en avant le primat de la technologie dans le sens de la réalité[2]. Il n’en est pas moins certain que, dans sa recherche d’une position philosophique réaliste, cette pensée au travail est passée par différentes définitions du réalisme, qui lui ont certainement permis d’ouvrir successivement autant de dimensions du concept de réalisme qu’elle défend finalement : sous la plume de Maurizio Ferraris, réalisme esthétique[3] ou perceptuel et gestaltique, réalisme du « monde extérieur »[4], réinstitution de l’ontologie en philosophie première (en tout cas par rapport à l’épistémologie)[5], réalisme documental[6], réalisme constructionniste (et non constructiviste)[7], réalisme négatif, réalisme positif[8], réalisme herméneutique[9], technique et documédial[10], la technologie destituant finalement en un sens l’ontologie de son statut de philosophie première, ont ainsi constitué successivement autant de visages du réalisme.

Dans cette exploration, aussi endurante que dynamique puisque capable, au fur et à mesure, de transformer ses objectifs, Émergence, livre de dimensions relativement modestes et de ton plutôt populaire – comme d’autres livres de Maurizio Ferraris, mais pas tous ses livres – représente une tentative de systématisation – l’une des tentatives de systématisation qu’il a pu engager. En effet, sous ses apparences modestes et relativement faciles d’accès, le livre propose en fait une caractérisation d’ensemble du réalisme défendu par son auteur. Ce réalisme serait un émergentisme.

Si l’on compare cette tentative à d’autres pas trop éloignées chronologiquement dans la trajectoire de leur auteur, la fonction dévolue ici au concept d’« émergence » paraît claire : il s’agit d’un des essais du philosophe italien pour résoudre la question du caractère global de son réalisme et plus précisément de la solidarité entre ce qu’on pourrait appeler les différents étages de celui-ci. On rappellera pour mémoire la stratégie déployée dans le Manifeste du nouveau réalisme, antérieur de quatre ans. Sur la base de l’affirmation de la réalité de la première nature, irréductible à toute construction, réalité étendue à la perception, la question se pose de la réalité de la seconde : celle de la culture et de ce qu’on appellera la vie sociale en général. À cette question, la réponse indiquée plus que développée dans le Manifeste – qui est un texte de style encore beaucoup plus populaire qu’Émergence – est, dans les pas de Searle, apparemment constructionniste. Le monde de la culture est réel en tant qu’il est construit et non pas bien qu’il soit construit[11]. Une telle réponse, qui, dans sa simplicité, se situe clairement en retrait par rapport à certains aspects centraux de la pensée propre de l’auteur – mais il s’agit d’un manifeste – ne peut être entièrement satisfaisante dans son principe.

Elle semble accorder des pouvoirs exorbitants à l’intentionalité, pouvoirs dont on ne sait pas bien d’où ils viennent : ceux de constituer de part en part un monde, ou en tout cas une couche du monde. En un certain sens, la notion d’« émergence » n’a d’autre rôle que de dépasser cette aporie et de cerner l’origine de ces pouvoirs. Ou, diront certains, de sanctionner définitivement l’impossibilité d’y assigner une origine puisque l’émergence, en règle générale, est le cache-sexe de notre ignorance : nous parlons d’« émergence » précisément quand nous ne savons pas d’où vient quelque chose ou, le sachant, sommes néanmoins bien en peine de dire comment cette chose, étant ce qu’elle est, peut bien provenir d’où nous prétendons la tirer.

Je crois qu’on aurait tort de vouloir nettoyer le terme « émergence » de ce parfum d’énigme qu’inévitablement il porte avec lui. Une émergence bien sûr suppose de la nouveauté. Elle se produit ou ne se produit pas. Surtout, elle n’était peut-être pas nécessaire – même si sur le temps long elle était peut-être probable, voire très probable. Une émergence n’est de toute façon pas une dérivation, déployant simplement des éléments déjà là ou se contentant de les recombiner, et encore moins une déduction. En parlant d’« émergence », Maurizio Ferraris s’inscrit donc dans la lignée des penseurs pour lesquels il n’est pas vrai que tout ait toujours déjà été là : ceux qui accordent une forme de nouveauté et de fécondité au réel – comme, dira-t-on pour le provoquer, Nietzsche ou Bergson. Il est essentiel, dans une telle perspective, que du nouveau puisse se produire : quelque chose qui n’était pas d’abord donné.

D’un autre côté, la pointe du concept d’émergence réside en ce que, pour comprendre ce plus-que-donné, on n’a jamais que le donné. Ce qui émerge émerge à partir de ce qu’il y a, purement et simplement. L’émergence, comme telle, n’a pas de principe externe. C’est ce qu’elle a d’apparemment énigmatique. Car comment, à partir du donné, pourrait-on arriver à plus que le donné ?

Cette insistance sur ce qu’on pourrait appeler – et ce qu’il appelle parfois – un principe de facticité : pour expliquer ce qui se passe, on n’a jamais que le donné, est aussi bien ce qui confère sa touche apparemment réductionniste au propos de Maurizio Ferraris. Une tonalité philosophique à laquelle on peut être enclin à résister – dans la journée consacrée au livre, je pense que, en des sens divers, les interventions de Pierre Fasula et Markus Gabriel témoignaient d’une telle résistance. Pourtant, l’émergentisme ne peut être taxé de réductionnisme : en effet s’il y a émergence, c’est que des seuils sont franchis et que finalement nous découvrons donné ce qui d’abord ne l’était pas. Ontologiquement, bien sûr, l’émergentisme est un anti-réductionnisme.

Il est, cependant, des réductionnismes plus subtils, qui s’expriment autrement que par le choix d’une ontologie restrictive. Le réalisme de Maurizio Ferraris est généreux en ce qu’il reconnaît plusieurs niveaux d’entités et ne restreint assurément pas le réel par exemple à la seule figure du réel physique – même s’il accorde à celui-ci, à l’encontre de tout constructivisme, une forme de robustesse fondamentale. En revanche, on y trouve certainement à l’œuvre une forme de réductionnisme dans l’explication causale. En un certain sens, on pourrait dire – pour employer les catégories métaphysiques traditionnelles – que le philosophe italien cherche à expliquer le supérieur par l’inférieur. Ou plus exactement, ce que nous dit l’émergentisme, c’est que nous n’avons jamais que celui-ci pour expliquer celui-là. Ce réductionnisme des causes confère précisément au concept d’émergence sa valeur corrosive et métaphysiquement critique. Le supérieur, fondamentalement, provient de l’inférieur.

Ce réductionnisme causal constituera sans nul doute une ligne de partage dans le camp des (nouveaux) réalistes. Maurizio Ferraris semble y trouver comme une forme de principe de réalité et le principe même d’une philosophie réaliste, c’est-à-dire aussi qui renonce à certaines idéalisations – à commencer par le motif d’une genèse idéale de l’Esprit. D’autres, comme Markus Gabriel apparemment, défendront un réalisme qui se définira d’abord comme un réalisme de l’Esprit ou d’entrée de jeu de la réalité-avec-Esprit. Là où on cherche des causes au spirituel, il faudrait regarder du côté du spirituel et il ne serait nul besoin de raccrocher la réalité à un socle fondamental d’où elle procèderait par émergence et qui serait sans Esprit. Derrière le désir d’un tel ancrage, il faudrait déceler cette même crampe mentale que j’ai pu moi-même dénoncer, qui consiste à croire qu’il y ait une adresse, au sens d’une adresse privilégiée, du réel[12]. Comme si le départ dans la réalité physique constituait une garantie, et une condition sine qua non de réalité.

Qu’on rencontre quelque chose de cet ordre au principe du réalisme de Maurizio Ferraris est peu douteux. Son tournant réaliste, amorcé dans les dernières années du XXe siècle, contre l’orientation dominante de la philosophie et de la pensée[13] continentales de la seconde moitié de ce même siècle, est certes d’abord passé par la réaffirmation de l’irréductibilité et de l’autonomie de la première nature (moyennant son extension, suivant un geste décisif, à la perception[14]) par rapport à la seconde, mais aussi, essentiellement, par celle de la priorité de la première sur la secondeet l’affirmation d’une dépendance ontologique de la seconde par rapport à la première.

Je ne suis pas sûr que je serais prêt à suivre Maurizio Ferraris dans ce geste philosophique qui consiste à instituer une hiérarchie ontologique, ou à y souscrire implicitement. Je reviendrai sur ce point pour terminer. Il est possible que l’émergentisme veuille encore trop expliquer, c’est-à-dire expliquer là où il n’y a pas lieu d’expliquer, obéissant en cela encore à une pulsion métaphysique. Je vois cependant un bénéfice à la posture émergentiste qui est de nous permettre d’échapper à une autre métaphysique, c’est-à-dire une autre façon de prétendre assouvir le besoin d’explication au-delà des limites dans lesquelles la notion d’explication a un sens. Cette métaphysique alternative, je la nommerai « spiritualisme », en tant qu’elle prétend tout d’abord qu’il y aurait quelque chose à expliquer – ce qui la range comme l’émergentisme au rang des métaphysiques – qu’on appellerait « l’Esprit », puis que, contrairement à l’émergentisme, elle prétend expliquer l’Esprit par lui-même. Dans ce dispositif, contrairement à celui de l’émergentisme, ce serait en effet par l’Esprit qu’il faudrait expliquer le passage de ce qui est dépourvu d’Esprit – le purement matériel – à ce qui en est pourvu.

En fait, je ne suis pas sûr qu’il y ait un sens à vouloir, en général, expliquer le passage de ce qui est dépourvu d’Esprit à ce qui en serait pourvu ; mais il me semble que, à cet égard, il faut reconnaître à l’émergentisme au moins une grande force négative : à savoir de faire apparaître l’inanité de tous ces redoublements rhétoriques par lesquels une certaine tradition philosophique – appelons-la donc « spiritualisme » – a prétendu expliquer l’Esprit par l’Esprit : comme s’il fallait chercher dans l’Esprit l’opérateur par lequel ce qui, d’abord, était dépourvu d’esprit s’en est finalement avéré pourvu. Or, s’il n’est pas sûr qu’il y ait un sens autre qu’équivoque à demander comment ce qui n’est pas pourvu d’esprit pourrait finalement le devenir, il semble bien en tout cas qu’une chose soit claire : comment l’Esprit pourrait-il faire quoi que ce soit – et donc donner l’Esprit – là où il n’est pas ? Le principe même en vertu duquel il constituerait, sous une forme ou une autre, la force qui rendrait spirituel ce qui ne l’était pas est tout à fait inintelligible, et il faut se montrer reconnaissant à l’émergentisme de nous débarrasser de cette fiction.

On devinera à ces lignes que je suis moins heurté par le fond de naturalisme qu’on trouve présent, sous une forme évolutionnaire, dans la pensée de Maurizio Ferraris, que certains de nos amis communs. En fait je le partage assez largement dans son versant négatif. Si on veut éviter l’aporie qui consisterait à concevoir l’engendrement du spirituel à partir du non-spirituel comme une œuvre de l’Esprit lui-même, qui donc devrait être déjà là où il n’est pas, il semblerait, en effet, qu’il ne reste plus qu’à nier purement et simplement l’existence du non-spirituel, et à affirmer que tout est toujours déjà spirituel – se mettant ainsi en position de toujours pouvoir penser l’engendrement de ce qui est spirituel à partir d’une chose elle-même déjà spirituelle. Or je partage avec Maurizio Ferraris la conviction qu’un tel spiritualisme absolutisé, sans reste – rien ne se situerait, alors, en dehors de l’Esprit – est tout à fait incompatible avec un vrai réalisme. Le réalisme ne consiste certainement pas à réduire la réalité au non-spirituel – on laisserait alors échapper des pans entiers de cette réalité, et surtout on manquerait des dimensions de son sens-même ; mais céder au fantasme du tout-spirituel, c’est certainement aussi bien perdre pied par rapport à la réalité : la capacité à faire une différence entre ce qui a et n’a pas une valeur spirituelle est en effet une partie de ce que nous appelons sens de la réalité.

Évidemment, on dira qu’à ce compte seule l’humanité pour laquelle il y a une première et seconde nature – celle des Modernes – aurait l’apanage du « réalisme ». L’animisme, remis au goût du jour par un regard occidental plus soucieux de ses limites[15], ne remet-il pas en question cette frontière de l’existence de laquelle il semble que nous voulions faire dépendre le réalisme ?

En fait, je pense qu’on trouve chez Maurizio Ferraris une forme de modernisme – d’« illuminisme » au sens italien du terme par exemple très sensible dans le Manifeste du nouveau réalisme – et je ne suis pas sûr de le partager. Je crois néanmoins que le refus du spiritualisme généralisé qui constitue sans nul doute un aspect important de l’émergentisme a en un sens une portée universelle. Ce que nous avons nommé par défaut « Esprit », suivant une terminologie qui est celle de la modernité (qu’en l’occurrence on doit plus particulièrement à l’idéalisme allemand, avec l’opposition de la Natur et du Geist, régulièrement présentée comme à dépasser) et qui se veut universaliste, même si elle n’est pas exempte de stigmates religieux qui l’inscrivent aussi et d’abord dans une tradition culturelle déterminée, recouvre bien des choses et en vérité il n’est pas sûr qu’il s’agisse d’un concept bien formé[16]. Il reste que, partout où on attribue un mode d’existence ayant une certaine intensité – une intensité privilégiée comme le serait celle de l’Esprit – aux choses, c’est toujours par contraste avec ce qui en serait dépourvu. Ainsi les êtres animés de l’animisme n’ont-ils de valeur que par opposition à ceux que le même animisme traite comme non-animés ou en tout cas ne traite pas comme animés. Ce qui bien sûr n’identifie nullement l’animation de l’animisme à la spiritualité des systèmes de pensée qui opposent les êtres pourvus d’« esprit » (et qui seraient anti-nature) à ceux qui en seraient dépourvus (et qui seraient nature) ; mais en revanche nous ramène bien à ce point : qu’il n’y a de traitement du réel comme réel que celui qui fait des différences entre les êtres, et qui plus est des différences de statut et non simplement des différences d’identité. Un réalisme animiste est parfaitement concevable. L’animisme, même, j’en suis convaincu, est une des grandes façons d’affronter le réel. L’animisme réaliste, cependant, fera des différences, et pour lui tout ne sera pas animé. De la même façon, si tout est « Esprit », alors à coup sûr, on n’est pas dans le réalisme.

Il faudrait savoir donc gré à l’émergentisme, en premier lieu, d’avoir su remettre en avant cette vérité aussi humble que fondamentale : il n’y a pas que l’Esprit. En des temps de pénombre ontologique où l’affirmation de la réalité de l’Esprit peut déboucher sur l’apologie de l’irréel, une telle prophylaxie ne sera pas inutile.

Cependant, l’affaire ne s’arrête pas là, évidemment. L’émergentisme ne se contente pas de refuser de placer toujours déjà le non-spirituel sous la coupe de l’Esprit. Sa pointe réside bien sûr dans une thèse sur les conditions d’advenue du spirituel.

Son grand accomplissement en la matière est, nous l’avons dit, de soutenir que celles-ci ne sont pas elles-mêmes spirituelles. Commençons à formuler ainsi la thèse négativement, car, certainement, la formulation négative ici a sa vérité propre, et peut-être plus indiscutable, et en tout cas en un sens plus fondamentale, que la formulation positive.

 L’idée est simple : on est conduit à parler d’« émergence » de l’Esprit, de l’intentionalité, du plan, du projet, etc. dans la mesure exacte où celle-ci ne répond pas elle-même à une intentionalité, un plan, un projet, etc. Tel est le sens concret qu’il y a à dire que l’Esprit ne se produit pas lui-même, mais « émerge » – en conservant à ce terme, pour l’instant, cette signification purement négative et, comme telle, minimale.

Il y a deux façons d’entendre cette négation. L’une est métaphysique, et je serais enclin à la prêter à Maurizio Ferraris, à la mesure même du désir d’explication qu’il semble encore nourrir. Elle consiste à accorder à la non-spiritualité de l’origine de l’Esprit la signification d’un manque : d’une négativité substantielle. On souligne alors que, du point de vue de l’Esprit lui-même, le fait de l’Esprit est purement contingent et « n’a pas de sens ». On ne trouvera jamais une intentionalité pour fonder l’intentionalité. Toutefois, parler ainsi, c’est toujours déjà créer l’illusion qu’il y ait eu un sens à chercher une telle intentionalité.

L’autre interprétation, qui a ma faveur, est grammaticale. Elle consiste à mettre en relief non pas le supposé fait suivant lequel « il n’y aurait pas » d’intentionalité de l’intentionalité, d’esprit de l’Esprit, etc., mais plutôt qu’il n’y a tout simplement pas de place pour ce genre d’expressions, dont le philosophe peut être enclin à attendre une signification, dans les jeux de langage associés à des termes tels que « intentionalité », « esprit », « sens », etc., dans les usages que nous en faisons. En même temps, loin de constituer par rapport à ceux-ci de nouveaux usages, de telles formules ne représentent généralement qu’un élargissement incontrôlé, non pensé comme tel, de ces usages confirmés. Lorsqu’on invoque une « intentionalité de l’intentionalité », on attend bien quelque chose comme une intentionalité au sens usuel du terme ; mais une intentionalité tout à fait à part, en même temps, puisqu’au lieu d’être intentionalité de quelque chose de défini, elle serait intentionalité de l’intentionalité – sans trop bien voir ce que cela pourrait vouloir dire.

L’avantage de l’analyse émergentiste de Maurizio Ferraris est qu’elle nous débarrasse de tous ces spectres et, globalement, de la manie du redoublement métaphysique. Le règne intentionnel n’a pas d’arrière-fond, et il n’y a rien d’intentionnel sur lequel il pourrait être fondé. Il ne se précède pas lui-même et ne peut compter que sur ses propres forces en guise d’intentionalité. L’intentionalité n’est intentionalité qu’en vertu de sa propre intentionalité.

La thèse émergentiste n’en reste cependant pas à ce seul point thérapeutique. Elle a un contenu positif et celui-ci suscitera peut-être la résistance de philosophes qui pourraient pourtant être assez enclins à partager le versant critique de l’analyse. Il donne en effet au propos une tonalité déterministe qui souvent est désagréable aux oreilles des philosophes.

L’idée positive, au-delà de l’absence de toute méta-intentionnalité présidant à la naissance de l’intentionnalité, est celle d’une production effective de l’intentionnel par des processus non-intentionnels. Je pense que, certainement, on trouve là le cœur de la pensée de Maurizio Ferraris, au centre par exemple de sa conception de la documentalité, entendue essentiellement comme enregistrement. Chez lui, le document n’est pas consignation et produit d’une intentionalité mais plutôt ce qui la permet. C’est parce qu’il y a des dispositifs d’enregistrement que quelque chose comme de l’intentionalité devient possible. Plus fondamentalement, la métaphysique proposée par Maurizio Ferraris accorde un rôle fondamental – le rôle fondateur – à la répétition. Une répétition sans âme, « bête » au départ[17], mais qui s’avère comme telle, en tant que stupide et sans âme, pourvue de générativité, et de fait source de ce dont elle est elle-même exempte : l’intentionalité.

Une telle thèse a assurément une dimension métaphysique et celle-ci soulève des difficultés ; je vais revenir sur ce point pour terminer. Quoi qu’il en soit, l’idée possède une valeur indépendamment ou en-deçà de cet engagement métaphysique et il semble que les penseurs de l’intentionalité seraient mal inspirés de se croire trop vite autorisés à l’ignorer. En effet, elle attire notre attention sur un point essentiel : à savoir le rôle irréductible joué, dans l’intentionnel, par le non-intentionnel comme tel.

Sans doute, on peut être gêné par ce qui, dans la position de Maurizio Ferraris, sonne comme du réductionnisme ou en tout cas paraît aller dans ce sens : celui d’une réduction de ce qui d’habitude est tenu pour intentionnel à des processus non-intentionnels. Cependant, ce n’est pas parce que l’irréductibilité d’une attitude ou d’une activité intentionnelle comme telle se voit reconnue que cela signifie qu’aucun comportement non-intentionnel n’y joue de rôle ès qualité, ni même un rôle essentiel. Bien sûr, s’il s’agit de nier la spécificité des activités constituant à suivre une règle (rule-governed) et de les réduire à la simple répétition d’automatismes, nous sommes confrontés à un vrai réductionnisme, et on ne voit plus bien ce qu’on peut trouver d’« émergence » dans ce qui s’identifie alors au simple retour du même. C’est une tout autre affaire, cependant, que de souligner le rôle essentiel joué par la répétition, et la répétition aveugle, dans notre capacité à suivre une règle. Ne peut devenir capable de suivre une règle que celui qui s’astreint à une discipline et le fondement de la discipline est la répétition stupide et mécanique, sans discuter et suivant le principe de « l’obéissance aveugle ». Il n’est pas incident, à cet égard, que Wittgenstein, pour caractériser le processus d’apprentissage de la règle, ait toujours employé le mot Abrichtung, que l’on traduira par « dressage » et qui s’applique en premier lieu aux animaux. Il ne s’agit pas, encore une fois, de réduire l’intentionnel au non-intentionnel, mais de se rendre compte que les chemins de l’intentionnel sont toujours aussi en grande part non-intentionnels.

Un charmant classique du cinéma d’arts martiaux hongkongais Retour à la 36e chambre (1980) fournit un apologue sur ce thème : Chu Jen-chieh est dépité de ce que les moines Shaolin ne veulent pas lui apprendre le kung-fu et l’accablent de corvées aussi dépourvues de sens qu’humiliantes ; ce qu’il ne comprend pas, c’est qu’en portant ses seaux d’eau, il apprend le kung-fu. On n’a pas besoin, cependant, de savoir qu’on apprend le kung-fu pour l’apprendre.

Évidemment, dira-t-on, l’exemple n’est pas parfait : car après tout, porter des seaux d’eau est une activité intentionnelle. Il s’agit cependant de ce qu’on pourrait appeler une activité intentionnelle de bas niveau par rapport à celle hautement sophistiquée à laquelle aspire le novice – ou en tout cas d’une autre activité que celle-ci. Quelque chose d’en un certain sens étranger à cette dernière intentionalité, et ainsi, selon sa mesure, « non-intentionnel », joue un rôle fondamental dans la possibilité de celle-ci. Ceci non pas simplement au sens où il s’agirait d’une voie possible pour cette intentionalité. L’incongruité du moyen insolite rend simplement plus manifeste son indifférence à l’intentionalité concernée. Mais il en est au fond toujours ainsi : il n’est pas d’exercice qui, pris en lui-même, ne frappe pas par sa stupidité, c’est-à-dire par son étrangeté à l’intentionalité dont il rend l’agent capable. Quiconque a fait des gammes le sait.

Ce que je lis chez Maurizio Ferraris comme une pensée de l’intentionalité limitée – c’est-à-dire pour laquelle il n’y a pas que de l’intentionnel, mais aussi la limite de l’intentionnel passe au cœur même de l’intentionalité et, en un sens, traverse chaque intentionalité – suscite évidemment toute ma sympathie.

Une des conséquences de cet engagement philosophique est la méfiance à l’égard des grands mots et de cette surestimation du poids de ce qu’on appelle « pensée », et dont en général on ne sait pas trop ce que c’est, caractéristique du monde intellectuel en général et des philosophes plus particulièrement.

De ce point de vue aussi, je ne peux qu’éprouver de la sympathie pour les analyses déployées dans Émergence. Anecdotiquement, il y a une dizaine d’années, l’éditeur, catholique, qui publiait la version italienne, traduite à partir d’un original distinct de celui que je choisis finalement de faire sortir en France, d’un de mes premiers essais ouvertement réalistes : Concepts[18], caractérisait dans une conversation la philosophie qui y était présentée comme un pensiero umile. Le qualificatif m’embarrassa, entre autres raisons, par ses relents chrétiens. Devinant ma gêne, mon interlocuteur sourit et m’expliqua qu’il voulait dire par-là qu’il s’agissait d’une pensée qui ne donnait pas tout à la pensée et reconnaissait la priorité de quelque chose d’autre sur elle. Ce point est probablement vrai par rapport à beaucoup de choses que j’ai faites ces quinze dernières années et évidemment, il me rend particulièrement attentif au discours de Maurizio Ferraris et, souvent, fonde une certaine forme d’accord avec ce qu’il dit.

Bien sûr, les histoires ne sont pas les mêmes : celles des personnes, mais aussi celles des pays, quelle que soit la grande proximité des milieux intellectuels français et italiens dans les quarante dernières années. Je pense qu’il n’est pas scandaleux de dire que sur la pensée de Maurizio Ferraris flottent par certains côtés les dernières ombres des années de plomb, qu’il s’acharne à dissiper : sa critique d’une certaine forme d’infatuation du discours devenu ivre de lui-même a des ressorts politiques, qui ne sont pas les miens.

S’il s’agit de dire qu’il faut préférer l’action d’un obscur homme politique d’un petit pays qui par un acte parlementaire modeste et sans éclat sauve la vie de dizaine de milliers de Juifs menacés de déportation[19] aux grands mots d’un intellectuel qui les laisse aller à la mort sans s’en émouvoir ou peut-être pire en s’en émouvant mais sans rien faire, comment ne pas être d’accord avec lui ? Le « retour à la réalité » a toujours aussi cette dimension éthique, et ce rappel à l’humilité de l’action réelle n’est pas le moindre intérêt d’Émergence.

En même temps, dans la réalité, sans doute, les grands mots ont aussi leur rôle à jouer. Ce qui est insupportable, précisément, c’est quand ils sont déconnectés de la réalité, et en particulier de la réalité humaine, à laquelle ils sont censés s’appliquer et qu’ils sont censés nous aider à améliorer. On peut et doit se scandaliser qu’une certaine philosophie prenne ses intentionalités pour des réalités et parle, finalement, en dehors de toute base réelle ; mais cela ne doit pas nous conduire à ignorer que le désir de ce qui est au-delà du réel – de ce qui est mieux que le réel – fait partie de notre réalité même et est un ressort très puissant de notre rapport à la réalité et de notre façon d’y être. A ces désirs, la philosophie n’a rien à redire, que de les conscientiser. Le réaliste n’est pas un briseur de rêves. Il doit nous aider à mieux, c’est-à-dire plus réellement, rêver : de façon à ce que nos rêves aient plus de sens, et plus d’effets.

Autre façon de dire que le réalisme ne signifie pas l’élision de toute dimension métaphysique dans notre rapport à la réalité, au seul sens honorable, platonisant, de ce méta- qu’on entend dans « métaphysique » : celui du dépassement de cette même réalité. Il porte bien plutôt la prise de conscience, difficile entre toutes – elle suppose qu’on renonce à tous les opiums préfabriqués – qu’il n’y a de sens à aspirer à ce dépassement que dans et depuis cette réalité même et qu’il ne pourra s’effectuer qu’en elle.

« Métaphysique », la pensée présentée dans Émergence l’est assurément, mais en un sens bien différent. Non pas par un désir de transcendance par rapport auquel elle manifeste à de nombreuses reprises une répugnance de principe, mais par ce désir d’explication causale auquel le thème émergentiste dans une certaine mesure répond. L’auteur ne prétend pas simplement minorer le rôle de l’intentionalité ou la remettre à sa place – ce que j’accepterais pour ma part comme une assez bonne définition du réalisme – mais il veut l’expliquer. L’émergence, on l’a dit, ce n’est pas simplement l’absence de cause intentionnelle à l’intentionnel comme tel, mais la production de l’intentionnel par et depuis le non-intentionnel. Une telle production est censée apporter une réponse à la question de l’existence de l’intentionnel. Pourquoi y a-t-il de l’intentionnel ? — Non pas parce qu’une méta-intentionnalité en aurait ainsi décidé, mais parce que les processus non-intentionnels qu’il y a dans le monde ont fini par le produire.

Le problème est que la question est en elle-même équivoque. S’il s’agit d’une question de genèse, affirmer que des structures de type intentionnel n’apparaissent que là où, auparavant, il y avait certaines régularités non-intentionnelles et que des régularités de certains types paraissent particulièrement favorables à l’apparition (« l’émergence ») de certaines de ces structures, ne semble pas poser de problème métaphysique. Il s’agit d’une question de fait, et c’est vrai ou faux.

La question devient « métaphysique », cependant, là où Maurizio Ferraris accorde au non-intentionnel une priorité non seulement chronologique, mais fondationnelle, transcendantale, comme il le dit parfois[20] : là où il semble faire dépendre le sens de l’intentionnel du non-intentionnel, comme s’il y avait – tout de même – un moyen de dériver l’un de l’autre. Or cette différence étant précisément une différence de sens, c’est évidemment impossible. Interroger un processus en tant qu’intentionnel ou que non-intentionnel, ce n’est pas poser le même type de questions, et la forme de leurs réponses n’est pas non plus la même. Conceptuellement, il n’y a pas de moyen de faire sortir de l’intentionnel du chapeau du non-intentionnel, si corrélé l’un puisse-t-il factuellement apparaître à l’autre.

A cet égard, ce n’est pas du tout la même chose d’attirer l’attention sur le fait que du non-intentionnel comme tel joue un rôle essentiel dans la possibilité même de l’intentionalité et d’affirmer que celle-ci « viendrait de » celui-là. L’action intentionnelle contrôlée (faisant preuve de self-control, comme dirait Peirce) n’est pas une extension de l’automatisme acquis par répétition : cet automatisme n’a la valeur de mise en place d’une attitude intentionnelle que suivant la norme et la mesure de cette attitude. Chu Jen-chieh ne sait pas et sans doute n’a pas besoin de savoir qu’il apprend le kung-fu pour l’apprendre. Pour qu’il y ait un sens à dire qu’il l’apprend, il faut cependant qu’il existe quelque chose qui s’appelle le kung-fu, et qui est une pratique pourvue d’un certain sens : une pratique intentionnelle.

En fait, pour comprendre le rôle surprenant que le non-intentionnel joue dans l’intentionnel, c’est de l’intentionnel qu’il faut partir. Ce rôle, donc, loin de fournir une preuve à la logique de l’émergence, pourrait bien constituer son point de rebroussement.

Ce n’est toutefois pas tant qu’on ne trouverait pas dans le non-intentionnel la réserve de carburant nécessaire pour expliquer l’intentionnel – qu’on se verrait alors logiquement dans la nécessité d’introduire une méta-intentionalité pour expliquer. C’est bien plutôt le projet même d’expliquer l’intentionalité qui boîte. Chronologiquement, le non-intentionnel, peut-être et probablement, a une priorité sur l’intentionnel mais logiquement, il n’en a aucune – comment pourrait-il en être autrement ? A partir du moment où on se place du point de vue où il y a un sens à parler d’intentionalité (c’est-à-dire celui de l’explication intentionnelle), c’est immédiatement que la réalité est à la fois intentionnelle et non-intentionnelle et il n’est ni besoin d’une intentionalité ni d’une non-intentionalité pour produire l’intentionalité à partir d’une absence d’intentionalité. En ce sens, l’intentionalité ne s’explique pas, non pas parce qu’elle serait « inexplicable » – en défaut réel d’explication – mais parce que c’est elle qui, en tant que régime d’explication, assigne ses propres limites et donne un sens à parler de « non-intentionnel ».

Je ne joindrai donc certainement pas ma voix à ceux qui, croyant posséder pour leur part une explication, reprocheraient à l’émergentisme d’échouer à expliquer l’intentionnel, mais m’inquiéterai s’il devait s’avérer que c’est ce que, à son tour, il a essayé de faire. Je ne discuterai pas de savoir si une telle métaphysique serait « la bonne », car je pense que, en ce sens, nous n’avons tout simplement pas besoin d’une « métaphysique » – mais en d’autres, si.

Si, en revanche, comme je le crois, l’émergentisme consiste à faire la part de la dose de naturalisme requis pour corriger l’idéalisme congénital de la philosophie moderne (et post-moderne)[21] et s’entend donc d’abord comme l’instrument d’une thérapie philosophique, alors, puisqu’il arrive à Maurizio Ferraris d’emprunter le vocabulaire de la « révélation »[22], il est une fort bonne nouvelle.

 

[1] Maurizio Ferraris, Emergenza, Turin, Einaudi, 2016 ; tr. fr. par Sabine Plaud, Émergence, Paris, Éditions du Cerf, 2018.

[2] Maurizio Ferraris, « Faire la vérité : proposition d’une herméneutique néo-réaliste », tr. fr. Sabine Plaud, in Jocelyn Benoist (éd.), Réalismes anciens et nouveaux, Paris, Vrin, 2018, p. 59-76.

[3] Maurizio Ferraris, Estetica razionale, Milan, Cortina, 1997.

[4] Maurizio Ferraris, Il mondo esterno, Milan, Bompiani, 2001.

[5] Maurizio Ferraris, Storia dell’ontologia (en collaboration), Milan, Bompiani, 2008.

[6] Maurizio Ferraris, Documentalità, Perché è necessario lasciar tracce, Roma-Bari, Laterza, 2009 ; tr.fr. Sabine Plaud, Documentalité, Paris, Éditions du Cerf, 2020.

[7] Maurizio Ferraris, Manifesto del nuovo realismo, Roma-Bari, Laterza, 2012 ; tr. fr. Marie Flusin et Alessandra Robert, Manifeste du nouveau réalisme, Paris, Hermann, 2013.

[8] Maurizio Ferraris, Realismo positivo, Turin, Rosenberg & Sellier, 2013.

[9] Maurizio Ferraris, « Faire la vérité : proposition d’une herméneutique néo-réaliste », tr. fr. Sabine Plaud, in Jocelyn Benoist (éd.), Réalismes anciens et nouveaux, Paris, Vrin, 2018, p. 59-76.

[10] Maurizio Ferraris, Mobilitazione Totale, Roma-Bari, Laterza, 2015 ; tr. fr. Michel Orcel, Mobilisation totale, Paris. P.U.F., 2016.

[11] Voir Maurizio Ferraris, Manifeste du nouveau réalisme, op.cit., p. 38 et 78-79 par exemple.

[12] Voir Jocelyn Benoist, L’adresse du réel, Paris, Vrin, 2017 et déjà Éléments de philosophie réaliste. Réflexions sur ce que l’on a, Paris, Vrin, 2011. Pour l’anti-réductionnisme de Markus Gabriel, voir Markus Gabriel, “Neutral Realism”, The Monist, 98, 2015, p. 181-196.

[13] Au-delà de la philosophie, « l’émergence » du « nouveau réalisme » dans le débat intellectuel récent a évidemment quelque chose à voir avec la querelle des disciplines telle qu’elle s’est ré-ouverte autour des sciences sociales à la fin du XXe siècle, et dont par exemple la parution du livre de Paul Boghossian Fear of Knowledge. Against Relativism and Constructivism, Oxford, Oxford University Press, 2006 ; tr. fr. Ophelia Deroy, La peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, Marseille, Agone, 2009, a pu constituer un symptôme à l’orée du XXIe.

[14] Il faudrait souligner, ici, l’importance pour le développement de la pensée de Maurizio Ferraris de l’école de Gestalt italienne, et notamment de l’œuvre, méconnue en France, de son ami Paolo Bozzi.

[15] Je pense bien sûr ici, notamment, à la réouverture et pluralisation du sens de l’enquête ontologique par Philippe Descola dans Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

[16] Pour une tentative de le sauver tout en refusant, précisément, de le définir comme un concept d’espèce, voir Markus Gabriel, Neo-Existentialism, Cambridge, Polity Press, 2018.

[17] Voir l’éloge de la « bêtise » dans Maurizio Ferraris, L’imbecillità è una cosa seria, Bologne, Il Mulino, 2016 ; tr. fr. Michel Orcel, L’imbécillité est une chose sérieuse, Paris, P.U.F., 2017.

[18] Voir Jocelyn Benoist, Concetti e frontiere. La mappa del nostro mondo, tr. it. Matteo Canevari, Turin, Rosenberg & Sellier, 2011 (traduction réalisée sur une version antérieure, et légèrement différente, de Concepts. Introduction à l’analyse, Paris, Éditions du Cerf, 2010).

[19] Maurizio Ferraris, Émergence, op. cit., p. 163. La thématique de « l’action exemplaire » signe une forme de préséance de l’action sur la pensée.

[20] Cf. Maurizio Ferraris, Émergence, op. cit., p. 40, pour la question, et Mobilisation Totale, op. cit., p. 139, pour la réponse : « l’enregistrement est le transcendantal de l’émersion ».

[21] A cet égard, l’enquête de Maurizio Ferraris a le mérite de réactiver une question qui a pu se poser avec une certaine urgence dans la philosophie du premier XXe siècle : celle de savoir ce qu’on doit faire d’une perspective évolutionnaire en philosophie – c’est-à-dire dans quelle mesure des considérations évolutionnaires, ou plus globalement génétiques, doivent interférer dans l’analyse des problèmes philosophiques. Est-ce au philosophe de déployer une « émergence » ? Par certains côtés, j’ai le sentiment que, de ce point de vue, le philosophe italien met en œuvre une stratégie philosophique qui n’est pas si éloignée de celle de Dewey, accordant dans sa construction au naturalisme un poids et en un sens un rôle analogue. Il est à la mode aujourd’hui de rapprocher Dewey de Wittgenstein. Je pense, pour ma part, qu’on ne retrouve pas chez Wittgenstein le continuisme et le gradualisme suggéré par le philosophe américain, non pas parce que celui-ci ne serait pas physiquement ou métaphysiquement possible, mais parce qu’il conduit à la confusion de deux types de problèmes. L’axe plus pertinent me paraît être celui qui rapprocherait Wittgenstein et Peirce, une fois celui-ci expurgé des reliquats de « métaphysique ontologique » (pour emprunter les termes qu’il utilise lui-même de façon critique) qu’on y trouve. Le réalisme requiert qu’on fasse droit aux différences de grammaire, qu’on les catégorialise (comme Peirce) ou non (comme Wittgenstein).

[22] Voir Émergence, op. cit., p. 146 et suiv. et Mobilisation Totale, op.cit., passim.

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

More in:2023

Emergence

Réponses d’émergence

Maurizio Ferraris. Depuis la parution d’Émergence en 2018, Maurizio Ferraris a eu l’occasion de reprendre, ...
Next Article:

0 %