Esthétique/TechniqueFigures de réalisateursune

Les mystères de David Lynch (I) : « Moving pictures »

Print Friendly, PDF & Email

Les mystères de David Lynch (I) :

« Moving pictures »


1. David Lynch – une histoire vraie

« The world we live in is a world of opposites. And to reconcile those two opposing things is the trick. »[1]

David Keith Lynch est né en 1946 dans Missoula, Montana, une petite ville du nord de l’Amérique. Contrairement à ce que l’on pourrait croire si on plonge dans son univers troublant au-delà de l’habituel, Lynch est né dans une famille parfaitement heureuse. Les préoccupations de son père, Donald Lynch, qui recherchait les maladies des arbres pour le gouvernement américain, se reflètent doublement dans l’imaginaire que les films de Lynch mettent en place par la suite : dans les sentiments ambivalents que la foret inspire dans les films de Lynch (par exemple dans Twin Peaks, en tant qu’à la fois lieu dont vient l’inconnu et refuge pour ceux qui veulent que l’on perd leur trace) et par l’omniprésence de la maladie et la décomposition. Sa mère, Sunny Lynch, était professeur d’anglais mais n’enseignait pas. C’est probablement à elle que Lynch doit son rapport particulier aux mots, qu’il utilise avec parcimonie et souvent non pas pour leur sens mais pour leur musique. Il a un frère, John, et une sœur, Martha.

La grande passion de Lynch depuis un très jeune âge a été la peinture. La découverte que cette passion pourrait devenir, plus qu’une occupation d’enfant, une façon légitime de poursuivre sa formation a été cruciale. Il joint en 1964 l’Ecole de Beaux-Arts de Boston et il entreprend un voyage de trois ans en Europe pour travailler avec le peintre Oskar Kokoschka, qui finit en réalité après 15 jours en un total échec.

De retour, il joint en 1966 l’Académie de Beaux Arts de Pennsylvanie, où il rencontre sa première femme, Peggy Lynch. La vie dans la ville de Philadelphia a été également une expérience  ambivalente. L’inspiration de cette ville industrielle avec les personnages et les peurs qui l’habitent se reflète dans la majorité des films de Lynch. C’est ici que ses peintures commencent à prendre les teintes et l’atmosphère de la vieille maison délabrée et des environs noircis et menaçants. Et c’est ici que Lynch fais ses premiers « expériments » filmographiques : Six Figures Getting Sick (1966), The Alphabet (1968), The Grandmother (1970) et enfin son premier long métrage, Eraserhead (1977), sur lequel il travaille pendant cinq ans. C’est dans Eraserhead que Jack Nance interprète magnifiquement son premier rôle pour Lynch. Jusqu’à sa mort en 1996, on le retrouvera par la suite dans chacun des films de Lynch.

2. Les mystères de David Lynch

« Billy Finds a Book of Riddls Right in his Back Yard »[2]

Eraserhead est le film que Lynch a pu réaliser sans aucun compromis : le budget restreint et le manque de toute contrainte temporelle lui ont permis de se perdre dans le monde qu’il était en train de créer et de l’explorer tous ses coins obscurs. Dans un monde hanté par l’hurlement du vent et les bruits des usines, Henry (Jack Nance), submergé par la responsabilité d’une famille qu’il n’a pas désiré et qu’il ne peut pas aimer, cherche un refuge dans ses rêves. Un fois sorti, Eraserhead a eu un succès inespéré pour un film tellement original et radicalement troublant qu’il n’aurait pas pu être intégré dans aucune catégorie cinématographique consacrée. En effet, le succès a été partiellement le résultat d’une mécompréhension : Eraserhead a roulé pendant une certaine période dans les cinéma de nuit, en tant que film d’horreur.

Le succès nocturne d’Eraserhead a amené néanmoins dans les mains de Lynch le scénario de The Elephant Man (1980), produit par Mel Brooks d’après une histoire réelle. C’est l’histoire de Joseph Merrick (John Merrick dans le film), un jeune dont le visage et le corps déformés l’obligent, malgré sa sensibilité, à vivre une vie de monstre dans les fêtes foraines de l’Angleterre victorienne. Avec un vrai budget viennent aussi pour Lynch les vraies contraintes. Et avec le succès, cette fois non plus underground, s’est ouvert pour Lynch le plus grand piège de sa carrière.

En 1983 le producteur Dino de Laurentiis propose à Lynch de réaliser Dune, un grand film épique d’après le chef d’œuvre de science fiction de Frank Herbert. Un énorme budget est accompagné d’une série de contraintes dont la plus terrible concernait la forme finale du film. Lynch, qui a du renoncer au final cut, a remplacé son nom sur la version finale par le nom standard « Alan Smithee ». Le film a été une véritable catastrophe qui a failli mettre fin à la maison de De Laurentiis et à la carrière de David Lynch.

Malgré cet échec, une nouvelle chance s’ouvre à Lynch deux ans plus tard : un nouveau film produit par De Laurentiis, Blue Velvet (1986). Ce film controversé met face à face deux mondes, la pureté des contes de fées de l’un faisant contraste avec la violence et pathologie presque caricaturales de l’autre. Jeffrey Beamont (Kyle MacLachlan) se confronte dans ce film aux deux formes de l’amour. D’une part, l’amour d’adolescent qui se construit petit à petit dans la confiance et la complicité entre Sandy (Laura Dern) et lui, et d’autre part l’amour viscéral et fortement sexualisé, la passion aveugle et le remplissement dangereux des fantasmes, personnifié par Dorothy Vallens (Isabella Rossellini). Le thème des opposés est en effet central dans ce film et Lynch l’explore en séparant jusqu’à l’extrême les deux faces d’un seul et même phénomène, pour décanter les opposés purs.

Tous les critères classiques de compréhension sont ébranlés – le film reçoit un accueil plutôt hostile de la part du public, mais les débats qu’il suscite et l’influence sur le mainstream du cinéma des années 1990 ont fait de Lynch, contre toute attente, une des figures les plus importantes du cinéma contemporain.

Le thème des opposés, amorcé dans Blue Velvet trouve un traitement plus approfondi dans la série culte Twin Peaks que Lynch réalise entre 1990-91 pour la chaine de télévision ABC. En très peu de temps la série connaît un énorme succès tout autour du monde. On retrouve le motif central de Blue Velvet : l’air de conte de fées qui oppose le bien et le mal, la lumière et l’obscurité sans compromis et nuances. Le bien et le mal en lutte prennent des formes à la fois extrêmement réalistes (la jeune Homecoming Queen et le chauffeur de Tir abusif par exemple), qui ancrent l’action dans une réalité à des années lumière des contes de fées, mais cette réalité est aussi teinte d’une nuance fantastique par le fait même de la pureté des opposés. Aucun « méchant réel » n’est aussi méchant que Frank Booth (Dennis Hopper) dans Blue Velvet, aucun agent FBI n’est aussi candide que l’agent Cooper (Kyle MacLachlan). Nous retrouvons dans l’agent Cooper de Twin Peaks un Jeffrey Beaumont de Blue Velvet grandi, les deux personnages joués par Kyle MacLachlan que Lynch considère son alter ego sur la pellicule.[3] Et nous retrouvons les habitants des petites villes américaines, avec leur grands cœurs, belles pelouses et secrets obscurs dont Blue Velvet donnait un aperçu tellement touchant.

Cette vague thématique, qui concerne la lutte des opposés, amène Lynch à un dernier grand succès, avant l’arrivée d’un énorme échec. Pendant la réalisation de Twin Peaks Lynch se lance dans un nouveau projet qui réunit des acteurs de Blue Velvet (Laura Dern, Isabella Rossellini) avec des acteurs consacrés, qui remplissent parfaitement leurs rôles dans ce nouveau film, mais qui ne joindront pas la « Lynch mob » : Nicholas Cage et Willem Defoe. Ce nouveau film, Wild at Heart (1990) constitue un dernier traitement du thème de la lutte entre les forces du bien et celles du mal. Le contraste entre la réalité sordide et le conte de fées est ici parfaitement abouti. Les références fréquentes au Magicien d’Oz (1939) créent une combinaison troublante avec des scènes d’une violence extrême ou contenant une charge sexuelle que les contes de fées ont tendance à sublimer. On a l’impression de regarder à la fois le conte de fées et la réalité que ces contes transforment. Nous sommes forcés de voir dans le conte même toute la violence qu’il présuppose. Wild at Heart a bénéficié de la plus grande reconnaissance en gagnant le Palme d’Or à Cannes.

Mais Lynch n’a pas eu le temps de savourer son succès. Pendant le tournage de Wild at Heart, Lynch a négligé Twin Peaks, qui commence sa pente descendante. La résolution du mystère en plein milieu de la deuxième saison a été un compromis : Lynch a du céder aux pressions du publique, traduites par des ultimatums de l’ABC. Mais trouver le tueur de Laura Palmer n’était rien d’autre que tuer la série même. Encore une fois, Twin Peaks a allumée la passion de ses fans pour de mauvaises raisons. Le mystère était en effet ni celui que l’agent Cooper investiguait et ni l’attente de la résolution pour laquelle le public faisait des pressions. Les mystères que Lynch met en place sont d’un tout autre ordre. Encore une fois, une œuvre de Lynch était comprise selon des critères préétablis, et quand ceux-ci ont failli s’appliquer cela a signé l’arrêt de mort de la série. La résolution du mystère du meurtre de Laura Palmer ne pouvait pas avoir d’autre conséquence pour un public regardant Twin Peaks comme une autre série policière. En effet, le choix était soit d’accepter la solution réaliste dont la violence incestueuse était plus que ce que le public moyen avait acheté, soit de suivre la solution supranaturelle qui déplaçait le fil de l’histoire sur un terrain bien plus abstrait. C’est ainsi qu’avec le dévoilement du mystère qu’entourait la mort de Laura, la série a reçu le coup de grâce, les derniers sept épisodes n’étant qu’un long dernier souffle d’agonie.

Pour ceux qui ont accepté le tournant abstrait de Twin Peaks, le dernier clou dans le cercueil de la série a été Twin Peaks-Fire Walk With Me (1992), le film censé raconter les derniers sept jours dans la vie de Laura Palmer. Cette dernière tentative de revisiter la ville dont on est parvenu à connaître si bien les habitants a été un échec si possible encore plus terrible que Dune. Alors que pour Lynch Dune a été un enfant avorté, Fire Walk With Me a été porté à terme presque sans compromis. Les seuls compromis fait par Lynch pour ce film concernaient la longueur de la pellicule, de sorte que beaucoup de scènes ont du être coupées. Il s’agissait malheureusement précisément des scènes qui reprenaient les vies des autres habitants de Twin Peaks et dont le rôle était d’alléger l’atmosphère de tristesse noire et désespoir dans laquelle le film nous plonge irrémédiablement. Toutes les attentes des fans ont été déçues. Ceux qui attendaient une résolution du suspens de la fin de la série ont été laissés dans leur attente. Ceux qui voulaient simplement retrouver l’atmosphère et l’humour de la série ont été plongés malgré eux dans l’agonie de ces derniers jours dans lesquels Laura découvre la vérité de son supplice et descend petit à petit dans l’obscurité. Montré pour la première fois à Cannes, le film a été terrassé par la critique. Mais contrairement à Dune, Fire Walk With Me est l’une des réalisations que Lynch assume sans hésitation et qu’il aime malgré l’amertume qu’il lui a apporté.[4]

En tant que conclusion de Twin Peaks, Fire Walk With Me a été donc un fiasco. Néanmoins, les années suivants ont prouvé que ce film est aussi le premier d’une nouvelle vague lynchienne, encore plus obscure et inquiétante, dont feront partie Lost Highway (1997) et Mulholland Drive (2001). Le thème des opposés reçoit dans ces films une nouvelle signification de sorte qu’ils ne sont plus intégrables dans aucune catégorie traditionnelle si ce n’est simplement celle devenue déjà classique des « films de David Lynch ».  Ce n’est plus le bien contre le mal ou la lumière contre l’obscurité, mais le rêve qui se confronte à la réalité, la conscience à l’inconscient. En d’autres termes, les deux opposés ont été intégrés au monde psychique et la lutte entre eux est la lutte intérieure dans la vie et dans la mort qui caractérise les personnages de ses derniers films. Ainsi, on voit Fred Madison (Bill Pullman) dans Lost Highway, pris dans le piège d’une vie conjugale vidée de tout désir et de toute signification, descendre la spirale de la folie jusqu’au point où il change entièrement d’identité et devient son propre opposé. Mais ce soi opposé, idéalisé, puisqu’un simple fantasme ne peut que suivre les mêmes chemins qui, amplifiés par le rêve, deviennent encore plus cauchemardesques que la réalité qu’il a fui en premier lieu.

Inversement,  dans Mulholland Drive, nous entrons directement dans le rêve de Diane (Naomi Watts), qui, hantée par la culpabilité, se réfugie dans un monde idéalisé ou son alter ego, Betty, doit résoudre un mystère qui n’est rien d’autre que celui du rêve même. Nous ressortons à la surface de la conscience du personnage au même temps que lui, de sorte que jusqu’à la fin nous devons décider qui est le rêveur et qui est le rêvé. Ces deux films donc avancent dans une voie ouverte par Fire Walk With Me, où, pour des raisons externes à la pellicule, Lynch a du concentré le film autour d’un seul personnage et enlever toutes les scènes qui auraient pu créer une contre-partie. Ainsi, ses derniers films sont à proprement dire des paysages psychiques, où le fil narratif ne correspond pas à une logique objective, où le temps tourne autour d’une bande de Moebius[5] et les opposés cachent des identiques. Nous retrouvons en effet toutes les caractéristiques du rêve, que Freud a souligné dans son Interprétation des rêves[6] et qu’il a utilisé par la suite pour décrire le fonctionnement de l’inconscient : les condensations qui rassemblent plusieurs personnalités sous le visage d’un seul et même personnage et les déplacements qui transforment un détail en un symbole qui nous fait passer d’un plan à l’autre.

Entre ces deux films, comme un intermezzo lyrique, Lynch réalise The Straight Story (1999), d’après l’histoire vraie d’Alvin Straight, un vétéran de 73 ans qui voyage 321 miles sur une tondeuse afin de retrouver son frère Lyle et de se réconcilier avec lui. On retrouve dans ce film le genre de personnages que l’on a tant aimé dans Twin Peaks, avec leur sagesse naïve et leur générosité. Nous retrouvons aussi le road movie, genre que Lynch avait déjà essayé avec Wild at Heart. Et nous assistons à une espèce de Lost Highway inversé, où la devise n’est plus « There is no speed limit on the Lost Highway »[7] mais où le voyage va si lentement que l’on peut voir chaque brin d’herbe, l’on peut voir comment les saisons changent et les gens vieillissent, et le tout dans une magnifique sérénité. C’est peut-être le seul film récent de Lynch qui a connu un certain succès, dans la mesure où un film dans lequel tous les personnages sont au moins sexagénaires peut avoir du succès aujourd’hui.

Et puis, Lynch fait un dernier film, Inland Empire (2006). Nous retrouvons Laura Dern (Blue Velvet, Wild at Heart) dans une performance magnifique qui nous amène aux limites mêmes du pire cauchemar lynchien dont le seul égal est peut-être celui de Henry dans Eraserhead. On trouve peu de choses sur ce film, qui n’a certainement pas eu des bons échos. Mais on a l’impression qu’avec Inland Empire la boucle est bouclée : comme pour Eraserhead, Lynch n’a fait aucun compromis. Pendant trois heures nous passons d’un niveau à l’autre du rêve de l’actrice Nikki Grace, qui se confond avec le personnage qu’elle joue et ensuite avec la jeune fille polonaise dont le film qu’elle joue est l’histoire (et dont les aventures sont entièrement en polonais et sans sous-titres), et ceci avec un nombre de niveaux intermédiaires difficilement décelables. Et ce passage est parfaitement incompréhensible avec la logique de l’état de veille. Si l’on n’a pas la clé, si l’on ne comprend pas comment le regarder, il est un véritable supplice.

3. Le travail de détective

« I don’t know if you’re a détective or a pervert »[8]

La grande question avec les films de Lynch est donc : comment les comprendre ? Qu’est-ce qu’il est en train de raconter et qu’est-ce qui se passe à vrai dire ? A ces questions on peut très rarement donner une réponse claire et univoque. Et ceci est d’autant plus frustrant que tous les films de Lynch prennent la forme d’un mystère. Un mystère à résoudre. Nous sommes tous entrainés dans le jeu et nous cherchons la solution. Mais au moment où on pense commencer à comprendre où va l’histoire, nous sommes complètement déstabilisés par un renversement de situation qui rend la suite du film totalement incompatible en termes de suite temporelle et d’identité des personnages avec la partie que nous avons suivi avec tant d’intérêt.

La question est donc : y a-t-il une clé aux mystères de Lynch ? Mais si nous voulons répondre à cette question nous devons faire très attention à la façon dont nous le faisons. C’est un fait connu que Lynch refuse avec obstination d’expliquer ses films, de donner cette clé du mystère, et que c’est précisément cette décision qui a donné naissance au sentiment ambivalent du public envers Lynch. Car, ce qui se passe est très similaire à un phénomène décrit par Freud dans son texte sur l’Unheimlich à propos de certains écrivains :

L’écrivain peut aussi intensifier et multiplier l’étrangement inquiétant bien au-delà de la mesure du vécu possible, en faisant survenir des événements qui, dans la réalité, ne seraient pas présentés du tout, ou seulement très rarement. Il nous livre alors pour ainsi dire par traîtrise à notre superstition, que nous croyions dépassée ; il nous trompe en nous promettant la réalité commune et en allant nonobstant au-delà d’elle. Nous réagissons à des fictions de la même manière que nous aurions réagi à des expériences vécues personnelles ; quand nous nous apercevons de la supercherie, il est trop tard, l’écrivain a déjà atteint son objectif ; mais je dois affirmer qu’il n’a pas obtenu un effet pur. Il reste en nous un sentiment d’insatisfaction, une sorte de mauvaise humeur du fait de cette tentative de tromperie. […] Alors l’écrivain a encore un moyen à sa disposition, par lequel il peut esquiver notre protestation et en même temps améliorer les conditions de mise en œuvre de ses desseins. Il consiste à ne pas nous laisser deviner pensant longtemps sur quels présupposés précis il a choisi d’établir son monde, ou bien à se dérober avec ingéniosité et malice, jusqu’à la fin du récit, à un tel éclaircissement décisif. [9]

Nous sentons avec Lynch cette traitrise de l’auteur, qui nous entraîne sur une voie où nous le suivons, pour ensuite nous montrer  que c’était dès le départ une illusion. Sauf qu’avec Lynch nous tombons d’un niveau de l’illusion à l’autre sans jamais réussir à émerger au niveau de la conscience et de la logique avec laquelle nous sommes habitués. C’est la résistance contre cette montagne russe de l’inconscient qui donne place à la frustration que chacun d’entre nous a ressenti en regardant pour la première fois un film de Lynch. Donc, pour comprendre ces films, il faut, avant de poser la question « Qu’est-ce qui se passe ? », se demander « Comment faut-il les regarder ? »

Le fait que Lynch n’aime pas parler de ses films, qu’il n’aime pas expliquer ce qui se passe, est un indice. Nous comprenons qu’en réalité ce n’est pas l’histoire qui délivre le sens du film, que la vraie intrique se trouve à un niveau plus profond. C’est pourquoi le mystère apparent, le mystère souvent policier qui se déploie à la surface de l’histoire, doit dans le cas idéal rester un mystère. Nous retrouvons ce schéma déjà dans Blue Velvet : Jeffrey Beaumont rentre dans le monde de Dorothy Vallens sur les traces d’un mystère policier qui reste irrésolu jusqu’à la fin du film. Les affaires de Frank Booth et de ses acolytes ne pourraient pas être moins importantes et c’est pourquoi le crime et les drogues restent toujours en marge de l’histoire. A la fin, tous les méchants sont morts, mais nous ne savons pas plus sur eux. Le mystère a le seul but de nous attirer dans l’histoire, mais ce dont cette histoire parle est le conflit interne d’un adolescent tiraillé entre deux fantaisies.

Le mystère est donc nécessaire pour l’économie des films de Lynch. Mais le mystère ne se confond pas avec la confusion : il faut que l’on sache ce qui se passe, sans quoi ce n’aurait aucun sens de regarder le film. Mais ce savoir ne doit pas diminuer le mystère, ce qui rendrait le film banal et probablement aussi parfois ridicule dans ses exagérations. Comme le dira Lynch lui-même :

Mystery is good, confusion is bad, and there’s a big différence between the two. I don’t like talking about things too much because, unless you’re a poet, when you talk about it, a big thing becomes smaller. But the clues are all there for a correct interprétation. [10]

Le paradoxe est donc là : comment éliminer la confusion sans détruire le mystère des films de Lynch ? C’est ce que tout spectateur doit d’abord comprendre, et ce qui rend notre tâche très problématique. Car le but de cet article est précisément de jeter une lumière sur ces films tellement obscurs et hantés, et ceci tout en tenant compte de l’interdiction que Lynch pose sur une telle explicitation. Nous essayerons donc d’esquisser une réponse à la première question, « Comment faut-il regarder les films de Lynch ? » et nous laisserons aux lecteurs de décider chacun pour soi-même « qu’est-ce qui se passe dans ces films ».

4. Moving pictures

« Where things are abstract and where things are felt. »[11]

Le premier indice qui nous amène un peu plus loin vient de la biographie de Lynch lui-même. L’activité artistique principale de Lynch a été la peinture. Mais dès le départ, l’une des obsessions qui l’ont hanté a été de voir ses peintures bouger.[12] C’est ainsi que les tous premiers court métrages de Lynch, Six Figures Getting Sick et The Alphabet sont manifestement plus proches de l’idée d’une peinture à laquelle on ajoute la dimension du mouvement et du son, qu’à celle d’un film d’animation. Or, cette clé de lecture n’a jamais failli à livrer un sens caché des films de Lynch, même là où il ne s’agit plus de courtes animations mais des longs métrages avec des acteurs consacrés, des budgets et des maisons de production hollywoodiennes. Malgré tous ces détails formels qui rapprochent les créations de Lynch au cinéma plus qu’à toute autre forme d’art, nous ne pouvons pas manquer l’originalité de ces films. Ils sont, nous l’avons vu, presque impossibles à intégrer dans une catégorie traditionnelle et leur histoire ne respecte pas les convenus cinématographiques. D’où la confusion dans laquelle ils nous plongent.

Si maintenant on pense à la continuité avec les premiers courts métrages, qui n’étaient rien d’autre que des « tableaux mouvants », des nouveaux sens commencent à se dégager. Nous n’avons pas acquis une compréhension rationnelle de l’histoire. Mais ce n’est pas le but d’atteindre une telle compréhension. Car, selon Lynch :

Making films is a subconscious thing. Words get in the way. Rational thinking gets in the way. It can really stop you cold. But when it comes out in a pure sort of stream, from some other place, film has a great way of giving shape to the subconscious. It’s just a great language for that. [13]

Il faut donc prendre avec Lynch au pied de la lettre l’expression « moving pictures ». De même qu’une peinture peut accueillir une grande quantité d’abstraction sans pour autant devenir incompréhensible, les films de Lynch peuvent garder leur mystère, dont l’effet est obtenu également par abstraction, tout en livrant leur sens à un autre niveau : au niveau de l’intuition.

C’est avec le cœur que nous comprenons les films de Lynch. Nous ne savons pas exactement ce qui s’est passé, mais à un autre niveau nous comprenons parfaitement. De même que dans un rêve l’histoire compte peu, mais ce que l’on se souvient ce sont certains enchainements affectifs, de même les films de Lynch racontent, comme ses peintures, des voyages intérieurs, des devenirs affectifs qui nous font descendre dans les profondeurs de l’inconscient des personnages et ne nous laissent qu’entrevoir la surface consciente. C’est pourquoi c’est avec le même instrument inconscient que l’on peut suivre le fil de l’histoire. Et c’est cette accumulation et résolution des tensions affectives du personnage, que nous vivons au même temps, qui, comme à l’écoute d’une symphonie, nous livrent à la fin la satisfaction de la compréhension.

Regardés ainsi, en faisant droit à l’abstraction en eux, de même que l’on en fait en regardant un tableau ou en écoutant un morceau musical, les films de Lynch non seulement s’ouvrent à la compréhension, mais finissent tous, malgré l’obscurité et le trouble qu’ils traversent, en un happy end.

A Voir

Maria Gyemant (Paris 1-PhiCo)

Suite de l’article


[1] « Le monde dans lequel on vit est un monde d’opposés. Et l’astuce est de réconcilier ces choses opposées. »,  Lynch dans Chris Rodley (ed.), Lynch on Lynch, new York : Faber and Faber, 1997, p. 23)

[2] « Billy trouve un livre d’énigmes derrière sa propre maison ». C’est le titre d’une des peintures que Lynch réalise en 1992.

[3] Chris Rodley (ed.), op.cit., p. 181-182.

[4] « I love that film […]. So it was what it was supposed to be, but it wasn’t what people wanted. It was supposed to be stand-alone, but it was also supposed to be the last week of Laura Palmer’s life. And all those things that have been established, they could be pleasant on one level to expérience, but unpleasant on another level. » (« J’aime ce film […]. Il a été donc ce qu’il devait être, mais pas ce que les gens voulaient. Il devait être autonome, mais aussi la dernière semaine de la vie de Laura Palmer. Et tout ce qui a été établi pouvaient donner lieu à une expérience agréable à un certain niveau, mais désagréable à un autre. ») David Lynch dans David Hughes, The Complete Lynch, Londres : Virgin Books, 2001, p. 183.

[5] C’est ce que l’on dit souvent de Lost Highway, par exemple dans Slavoj Zizek, The Art of the Ridiculous SublimeOn David Lynch’s Lost Highway, Introduction par Marek Wieczorek, http://www.scribd.com/doc/40346323/Art-of-the-Ridiculous-Sublime-On-David-Lynch-s-Lost-Highway-Slavoj-Zizek

[6] Sigmund Freud, Œuvres complètes, vol. IV, L’interprétation du rêve, Paris : PUF, 2003.

[7] « Il n’y a pas de limite de vitesse sur l’autoroute perdue. »

[8] « Je ne sais pas si tu es un détective ou un pervers », Sandy à Jeffrey dans Blue Velvet.

[9] Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris : Gallimard, 1985, p. 260-261.

[10] « Le mystère est bon, la confusion est mauvaise, et il y a une grande différence entre les deux. Je n’aime pas trop parles des choses parce que, sauf si tu es un poète, quand tu en parles, une chose qui est grande devient plus petite. », David Lynch dans Chris Rodley, op.cit., p. 227.

[11] « Là où les choses sont abstraites et les choses sont senties », David Lynch, http://www.imdb.com/name/nm0000186/bio

[12] Cf. David Lynch, http://www.youtube.com/watch?v=VmcdNrHq6-8.

[13] « Réaliser de films c’est quelque chose d’inconscient. Les mots font obstacle. La pensée rationnelle fait obstacle. Elle peut t’arrêter définitivement. Mais quand il s’agit d’une espèce de pur flux, venant d’ailleurs, le film a une façon extraordinaire de donner une forme à l’inconscient. C’est juste une merveilleux langage pour ceci. », Lynch dans Chris Rodley, op.cit., p. 140.

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Next Article:

0 %