Les labyrinthes face au nihilisme
Par Thibaud Zuppinger
Vous avez dit « nihilisme » ?
A-t-on déjà interrogé la profondeur du nihilisme ? Le pur, le vrai, celui qui correspond à la définition que l’on trouve dans tout bon manuel ou dictionnaire ? On trouverait alors quelque chose qui ressemblerait plus ou moins à ça : « doctrine d’après laquelle il n’y a point de vérité morale, pas de hiérarchie des valeurs. État d’esprit auquel manque la représentation de cette hiérarchie, qui se pose la question à quoi bon et n’y peut répondre » (Lalande). A prendre cette définition au pied de la lettre, on s’aperçoit qu’on est loin des clichés habituels, des nihilistes d’opérettes, gentils humanistes qui prennent la pose.
Pour mieux discerner la spécificité du nihilisme, il importe de dresser rapidement un portrait de l’axiologie humaniste. Le refus de se contenter de la situation dans laquelle nous sommes plongés se caractérise par l’action volontaire. En effet toute action, tout jugement, est un refus de la position où on est, donc un refus du nihilisme car cela postule qu’il existe un mieux, une axiologie ce dont le nihiliste, par définition, est totalement dépourvu. Cette action doit posséder une caractéristique primordiale : elle doit être faite au nom de quelque chose, pouvoir être cautionnée de manière réflexive, par des valeurs que l’on découvrirait au fondement de son action. Elle doit pouvoir être répétée pour les mêmes raisons que celle que l’on découvre à l’origine de la première action, ou réfutée et contrée (ce qui est une forme d’action) au nom de valeurs que l’on estime meilleures.
Un nihiliste ? où ça ?
Par contre l’inverse de cette posture active qui caractérise l’humanisme n’est pas l’immobilisme. Le nihiliste chimiquement pur, le plus extrême, est absolument irremarquable. Il se coule dans tous les conformismes, mais sans y adhérer volontairement. Il n’agit pas à proprement parler dans la mesure où il lui est parfaitement indifférent de faire ceci ou cela, ou rien. Il est dirigé par un flux extérieur, auquel il n’adhère pas de toute sa volonté. On est nihiliste non par ses actes, mais par l’absence d’intention, de volonté.
En effet, afficher un refus, un mépris pour les modes de la société ne peut manquer de créer une valeur antagoniste à celle proposée. Cela manifeste implicitement que ce qui m’est proposé ne vaut pas, car quelque chose d’autre a plus de valeur (l’authenticité du moi plutôt que la mode, ou l’inverse). Diogène par exemple, dans la mesure où il s’adressait aux hommes, proposait un modèle de vie qu’il jugeait meilleur, en un sens c’est un mondain, exubérant, jugeant de son devoir de se distinguer, d’attirer l’attention et d’amener les autres hommes à prendre conscience de certaines choses.
Le désir, l’action naissent dans un homme, ou dans une communauté, et ils s’adressent aux hommes, et rien qu’à eux. Toute démarche volontariste est centrée autour de l’homme, en vue d’un mieux : en ce sens toutes ces démarches sont humanistes. Marx, Nietzsche et Freud sont aussi des humanistes. L’anti-humanisme est un humanisme. L’homme y est toujours pris comme moyen, agents et fins de l’action entreprise. Bien sûr « Humaniste » est pris dans le sens le plus élargi qui soit, au maximum de son extension. Il ne doit pas être rabattu sur le sens plus précis que l’on donne à l’humanisme issu de la renaissance italienne, en revanche celle-ci prend évidemment place dans cette définition élargie.
Ici, le nihilisme pur, sans une once d’humanisme, pousse le credo « rien ne vaut » à son plus haut degré. A tel point que, si la pression est assez forte, il est même possible qu’il adhère un temps à la valeur du moment, pour en changer sans regret après. Un authentique nihiliste n’adhère pas non plus de toute sa volonté à la conviction que rien ne vaut, puisqu’au fond cela lui est bien égal. Il « se pose la question à quoi bon et n’y peut répondre ». (Lalande)
Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le nihilisme le plus extrême n’est pas un tueur sadique, un poseur de bombe ou un être absolument inerte. Nous sommes tous plongés dans une société, une culture qui possède son propre mouvement. Le refuser est une action, l’immobilisme dans le mouvement est un choix : proclamer un ascétisme est un choix de vie et de valeurs. Le proclamer haut et fort pour convaincre, c’est de l’humanisme.
En revanche suivre le mouvement global, sans se poser de question, voilà la plus parfaite inertie, l’absence de mouvement propre. Le nihiliste n’est pas non plus tenté par le suicide, dans la mesure où il ne peut pas considérer que la vie ne mérite pas d’être vécu, en effet, on voit difficilement comment il pourrait penser que le réel a déçu ses attentes, il n’en a pas ! En revanche il est vraisemblablement suicidaire dans la mesure où sa vie (comme celle des autres d’ailleurs) ne représente pas une valeur digne d’être préservée.
Mais où sont les nihilistes ?
A travers ce tableau du nihilisme dans sa forme la plus extrême, la plus aboutie, ce qui se dessine, c’est que tout choix volontaire se fait contre cette possibilité de ne pas choisir, de ne pas agir. Pour que la notion de choix, donc de liberté ait un sens, il faut que le contraire existe. C’est ce que j’ai tenté d’analyser ici : la position qui accompagne toute action comme son ombre, qui lui est consubstantiel, c’est-à-dire le nihilisme. En un sens, toute action humaine volontaire appartient à la même grande famille, par opposition à ce nihilisme.
Pour le moment, il ne s’agit que de prolonger les conséquences de la définition. Il ne s’agit pas encore de savoir si un tel individu a jamais existé. Ce que j’esquisse ici c’est l’essence du nihilisme. On peut parfaitement admettre pour le moment que cette définition ne recouvre aucune réalité. Cependant, bien qu’il s’agisse ici d’une construction abstraite théorique, il convient de remarquer que nos sociétés de confort moderne permettent de voir émerger des comportements étonnamment proche de ceux décrit ci-dessus. Une fois que la subsistance et les besoins les plus élémentaires sont satisfaits l’impact du corps et de la nature s’estompe pour laisser place aux désirs ; celui qui guide ses désirs, les oriente volontairement se distingue alors de celui qui s’abandonne aux moindres des sollicitations.
Il y a deux sortes de nihilisme. Le bruyant et le silencieux. Le bruyant, féroce ennemi de l’humanisme classique, en apparence, et en apparence seulement. Il crache, gueule, fulmine, juge impitoyablement et critique à tout va. Il s’adresse à ses frères humains et leur transmet sa vision du monde. Il a de l’espoir dans un « mieux ». Pourquoi sinon se donner la peine de poser des bombes (anarchisme russe) ou tuer des hommes politiques (ce qui coutât la vie à Sadi Carnot) ? Que de valeurs, que d’axiologies ! Il n’y a pas pénurie mais profusion. Quelque chose vaut, et vaut absolument. Que nous sommes loin du nihilisme !
Le nihilisme silencieux, lui, est presque reposant à côté. Personnage fort poli, respectant scrupuleusement les convenances, interlocuteur hors pair, jamais en désaccord (et on comprend bien pourquoi). L’ennemi acharné de l’humanisme, et son exacte anti-thèse, c’est lui : le nihiliste silencieux. Ce type d’homme ne peste pas contre la société abrutissante, violente, discriminatoire ou inégalitaire (ou alors sans y croire, juste ce qu’il faut pour ne pas avoir à justifier sa profonde indifférence). Que la société soit telle ou telle, ou qu’elle n’existe plus, au fond qu’importe. Le monde n’en sera pas affecté, et quand bien même le serait-il, tant pis !
Nihilisme et labyrinthes :
Le nihiliste silencieux refuse le choix. Il se laisse porter par un mouvement extérieur, généralement celui de la société et de ses modes. Il est absolument étranger à toute conception du labyrinthe (Cf. : le texte de présentation). Il n’est pas un danger pour les labyrinthes, il ne peut tout simplement pas les voir. Pas de choix, pas de responsabilité, pas de critère normatif : pas de labyrinthes. Avantage des labyrinthes : c’est une pensée totalement étrangère et incompréhensible au nihilisme. Fonder l’humanisme sur une logique labyrinthique revient à évacuer définitivement toute tentation nihiliste.
Les labyrinthes, en excluant le nihilisme, appartiennent par voie de conséquence à la vaste famille des pensées humanistes, de celles qui s’adressent aux hommes et éclairent les choix, mais c’est un humanisme spécifique, un humanisme adossé à une métaphysique particulière qui lui confère son statut d’humanisme tragique.
Le labyrinthe n’est pas seulement une affaire de choix : On peut y errer, se perdre, renoncer de choisir, se laisser happer par lui, y introduire de la circularité, tourner en rond, se laisser guider par les murs, en percer un, considérer le dessin du plafond qui ne correspond pas au dessin du sol, ne pas savoir qu’on y est parce qu’on y incarne la singularité d’une fourmi perdue sur le dallage immense, rester silencieux, déambuler au hasard, se suicider, réaliser un trompe-l’oeil avec son sang, refuser l’existence d’un plan, nier la possibilité d’un ordre, contester l’existence de l’architecte, analyser l’écho, y tracer une régularité, une promenade quotidienne, toujours la même, à une variation près, considérer l’ouverture comme une fermeture, s’installer dans la salle de gauche, manger à droite, dormir dans le cinquième qui suit, ne pas posséder l’idée du dehors, être étranger au sens, marcher à reculons, ignorer l’idée de sortie, vouloir que le labyrinthe soit… mon labyrinthe…
résumé d nihilisme en 5 mots selon moi :
rien n’a de sens
si vous aceptez ça, vous êtes libres, et non prisonniers du labyrinthe.
après, à vous de choisir si vous voulez rester en prison ou pas.
être nihiliste peut effrayer, car c’est renoncer à soi.
mais « rien » du latin « rem » signifie « quelque chose » (ex : on dit « un petit rien » en parlant d’un cadeau pour dire « un petit quelque chose »). être nihiliste, c’est penser que quelque chose à du sens. la question est « quoi ? ».
Oui, ce mot est surtout utilisé comme une sorte d’invective adressée à ceux qui remettent en cause les règles du jeu, ou les valeurs d’usage.
Si on ne veut pas faire du nihilisme un système philosophique, une pensée cohérente et positive, mais si on regarde ceux qui se livrent à ce genre d’excommunication, leur point commun est de ne pas accepter que la vie puisse ne pas avoir de sens, que leur existence puisse être sans raison.
Comme Sartre et même Camus, ils feront tout pour lui en trouver un. Et ils passeront leur vie à chercher ce sens, cela donnera déjà un sens à leur vie. Pour eux, être nihiliste, c’est se comporter comme un animal. Est-ce qu’un animal essaie de justifier son existence personnelle ?