Les gestes de la compréhension
Le paradigme musical entre tautologie et ressemblances de famille
Stefano Oliva (Università degli Studi Roma Tre)
Selon une interprétation courante, entre le premier et le deuxième Wittgenstein il y a l’énorme distance qui passe entre une recherche autour de l’essence du langage et l’analyse de plusieurs Sprachspiele – c’est-à-dire entre l’investigation autour de la forme logique et la comparaison de nos usages ordinaires. Cette reconstruction n’est pas forcément fausse mais elle est certainement partielle : à ce propos, on peut essayer de retrouver une continuité entre deux modalités de penser aussi différentes telles que le mysticisme logique du Tractatus et la philosophie du langage ordinaire qui trouve son acte de naissance dans les Recherches philosophiques. L’une de meilleures voies d’accès à la reconnaissance de cette continuité demeure l’analyse du paradigme musical qui opère dans tout le parcours de Wittgenstein : ce paradigme musical est la clé d’interprétation par laquelle on va approcher les deux modalités principales de la pensée wittgensteinienne et la question du geste.
Notre tâche se développera en trois passages : 1) on présentera la relation entre tautologie et mélodie, selon les indications du Tractatus logico-philosophicus et des Carnets 1914-1916 ; 2) on pourra voir la persistance de la relation entre musique et langage dans le Big Typescript, le Cahier brun et les Recherches philosophiques ; 3) nous essaierons d’analyser la figure du geste, carrefour de la musique et du langage.
1 Tractatus logico-philosophicus, Carnets 1914-1916
Selon ce que nous pouvons appeler – en adoptant une expression de E. Anscombe – la picture theory of language, présentée par Wittgenstein dans le Tractatus, «Le monde est tout ce qui est le cas» (TLP 1), c’est à dire «Le monde est la totalité des faits, non des choses» (Ivi, 1.1), et «Nous nous faisons des images des faits» (Ivi, 2.1). Une proposition n’est qu’une image d’un fait, la représentation d’un état de choses possible. Une image est elle-même un fait mais un fait doué d’une particulière propension à capter d’autres faits au moyen de quelque chose de commun : «Le fait, pour être image, doit avoir quelque chose en commun avec le représenté» (Ivi, 2.16). Cet élément commun c’est la forme logique : «Ce que toute image, quelle qu’en soit la forme, doit avoir en commun avec la réalité pour pouvoir la représenter en général – correctement ou incorrectement – c’est la forme logique, c’est-à-dire la forme de la réalité» (Ivi, 2.18). Une proposition, en tant qu’ image, peut représenter «indépendamment de sa vérité ou de sa fausseté, par la forme de la figuration» (Ivi, 2.2) ; alors «Dans l’accord ou le désaccord de son sens avec la réalité, consiste sa vérité ou sa fausseté» (Ivi, 2.222). Pour décider de la valeur de vérité d’une proposition, nous devons la confronter avec les faits dont elle est image : le sens est donc indépendant de la vérité ou fausseté parce que il y a toujours un sens possible et «il n’y a pas d’image vraie a priori» (Ivi, 2.225).
En synthèse, la théorie représentative du langage propose une vision parfaitement transparente : les propositions sont images d’états de choses possibles ; leurs valeurs de vérité dérivent de la confrontation entre les propositions elles-mêmes et les faits dont elles sont images, par la médiation de la forme logique, l’élément commun entre les deux. Ici on est dans le cadre d’une pure visibilité, où les propositions travaillent comme des tableaux – même si elles ne sont pas forcément matériellement semblables aux faits qu’elles représentent. En effet, Wittgenstein admet la différence entre images et faits et entre plusieurs images ; il expose ce point grâce à un exemple musical : «Le disque de phonographe, la pensée musicale, la notation musicale, les ondes sonores, sont tous, les uns par rapport aux autres, dans la même relation représentative interne qui subsiste entre la langue et le monde. À tous est commune la structure logique» (Ivi, 4.014). En expliquant le rôle de la forme logique comme principe de ressemblance non matérielle, Wittgenstein utilise un exemple musical : c’est la première fois que dans le Tractatus apparaît la musique, mais dans ce cas on est encore dans un paradigme de visibilité et de correspondance entre images et faits. Comme on pourra le constater, la musique aura un rôle plus important dans ce que nous pouvons appeler le “point aveugle” de la théorie représentative du langage.
Nous pouvons lire dans le Tractatus:
« La proposition peut figurer la totalité de la réalité, mais elle ne peut figurer ce qu’elle doit avoir de commun avec la réalité pour pouvoir figurer celle-ci – la forme logique. Pour pouvoir figurer la forme logique, il faudrait que nous puissions, avec la proposition, nous placer en dehors de la logique, c’est-à-dire en dehors du monde» (Ivi, 4.12).
La forme logique ne peut pas être représentée, nous ne pouvons pas la dire, nous ne pouvons pas construire une proposition autour d’elle. Si nous voulons la voir en elle-même, nous obtenons toujours différentes traductions, liées par la même forme logique, c’est vrai, mais nous ne pouvons jamais sortir de la logique pour la voir en tant que forme logique. Nous sommes ballottés entre plusieurs images, réunies par la même forme logique, mais nous ne pouvons jamais la voir parce qu’elle est la condition de la visibilité d’ autres images. C’est là le point aveugle de la picture theory of meaning.
Nous ne pouvons pas dire la forme logique parce que elle exprime soi-même dans la proposition : elle est présente dans le registre du montrer, alternatif au registre du dire. Ces deux fonctions sont présentes dans toutes les propositions : le dire concerne le comment, la description des états de choses possibles ; le montrer exprime le quoi, la relation figurative entre image et fait. On peut penser l’alternative entre dire et montrer comme une proportion inverse : quand l’un augmente, l’autre se réduit proportionnellement. Par exemple : dans les propositions ordinaires, le dire est dominant et le montrer devient quelque chose de non voyant, discret ; dans d’autres cas, on peut imaginer que le montrer est le registre principal et que le dire s’ éteint complètement.
L’un de ces cas, où le montrer est plus important et le dire se réduit, est la tautologie :
«Parmi les groupes possibles de conditions de vérité, il existe deux cas extrêmes. Dans un cas, la proposition est vraie pour toutes les possibilités de vérité des propositions élémentaires. Nous disons que les conditions de vérité sont tautologiques. Dans le second cas, la proposition est fausse pour toutes les possibilités de vérité. Les conditions de vérité sont contradictoires. Dans le premier cas, nous appelons la proposition une tautologie ; dans le second, une contradiction» (Ivi, 4.46).
Dans une tautologie, “il pleut ou il ne pleut pas”, la vérité est garantie a priori pour chaque valeur de vérité des deux éléments contradictoires; elle ne dit rien sur le monde, sur un état particulier de choses (elle n’exprime pas un fait possible, parce qu’elle est nécessairement vraie) mais elle montre, comme dit Wittgenstein, qu’elle ne dit rien, elle montre «les propriétés logiques du langage, du monde» (Ivi, 6.12) et ce qui veut dire être vrai. Elle est sinnlos, sans référence, mais non unsinn, non-sens ou absurde. Dans la tautologie le registre du montrer vient à la surface, il envahit tout le plan.
La tautologie est vraie a priori, donc, comme dit Wittgenstein, «Tautologie et contradiction ne sont pas image de la réalité» (Ivi, 4.462) : avec la tautologie nous sortons du régime de la pure visibilité, nous abandonnons l’espace des images pour entrer dans un autre domaine : le domaine musical de la mélodie. La valeur purement formelle de la tautologie trouve en effet une correspondance dans la forme musicale ; on peut lire dans les Carnets : «la tautologie semble n’avoir pas une forme, mais d’être elle-même un forme en soi achevée» (TB, 25.10.14) et encore : «Les thèmes sont, dans un certain sens, proposition. Connaître l’essence de la logique portera à connaître l’essence de la musique» (Ivi, 7.2.15). La liaison entre musique et logique est parfaitement accomplie dans la forme de la tautologie : «La mélodie est une espèce de tautologie, elle est renfermée sur soi ; elle se satisfait elle-même» (Ivi, 4.3.15).
La tautologie, en portant sous les yeux la totalité des faits possibles, montre le lien entre langage et monde et occupe la position à la limite du sens. Quand Wittgenstein doit expliquer ce que c’est qu’une tautologie, il utilise quelque chose de très connu – par sa formation familière et culturelle – comme la musique. Mais on doit évaluer le sens exact de son utilisation de la musique : il parle en effet du thème, de la mélodie et, comme nous pourrons le voir ailleurs, du morceau. C’est évident que la culture musicale de Wittgenstein est une culture brahmsienne du thème, très influencée par le formalisme hanslickien (comme déjà Janik et Toulmin[1] l’ont mis en évidence) ; donc sa position exclut par principe une correspondance entre forme musicale et sentiment ou, pour citer le titre d’une œuvre importante de S. Langer, entre Feeling and Form[2].
Utiliser la mélodie pour expliquer la tautologie (tel est le but de Wittgenstein, la direction de sa comparaison) veut dire proposer une idée non « réferentialiste » de la signification musicale : il n’y a aucun isomorphisme entre musique et monde, comme il n’y a pas de correspondance entre tautologie et faits possibles. La tautologie, forme en soi-même achevée, est la condition de chaque réflexion entre langage et monde ; de même, la mélodie ne dit rien sur le monde (elle ne dit pas comment sont les choses) mais elle montre le quoi de la relation entre monde et langage – elle montre le fait du langage. Dans ce domaine du quoi, (TLP, 5.52) on peut voir la triple articulation de logique, esthétique et éthique, incarnées par la tautologie, la mélodie est ce que Wittgenstein, dans la Conférence sur l’éthique[3], appelle l’étonnement pour l’existence du monde. Logique, esthétique et éthique sont un (cfr. Ivi, 6.421) ; elles sont transcendantales, avant tous les comment ; par conséquent, elles sont en rapport avec le mystique : «Ce n’est pas comment est le monde qui est le mystique, mais le fait qu’il est» (Ivi, 6.44).
Le lien entre logique et esthétique démontre que la comparaison entre tautologie et mélodie n’est pas seulement un héritage familier et culturel mais une soudure théoriquement forte, une manière de pénétrer le terroir du transcendantal et donc du mystique, de ce qu’on ne peut pas dire. D’ailleurs le mysticisme de la conception wittgensteinienne de tautologie/mélodie n’exclut pas seulement la thèse isomorphiste de la compréhension musicale mais aussi ce qu’on peut appeler, avec les auteurs du New Wittgenstein[4], les lectures “ineffabilistes”. Selon J. Conant et C. Diamond, en effet, les lectures standard du Tractatus sont coupables d’une interprétation substantielle du non-sens : pour utiliser une expression très connue de Ramsey, sur ce dont on ne peut pas parler, on ne peut pas pour autant siffler. Ce que les lecteurs austères du Tractatus veulent dire c’est que l’alternative entre dire et montrer est une distinction rigoureuse, laquelle n’admet aucune dérogation : il n’y a pas quelque chose qu’on ne peut pas dire mais seulement montrer, il n’y a pas de contenus positifs mais plus subtils, lesquels on pourrait exprimer avec des non-sens significatifs ou avec d’autres codes, comme la poésie ou la musique. Sur tel refus d’un non-sens suggestif on peut mesurer la distance entre la conception wittgensteinienne de l’expressivité musicale et une théorie de l’ineffabilité comme, par exemple, celle de V. Jankélévitch. Pour l’auteur de La musique et l’ineffable[5], en effet, la musique est un langage ambigu, allusif, capable de suggérer des contenus indicibles, d’exprimer le désir de choses inexistantes – d’attester Dieu. Wittgenstein, au contraire, a une idée rigoureuse du mysticisme propre de la musique : comme la tautologie, elle est sinnlos, dépourvue de sens, mais non unsinn, comme une bêtise, un non-sens. Sa position n’est pas au-delà du sens mais sur la limite, sur le borde : comme la tautologie, la musique est une extrême application du symbolisme ; elle n’identifie pas un état des choses – elle ne dit rien – mais elle montre la totalité des faits possibles, la structure logique du monde d’un point de vue que, avec Schopenhauer, on peut dire sub specie aeterni. Ce que la musique montre – la relation entre langage et monde, le fait du langage – ne peut pas devenir un contenu positif : donc Wittgenstein n’a jamais essayé de siffler ce que l’on ne peut pas dire. Dans cette reconstruction, le silence qui conclut le Tractatus coïncide avec la forme musicale, non plus traduisible ou paraphrasable : nous sommes sur les limites de la représentation – mais pas au delà.
2. Grammaire philosophique, Cahier brun, Investigation philosophiques
Passons maintenant au au deuxième Wittgenstein ou bien, plus précisément, à la philosophie des jeux de langage et des ressemblances de famille. Nous aborderons ce passage du point de vue d’un problème spécifique, celui de la compréhension linguistique. Si dans le Tractatus comprendre une proposition c’était savoir comment sont les choses si l’énoncé est vrai (et donc le sens, bien que distinct de la valeur de vérité, est écrasé sur la référence, sur les faits du monde), dans les Leçons 1930-32[6] à Cambridge la compréhension linguistique devient quelque chose d’intérieur au système symbolique : un symbole ne peut pas être un symbole en soi-même ; ce qui en fait un symbole c’est son appartenance à un système. Il en est de même pour les propositions : nous n’avons plus des propositions atomiques en relation avec des états de choses mais un réseau grammatical, un système de symboles dans lequel il faut insérer la proposition pour la comprendre. Comprendre, donc, signifie saisir le symbole, pas le fait, et le symbole est contenu en soi même.
On dirait que le caractère auto-évident de la tautologie, qu’on peut reconnaître grâce au symbolisme, est élargi à la compréhension linguistique toute entière : si comprendre une proposition c’est saisir le symbole, et si le symbole est contenu en soi-même, il semble que le symbole linguistique fonctionne comme une tautologie, « renfermée sur soi », en soi achevée.
Pour vérifier cette idée d’une extension du caractère tautologique (et donc musical) à la compréhension linguistique toute entière, on procédera à la comparaison entre trois passages parallèles de la Grammaire philosophique, du Cahier brun et des Investigations philosophiques où Wittgenstein explique la relation entre musique et langage. On va commencer à partir de la Grammaire philosophique :
Le fait de comprendre une proposition est plus proche qu’on ne croirait de la compréhension d’un morceau de musique. Pourquoi doit-on jouer ces mesures exactement de cette façon ? Pourquoi vais-je faire en sorte que l’augmentation ou la diminution de la force et du tempo corresponde exactement à cette image ? Je pourrai dire : parce que je sais tout ce que cela signifie ». Mais qu’est-ce que cela signifie ? – Je ne saurais le dire. Pour l’expliquer, je ne peux que transposer l’image musicale dans l’image d’un autre processus et laisser cette image éclairer l’autre (PG, §4 ; trad. Fr. p. 50)
Dans ce texte Wittgenstein refuse l’idée de la compréhension linguistique comme accompagnement mental : en cherchant un exemple de compréhension instantanée, il trouve la relation interne entre morceau de musique et l’expression musicale. Le critère de correction de l’interprétation musicale n’est pas au dehors de la forme mais dans la structure elle-même : pour comprendre l’expression musicale on ne doit pas chercher un idéal désincarné mais on doit entendre dans l’image musicale sa réussite et son achèvement. De la même façon, le sens linguistique n’est pas un tertium quid entre le langage et le monde : on n’a pas besoin d’une image mentale intérieure ni d’une référence au monde extérieur. Comprendre c’est donc apprécier une forme spécifique appropriée à soi-même. La compréhension linguistique a le caractère immédiat de la compréhension musicale : dans cette immanence de l’expressivité à la forme, sans besoin de référence au monde, il y a l’extension du paradigme tautologique du Tractatus au langage entier : « Pourquoi doit-on jouer ces mesures exactement de cette façon ? Je pourrai dire : parce que je sais tout ce que cela signifie ». La phrase du langage, comme la mélodie, devient une forme achevée, identique à soi-même.
Toutefois, dans le même texte, à côté de l’idée de compréhension interne, il y a un autre élément qui produit, comme on pourra le voir, une antinomie : la phrase, comme la mélodie, signifie soi-même mais, pour l’expliquer, on peut la traduire dans l’image d’un autre processus, dans une formulation isomorphique. On dirait que cette deuxième indication est opposée à la première : on peut voir la distance entre le paradigme tautologique et le paradigme « référentialiste » du signifié ou, pour utiliser deux noms déjà connus, entre l’idée de Wittgenstein et la théorie de la signification musicale de S. Langer. On verra que cette oscillation ne produit pas vraiment une contradiction mais, pour approfondir cette idée, il faudra analyser les deux autres textes où Wittgenstein propose une comparaison entre compréhension linguistique et musicale. Bien que dans un de deux textes il amplifie l’incidence interne de l’expression et que dans l’autre il privilégie les processus de traduction, on verra le but unitaire de l’analyse de l’auteur et, au contraire, on appréciera la subtile articulation de sa pensée.
Ainsi donc le Cahier brun :
Ce que nous appelons « comprendre une phrase », dans de nombreux cas, ressemble bien plus à la compréhension d’un thème musical que nous ne serions enclins à le croire. Mais je ne vais pas dire que comprendre un thème musical ressemble davantage à l’image qu’on a tendance à se faire de la compréhension d’une phrase ; mais plutôt que cette image est fausse, et que la compréhension d’une phrase ressemble bien plus qu’il ne semble au premier abord à ce qu’il passe réellement quand nous comprenons une mélodie. Car comprendre une phrase, disons-nous, désigne une réalité en dehors de la phrase. Alors qu’on pourrait dire : «Comprendre une phrase veut dire saisir son contenu ; et le contenu de la phrase est dans la phrase» (BrB, II, §17).
Encore une fois, Wittgenstein précise la direction de la comparaison entre musique et langage : la première explique le deuxième, ce que nous devons comprendre – le langage – trouve une éclaircissement dans ce que nous connaissons déjà en nous étant familier grâce à notre formation culturelle – la musique. Donc Wittgenstein ne veut pas dire que la musique est un langage mais que notre image de ce que c’est qu’un langage est totalement fausse et que la musique peut nous aider à comprendre comment il faut penser l’expressivité linguistique. En effet, nous sommes habitués à penser que la compréhension d’une phrase consiste dans une relation avec quelque chose au dehors du langage (quelque chose dans le monde ou dans l’esprit). Au contraire, comprendre c’est saisir un contenu qui se trouve dans la phrase. La critique est encore contre l’idée d’un accompagnement ; mais on pourrait dire : quelle est la différence entre prononcer une phrase et prononcer un phrase avec compréhension ? Bien, nous avons ici un exemple d’erreur linguistique, d’une erreur d’analyse logique : là où on pense qu’il y a une res, une entité (physique ou mentale), il n’y a en réalité qu’une façon, une expressivité, une physionomie particulière. On peut dire qu’on analyse les mots « prononce avec compréhension » en se confondant entre complément d’union («je me promène avec mon sac à dos ») et complément de manière (« Je le fais avec plaisir »). Cette distinction très subtile, Wittgenstein l’explique en disant, plus simplement, que s’il y a quelque chose comme un accompagnement, c’est seulement la modulation de la voix, les changements du timbre, les accents, c’est-à-dire les moyens prosodiques paralinguistiques, « comme les gestes qui accompagnent le discours » (Ivi, II, §9). Ici, il y a le passage de l’expression transitive (a exprime b) à l’expressivité intransitive (x est expressive) ; cette dernière forme d’expressivité n’a rien à faire avec l’introduction d’un élément supplémentaire : si l’on demande « bien, x est expressive : mais de quoi ? » nous pouvons répondre avec Wittgenstein : « Cette mélodie me dit quelque chose » mais « je sais qu’elle me dit quelque chose que je ne peux pas exprimer en mots ou images. Et si en reconnaissant ceci je me résigne à dire « Elle exprime seulement une pensée musicale » cela ne voudrait rien dire d’autre que « Elle exprime soi-même » (Ivi, II, §17). Dans ce passage du Cahiers brun, le contenu du musikalische Gedanke équivaut à son articulation formelle : la mélodie n’exprime pas mais elle est pensée musicale et elle dit soi-même, ce qui veut dire qu’elle s’atteste comme forme achevée, extrême possibilité à l’intérieur d’un symbolisme dont elle représente le cas limite.
Dans ce texte la crise de la pictural theory of meaning, inaugurée dans le Tractatus avec la tautologie et sa relation avec la forme logique, investit le domaine de la compréhension linguistique toute entière : c’est le passage du projet tractarien à la philosophie des jeux de langage, où parler, utiliser les mots, c’est accomplir des actions, des gestes. On passe ici de la représentation du monde au moyen du langage à la praxis linguistique, laquelle, sans devoir se rapporter à l’extérieur, produit un monde. (Si l’on va plus loin, on peut argumenter que, dans certaines jeux de langage, ce ne sont pas les mots qui représentent le monde mais c’est le monde qui, à la fin, change et correspond à l’image produite par le langage). Mais ce qui nous intéresse c’est la permanence du paradigme tautologique-musical dans ce passage vers les jeux de langage.
Le Cahier brun développe donc la ligne de la compréhension intérieure, de l’expressivité intransitive ; mais comment peut-on expliquer la justesse d’une exécution ? Ou la correcte nuance d’une phrase musicale ? Nous pouvons répondre, en paraphrasant l’une des Fiches de Wittgenstein, il faut «une culture» (Z, §164) ou bien, avec l’une des Remarques mêlées : « Et cependant il n’existe justement aucun paradigme en dehors du thème. Mais pourtant existe de nouveau un paradigme au dehors du thème […] » (VB, 1946, trad. Fr. p. 117). Le commentaire de la comparaison entre compréhension linguistique et musicale présentée dans les Investigations philosophiques nous aidera à résoudre la contradiction.
Au paragraphe 527 nous pouvons lire :
La compréhension d’une phrase du langage s’apparente beaucoup plus qu’on ne le croirait à celle d’un thème en musique. Ce que je veux dire par là est que la compréhension d’une phrase de notre langage est plus proche qu’on ne le pense de ce que l’on nomme habituellement la compréhension d’un thème musical. Pourquoi l’intensité et le tempo doivent-ils suivre précisément cette ligne ? On aimerait dire : « Parce que je sais ce que tout cela signifie. » Mais que cela signifie-t-il ? -Je ne saurais le dire. En guise d’explication, je pourrais la comparer à autre chose dont le rythme (je veux dire, la ligne) est le même. (On dit : « Ne vois-tu pas que c’est comme si on tirait une conclusion ? », ou : « C’est comme une parenthèse », etc. Comment justifie-t-on de telles comparaisons ? -Il y a ici des justifications de toutes sortes (PU, I, §527).
Pour la troisième fois Wittgenstein nous propose une comparaison entre compréhension linguistique et musicale ; si dans la Grammaire philosophique il y avait toutes les deux côtés de la question – l’autonomie de la forme et la production de processus isomorphiques – nous pouvons voir que le Cahier brun approfondit le caractère tautologique de l’expression musicale, en insistant sur l’incidence intérieure du contenu dans la forme, tandis que les Investigations continuent sur la ligne des comparaisons possibles entre formes douées du même rythme. Une différence intéressante c’est le passage, entre la Grammaire philosophique et les Investigations, de l’idée de transposition (mais dans un passage analogue du Big Typescript nous pouvons lire « traduction ») à l’idée d’explication : le concept de transposition/traduction est plutôt glissant parce qu’on peut penser que, en changeant le code, le medium, il y a la persistance d’un sens désincarné, d’un signifié commun à plusieurs expressions isomorphiques. Mais pour Wittgenstein il n’y a pas une telle interchangeabilité entre les expressions : comme on lit dans le paragraphe 531 des Investigations, on parle de la compréhension en deux acceptions – comme possibilité de la remplacer (c’est l’idée de paraphrasabilité) ou comme impossibilité du remplacement (c’est le cas de l’expression musicale). Grâce à la comparaison entre musique et langage proposée dans le paragraphe 527, ce dernier sens de compréhension comme non remplacement trouve également son application dans le domaine linguistique : dans les Investigations aussi, donc, il y l’idée de l’indépendance tautologique de la forme linguistique et musicale.
Mais en même temps notre texte propose une production d’explications entre formes douées du même rythme ; ce que nous pouvons remarquer c’est le caractère spécifiquement linguistique des comparaisons : un thème est comme une conclusion, ou comme une parenthèse (dans d’autres passages Wittgenstein parle, par exemple, de forme interrogative). Les processus isomorphiques de §527 sont des formes du langage auxquelles nous sommes habitués. Le thème dit soi-même mais il n’est pas renfermé en soi : il est pris dans un réseau de relations avec nos pratiques linguistiques. Ces pratiques, dit Wittgenstein dans ses Fiches, sont à leur tour musicalement caractérisées : « Dans le langage des mots il y a un fort élément musical. (Un soupir, le ton interrogatif, celui de la proclamation, de l’impatience et les innombrables gestes de l’intonation) » (Z, §161).
Entre compréhension linguistique et musicale il y a un conditionnement mutuel : nous avions dit que la musique, pour Wittgenstein, explique le langage mais maintenant nous pouvons nous corriger : dans le réseau de nos pratiques, de nos jeux de langage, chaque forme peut expliquer à son tour l’autre, le thème peut expliquer ce que c’est que comprendre une proposition et la familiarité avec notre langage peut motiver l’identification de gestes musicaux particuliers. Le thème, donc, dit soi-même parce que nous sommes habitués à dire, à parler (cfr. Z, §175).
Dans ce régime de comparaison et explication mutuelle, nous pouvons résoudre la contradiction présentée dans les Remarques mêlées, en excluant l’idée de traduction mais en enrichissant l’autonomie tautologique du thème avec l’apport des autres gestes. Si nous lisons maintenant l’entier passage des Remarques, nous pouvons apprécier le rôle du geste dans la contradiction entre autonomie et isomorphisme : « Et cependant il n’existe justement aucun paradigme en dehors du thème. Mais pourtant existe de nouveau un paradigme au dehors du thème : je veux dire le rythme de notre langage, de notre pensée et de notre sensibilité. Et le thème est en outre à son tour une nouvelle partie de notre langage, il est incorporé à elle ; nous apprenons là un nouveau geste» (VB, 1946, trad. Fr. p. 117).
3. Le geste, carrefour de musique et langage
La réflexion wittgensteinienne sur la relation entre musique et langage présente une circularité : « La compréhension d’une phrase du langage s’apparente beaucoup plus qu’on ne le croirait à celle d’un thème en musique » (PU, §527) mais « la compréhension musicale présuppose la familiarité avec inférences, confirmations, réponses » et donc avec le «champ entier de nos jeux de langage » (Z, §175). Cette circularité est en réalité le mouvement typique déclenché par un air de famille : au §527, Wittgenstein dit que la compréhension linguistique et musicale sont apparentées, verwandt ; mais cet adjectif est le même qu’il utilise pour les ressemblances de famille quand, par exemple, il veut expliquer que les phénomènes que nous appelons « langage » n’ont pas de choses en commun mais ils sont apparentés, verwandt, en plusieurs façons différentes (cfr. PU, §65). Ainsi comme les activités linguistiques sont apparentées et elles constituent toutes ensemble la multiplicité des jeux de langage – et donc elles sont verwandt en tant que jeux -, la musique et le langage sont apparentés et leur air de famille se matérialise dans la figure du geste.
Le geste linguistique est l’accomplissement d’une action non autrement réalisable : par exemple, Wittgenstein dit que la négation est un geste qui exclut, qui repousse (cfr. PU, §550). En la prononçant, nous accomplissons quelque chose, nous faisons une activité : c’est la conception du signifié comme usage, du langage comme praxis connecté aux formes de vie. Mais il y a un autre sens dans lequel nous utilisons un mot comme un geste : c’est le domaine esthétique, où nous disons « Magnifique ! » ou « Bravo ! » mais pas pour véhiculer un contenu mental ; dans ce cas, les mots – en tant que geste – remplacent d’autres gestes ou expressions du visage. Dans les appréciations esthétiques, dit Wittgenstein, nous avons des « mots […] employés à peu près comme un geste » (LC, I, §35).
De la même façon on peut considérer le sens musical non pas comme un contenu sonorisé, quelque chose d’immatériel qui précède la forme – dans ce cas la forme serait une traduction inessentielle entre plusieurs matérialisations possibles – mais, comme on disait, le sens musical peut être pensé comme un répertoire gestuel qui ne traduit pas et qui n’est pas traduit par une proposition du langage verbal. Comme dit Wittgenstein dans les Fiches, « Si soudain un thème, une expression te dit quelque chose, il n’est pas nécessaire que tu puisses l’expliquer. C’est ce geste-là qui t’est soudain devenu accessible » (Z, §158), et il est incorporé dans le langage en tant que nouveau geste dans notre répertorie. Le geste musical, donc, ne traduit pas ou n’exprime pas un vécu précédemment muet mais il institue une expression qu’à partir de ce moment ne sera plus séparable de la spécifique formulation musicale.
Entre geste linguistique et geste musical, par conséquent, on peut nouer les jeux de comparaison, amorcer des réactions qui forment de nouveaux gestes mais on ne peut jamais identifier une hiérarchie univoque et préalablement donnée. Pour utiliser l’exemple donné par Wittgenstein dans le Cahier brun, nous pouvons avoir une spécifique « sensation de passé » et nous pouvons dire que cette sensation correspond à une certaine mélodie (Wittgenstein propose les pages des Davidsbündler Tänze de Schumann marquées par l’indication « Wie aus weiter Ferne »). Mais ce morceau de musique n’est pas une traduction de l’indication linguistique « Comme de loin » et de même la proposition n’est pas à son tour une réalisation possible d’une sensation ou d’un contenu désincarné : le geste musical et le geste linguistique sont enchevêtrés dans un renvoi continu sans polarisation vers un modèle déjà donné, un contenu préalable, une type dont ils seraient les tokens. Par conséquent Wittgenstein dit que ce morceau de musique, joué correctement, est « l’expression plus élaborée et plus exacte de sensation de passé que je peux imaginer » (BrB, II, §25). Ça veut dire que la mélodie, jouée selon les indications, devient un nouveau geste, le particulier « geste de passé » : il est en relation avec d’autres gestes (comme, par exemple, les mots « il y a longtemps » ou, comme dans la partiture « comme de loin ») mais il se constitue comme une expression inimitable et irremplaçable. Désormais nous avons également à disposition ce geste, incorporé dans notre langage et quand on devra expliquer cette sensation particulière on devra dire « Est-ce que tu connais ce morceau de Schumann ? Son expression ? ».
Entre le geste musical et le geste linguistique, donc, il n’y a pas d’ordre essentialiste ou analogique mais il y a une relation horizontale de ressemblances de famille : on peut expliquer un mot avec une mélodie et vice versa, un geste musical peut rendre compte d’un geste linguistique, sans devoir trouver le contenu commun mais en privilégiant une vision du sens comme production du même acte de comparaison. Ce que fait le sens ce n’est pas saisir le quoi, – parce que, comme dans le Tractatus, c’est impossible – mais faire interagir les plusieurs comment. La compréhension, alors, vient de l’exécution de formes différentes, de la comparaison entre plusieurs exemples, de la production de connexions. Le sens n’est pas quelque chose de caché mais quelque chose que nous faisons.
Dans cette ligne constructiviste, le geste représente donc la solution à la contradiction que nous avons individuée entre le caractère tautologique de la phrase/mélodie et sa référence au dehors (son ancrage au monde), ce que Wittgenstein trouve comme paradigme au dehors du thème – la familiarité avec nos jeux de langage. En effet le geste dit soi-même, il est indépendant et en soi achevé ; d’ailleurs, il est l’expression la plus culturellement caractérisée que nous pouvons concevoir.
On peut voir un exemple. L’hagiographie wittgensteinienne identifie le passage de la théorie logique du Tractatus à la philosophie des jeux de langage dans un célèbre épisode sur le train entre le philosophe et l’économiste italien Piero Sraffa : pendant la conversation, Wittgenstein était en train d’expliquer la théorie de la forme logique et du sens comme correspondance entre proposition et monde quand Sraffa, en faisant un geste typiquement napolitain demanda : « Quelle est la forme logique de ça ? ». L’épisode est habituellement cité comme image de ce que Wittgenstein commencera à penser comme « jeux de langage » : l’ensemble des activités accomplies dans le langage. Du geste, donc, on souligne l’immédiateté, l’intrinsèque expressivité, la signification comme activité – nous pouvons dire l’autonomie tautologique, pour utiliser l’une de nos deux côtes de la contradiction – ; bien plus rarement on insiste sur l’appartenance du geste de Sraffa à la tradition napolitaine, à la culture caractéristique du Midi d’Italie, au milieu spécifique de provenance. Comme le dit Wittgenstein, nous ne comprenons pas les gestes chinois comme nous ne comprenons pas les propositions chinoises (cfr. Z, §219).
Le geste est autonome et expressif, c’est le paradigme de la non référentialité du langage ; et pourtant il est profondément conditionné, lié à l’ensemble des pratiques linguistiques acceptées dans le milieu culturel dans lequel il est adopté. Mais la totalité culturelle dans laquelle il est introduit ce n’est pas un paradigme extérieur ; au contraire, sa nature linguistique montre la sédimentation de nos pratiques, des expressions, des jeux de langage qui, en s’accumulant, l’ont constitué comme fond de la compréhension. La connexion avec le contexte culturel, donc, n’exclut pas l’autonomie du geste mais elle reconduit son expressivité au réseau de mots, gestes et activités qui composent le domaine de nos jeux de langage.
Comme le dit Wittgenstein dans les Fiches, nous essayons d’expliquer un geste par un mot et un mot par un geste : dans ce mouvement nous sommes ballottés entre plusieurs formes, entre plusieurs comme pendant que le quoi, le sens ultime, essentiel, disparaît comme élément singulier, objet, et devient visible dans la relation entre les gestes, dans l’interaction entre formes.
Conclusion
Dans notre tour à partir du Tractatus jusqu’aux Investigations philosophiques nous avons vu à l’œuvre un paradigme musical précis, subtil et difficile à découvrir mais très important pour la compréhension globale de la réflexion wittgensteinienne sur le langage – c’est à dire sur notre spécifique façon d’être dans le monde, en rapport avec le monde.
Dans le Tractatus nous avons vu émerger la tautologie comme cas limite du symbolisme, point aveugle de la représentation dans laquelle le dire se réduit à rien et le montrer, incarné dans une forme, porte au diapason le fait du langage en positionnant le point de vue sur le bord du sens, sur la position de la visio sub specie aeterni.
La crise de la représentation, inaugurée dans le Tractatus, devient le cœur de la philosophie des jeux de langage : dans ce parcours les activités linguistiques constituent un réseau ouvert soutenu par des ressemblances de famille. Entre les activités verwandt, apparentées, la musique a un rôle spécifique: en élargissant le caractère autonome et en soi achevé de la tautologie au domaine de la compréhension tout entier, Wittgenstein propose une autre fois la comparaison entre phrase et mélodie, comme pour souligner la continuité de sa réflexion sur tel argument.
Mais la contradiction entre caractère tautologique de la compréhension et ancrage au monde pose une question à laquelle Wittgenstein essaye de répondre avec la figure du geste, carrefour de la musique et du langage : intrinsèquement expressif et en même temps culturellement connoté, le geste donne une réponse à la question sur le signifié, en montrant la dimension proprement anthropologique de l’interrogation sur le sens de nos pratiques linguistiques.
Le détour de Wittgenstein, en effet, n’explique rien mais, en tant que recherche esthétique, il nous pose tous les phénomènes sous les yeux, en les ramenant à notre spécifique forme de vie : l’animal humain est l’animal dont la forme de vie est marquée par le langage, c’est sa nature. La comparaison entre langage et musique, donc, porte à la surface l’arrière-plan de la nature humaine, son être engagé dans le langage comme dans un réseau vif et changeant. Alors dans le geste s’incarne et se réunit sans contradiction l’alternative entre autoréférentialité et ancrage au monde, entre autonomie et expressivité qui constitue notre particulière forme de vie : c’est l’idée de l’histoire naturelle dont parle Wittgenstein dans les Investigations : « Commander, interroger, raconter, bavarder – mais maintenant nous pouvons dire aussi jouer de la musique ou entendre un morceau – font partie de notre histoire naturelle ainsi que marcher, manger, boire et jouer » (PU, §25).
Références
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A. Janik, S. Toulmin (1973) Wittgenstein’s Vienna, Simon and Schuster, New York
V.Jankélévitch (1961) La musique et l’ineffable, Armand Colin, Paris.
S. K. Langer (1953) Feeling and Form: A Theory on Art Developed from Philosophy in a New Key, Routledge and Kegan Paul, London.
L. Wittgenstein (1922) Tractatus Logico-Philosophicus, Kegan, Trench, Trubner, London (trad. Fr., Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, Paris 2001).
Id. (1953) Philosophische Untersuchungen, Blackwell, Oxford (trad. Fr., Recherches philosophiques, Gallimard, Paris 2005).
Id. (1958) The Blue and Brown Books, Basil Blackwell, Oxford (trad. Fr., Le Cahier blue et le Cahier brun, Gallimard, Paris 2004).
Id. (1965) Wittgenstein’s lecture on ethics, “Philosophical Review”, 74 (trad. Fr., Conférence sur l’éthique, Gallimard, Paris 2008).
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Id. (1977) Vermischte Bemerkungen, Suhrkamp, Frankfurt am Main (trad. Fr., Remarques mêlées, Flammarion, Paris 2002).
Id. (1980) Wittgenstein’s Lectures Cambridge 1930-32, Basil Blackwell, Oxford (trad. Fr., Les cours de Cambridge 1930-32, T.E.R., Mauvezin 1988).
Id. (1982) Zettel, Blackwell, Oxford (trad. Fr., Fiches, Gallimard, Paris 2008).
[1] Cfr. Allen Janik, Stephen Toulmin (1973) Wittgenstein’s Vienna, Simon and Schuster, New York
[2] Cfr. Suzanne K. Langer (1953) Feeling and Form: A Theory on Art Developed from Philosophy in a New Key, Routledge and Kegan Paul, London.
[3] Cfr. Ludwig Wittgenstein (1965) Wittgenstein’s lecture on ethics, “Philosophical Review” , 74 (trad. Fr., Conférence sur l’éthique, Gallimard, Paris 2008).
[4] Cfr. A. Crary e R. Read (éd.) (2000) The New Wittgenstein, Routledge, London-New York.
[5] Cfr. Vladimir Jankélévitch (1961) La musique et l’ineffable, Armand Colin, Paris.
[6] Cfr. Ludwig Wittgenstein (1980) Wittgenstein’s Lectures Cambridge 1930-32, Basil Blackwell, Oxford (trad. Fr., Les cours de Cambridge 1930-32, T.E.R., Mauvezin 1988).
Les faits (le son et l’image) ont en commun le lieu présenté en F(x), où les x sont les choses et le sens. Chez Wittgenstein la réalité est ce qui vient après la fonction de génération, là où il y a le lieu F(x) c’est-à-dire une forme esthétique (logique). Ainsi le cas {mots}—>{sujet, copule, complément} a une sonorité et une présentation en F(x), une forme, et une réalité. Puisque certaines propositions ne se disent esthétiquement pas, par exemple le blanc est homme (dissonance), l’étude de cas est logique. La fausseté est une dissonance sentie (a feeling). Alors on s’accorde sur la vérité comme sur une sensation esthétique: il n’y a pas d’image vraie a priori mais parfois dissonance ou mauvaise place ou geste déplacé hors convention. Il y a vérité s’il y a accord esthétique pour un regard extérieur. Où l’on voit que la valeur de vérité ne tient pas de la confrontation interne entre les propositions elles-mêmes, mais de l’extérieur. C’est ainsi que tautologie et contradiction ne sont pas des images: elles restent purement internes, ne sortent pas en image F(x), tenant par soi comme une chose, une forme en soi achevée au départ, renfermée sur soi, qui se satisfait elle-même.
Le sens est donc indépendant de la vérité ou de la fausseté comme la gauche et la droite: il y a toujours un sens possible à gauche, mais il est parfois dissonant à droite. Le phonographe ou la notation musicale joue la musique comme la langue joue le monde, comme le mot joue la présentation, par exemple table —> table ou ré—>≈. Où l’on voit que Wittgenstein sort la forme de la pure visibilité vers la sonorité: la réalité est image plus son.
Le cas de la proposition peut figurer la totalité de la réalité, une image, une sonorité, mais il ne peut pas figurer de point commun entre la proposition et la réalité pour figurer celle-ci: il n’y a pas de point commun entre x et le F(x) formel, ni entre sonorité et image. Car à ce point commun n’est associé aucune sensation. Mais il est présenté par un schéma, dit par le signe silencieux —>, vu précisément en lui-même. Dont la musique fait disparaître la commodité problématique.
Enfin, oui, —> se montre mais ne se dit pas (sémiotique vs. sémantique) ! Car où voyons-nous que —> signifie correspondance plutôt que direction ou flèche ? Je suis trop long mais ceci encore: exactement à l’inverse, un son se dit mais ne (se) montre pas… Une proposition et un morceau de musique se chantent et s’entendent; une image est avant tout une sensation esthétique; le son éclaire l’image, comme vous le dites: il complète sa réalité du tout au tout. Au lieu d’associer seulement phrase à image Wittgenstein l’associe à sa sonorité juste. Car conclusion, affirmation ou incidentes sont des inflexions du rythme du discours.