L’émotion chez les théoriciens de l’Einfühlung (2)
Friedrich T. Vischer et Johannes Volkelt : l’Einfühlung spatiale, une conscience atmosphérique.
Ce transfert rythmique dans lequel nous sommes enveloppés induit une certain mode d’appréhension des formes architecturales, qui est atmosphérique, senti de façon diffuse, et non clairement thématisé. C’était déjà en de tels termes que F. T. Vischer définissait dans « Das Symbol » la conscience empathique, qu’il posait comme intermédiaire entre une conscience claire, faisant pleinement la part de l’objet et du sens (comme dans les allégories), et une conscience obscure, confondant absolument l’objet et le sens ressenti. L’Einfühlung consiste quant à elle en une animation mi-consciente mi-inconsciente. L’empathie esthétique, de fait, ne repose pas sur une identification totale du sujet et de l’objet. Elle consiste dans une attitude flottante, où l’on croit à ce que l’on voit, avec néanmoins la conscience obscure que si l’on nous demandait d’où viennent les sentiments exprimés, nous saurions dire : de nous. C’est précisément d’une telle attitude flottante dont parle Volkelt dans La Conscience esthétique, pour désigner la manière dont nous percevons les sentiments objectivés, puisqu’il désigne l’empathie esthétique comme une conscience d’arrière-plan[23]. Il s’agit vraiment d’une perception, puisque Volkelt montre que les sentiments sont réellement co-vus avec les autres déterminations de l’objet, thèse qui – souligne-t-il – ne pourrait pas être admise par ceux qui n’accordent de vérité qu’aux conditions physiologiques de la perception, mais qui est en revanche entièrement valide si l’on se place sur le plan phénoménal de nos états de conscience[24]. En effet, l’on voit alors que ce qui est perçu par empathie se donne phénoménalement comme une couche qualitative recouvrant le sensible ordinaire, comme quelque chose de flottant et de difficilement descriptible. L’aspect affable ou triste se présentera par exemple comme « une couche transparente flottant au-dessus du sensible ordinaire »[25]. L’émotion éprouvée n’est certes pas vue de la même façon que le sont les formes et les couleurs, mais il s’agit néanmoins d’un voir, d’un voir simplement atmosphérique.
Or il est remarquable que Volkelt définisse en des termes très proches le mode de donation de la profondeur, qui relève quant à elle non stricto sensu d’une co-vision empathique, mais de ce qu’il appelle une co-vision immédiate-approximative. Là encore, il s’agit de montrer que nous voyons la profondeur, et qu’elle n’est pas une représentation que nous adjoignons après coup. Nous la voyons, même quand elle est simplement peinte sur un tableau. Nous voyons les choses les unes derrière les autres, même quand elles sont peintes sur un plan. Volkelt reprend lui aussi la théorie de Stumpf. Et il ajoute que la profondeur consiste elle aussi en une vision particulière, un peu flottante et hésitante, puisqu’elle ne nous est pas donnée à la manière de propriétés sensibles objectales[26]. Ces propos font étrangement penser à ceux de Merleau-Ponty, quand ce dernier montre, dans la Phénoménologie de la perception, que nous n’inférons pas la profondeur à partir de la grandeur apparente et de la distance des objets, mais la saisissons de façon non thétique[27]. La profondeur n’est pas une construction de l’entendement, mais une « perspective vécue »[28], dont la caractéristique est d’ailleurs moins de désigner les relations de distance qui existent entre les objets (c’est le cas de la largeur), que le lien qui existe entre moi et eux[29]. La profondeur est en ce sens la dimension la plus existentielle, comme l’avait bien vu Schmarsow, qui ne la confondait pas avec une largeur vue de profil (ce qui était en revanche le cas de Berkeley et peut-être même de Hildebrand[30]). La profondeur est « l’épaisseur d’un médium sans choses »[31], elle est « la simple ouverture de la perception à un fantôme de chose à peine qualifiée »[32], et par conséquent celle d’un sujet engagé et non d’un sujet acosmique, percevant le monde à distance. Elle fait donc l’objet d’une saisie atmosphérique, et l’architecture de même, en ce qu’elle constitue un milieu dans lequel se déploie cette profondeur. L’architecture est un sol où nous ancrer, dans la mesure où Schmarsow définit le sol comme « la condition de notre corps et de notre orientation » ainsi que « du développement naturel de notre sens de l’espace, qui est déployé par des êtres se tenant et marchant debout » (je traduis) [33], thèse qui est proche de celle de Husserl dans son texte fameux L’Arche originaire terre ne se meut pas, au sens où Husserl montre que la terre nous est avant tout donnée comme un sol, et non comme un corps, donc comme un fond, avec cette différence que le sol que constitue une architecture n’est pas un sol immobile est immuable, mais un sol susceptible d’être perçu comme se mouvant, en vertu de notre propre déplacement qui contribue à l’épanouissement de son espace et de ses formes.
Le rapport atmosphérique que nous entretenons relativement à la profondeur architecturale, que nous sécrétons et dans laquelle nous nous enveloppons, porte ainsi à son acmé un trait constitutif de tout transfert empathique. Elle nous aide donc à déterminer au mieux l’Einfühlung, tout en montrant ce qui fait la spécificité de l’Einfühlung architecturale, où cette appréhension non thétique est la plus développée.
En conclusion nous pouvons ainsi dire que la thématisation progressive du corps propre, émotionnel, vécu, que l’on voit se dessiner chez les théoriciens de l’Einfühlung à partir de leur tentative d’élucidation du mécanisme de l’empathie, a pu se faire grâce à l’émergence d’une conception phénoménalisante du mouvement. C’est donc paradoxalement à partir du pôle moteur, à partir d’un objet-clef de la physiologie, plus qu’à partir du pôle affectif lui-même, que ces théoriciens ont pu réfléchir à la visibilité de l’émotion ressentie dans l’empathie, et à sa possibilité dans le contexte de formes inanimées, comme le sont les formes architecturales. C’est aussi cette réflexion sur le mouvement du sujet qui leur a permis de déceler des traits spécifiques de l’expérience architecturale, où l’empathie se spécifie en sécrétion d’espace opérée par le corps propre en mouvement, qui vient ensuite habiter cet espace.
[1] Cf Heinrich Wölfflin, Prolégomènes à une psychologie de l’architecture, 1886, trad. sous la dir. de Bruno Queysanne, Paris, Éditions de la Villette, 2005, p. 25.
[2] Ibid., p. 26.
[3] Ibid., p. 26.
[4] Ibid., p. 26.
[5] Ibid., p. 26.
[6] Cf ibid., p. 30.
[7] Expression que Wölfflin emprunte sans doute à Lotze, qui utilisait la même pour décrire la spécificité des formes architecturales (Voir par exemple Hermann Lotze, Outlines of Aesthetics trad. George Trumbull Ladd, Boston, Ginn & Company, 1886, p. 47).
[8] Ibid., p. 27. Merleau-Ponty dira de même que j’empathise avec les choses parce que nous sommes faits de la même chair (cf Maurice Merleau-Ponty, La Nature. Notes. Cours du collège de France, op. cit., p. 280). L’expression de « catégorie corporelle » fait écho aux catégories kantiennes comme pour mieux s’en démarquer, puisque les catégories corporelles dont parle Wölfflin ne relèvent ni des formes de l’intuition, ni des catégories de l’entendement. Le corps est le nouveau prisme, concret, à travers lequel nous appréhendons les choses, et les différentes catégories à l’aune desquelles nous les appréhendons ne sont pas des concepts a priori mais des sentiments vécus, acquis avec l’expérience et l’épreuve du monde.
[9] La ressemblance envisagée par Wölfflin est une ressemblance de « pattern », de configuration générale, « stylisée » en quelque sorte, et non une similitude exacte.
[10] Ibid., p. 27.
[11] Ibid., p. 29.
[12] Cf ibid., p. 31.
[13] Heinrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, trad. Claire et Marcel Raymond, Saint Pierre de Salerne, Gérard Monfort éditeur, 1992, p. 52.
[14] « (…) à quelque point de vue qu’on s’arrête, un mouvement se met à flamboyer (…) la paroi vibre et l’espace tressaille en tous ses angles » (ibid., p. 56).
[15] Henri Maldiney, « Une voix, un visage », L’Ouvert, Art, clinique et rythme, n° 3, Paris, 2010, p. 31 – c’est moi qui souligne. Il est remarquable à cet égard que Hildebrand lui-même, défenseur de l’art classique, ait précisément préconisé de lutter contre l’effet angoissant de l’insaisissabilité visuelle des choses : si l’espace artistique n’est pas intégré, unifié autour d’une vue unique, « nous sommes amenés (…) à faire le tour de la figure sans jamais avoir l’impression de pouvoir la saisir comme quelque chose de réellement visible. En ce cas, on n’a pas avancé d’un pouce vers cette figuration car l’art plastique n’a pas pour tâche de laisser le spectateur dans un état d’inaccomplissement et de malaise face à l’objet tridimensionnel ou cubique que lui livre une impression naturelle en l’incitant à s’efforcer d’en obtenir une représentation visuelle claire, mais sa raison d’être est bien plutôt de lui offrir cette représentation visuelle claire et d’ôter à l’objet cubique toute matière à nous tourmenter » (Le Problème de la forme dans les arts plastiques, trad. Éliane Beaufils, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 84).
[16] Wilhelm Worringer, cité par Henri Maldiney in « Une voix, un visage », op. cit., p. 31.
[17] « Mais ce n’est pas toucher à l’essentiel que de marquer une différence de degré dans la facilité de la tâche qui s’offre à l’œil ; il s’agit en réalité de deux formes d’art hétérogènes. La question n’est pas de savoir si l’œuvre peut être appréhendée avec plus ou moins de peine, mais de savoir si elle peut l’être complètement ou non. » (Heinrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, op. cit., p. 183).
[18] Le principe du revêtement ou de l’habillement repose sur la thèse que l’architecture tire son origine des arts textiles, à la fois quant à sa tectonique et à sa « cosmétique » : l’utilisation de pans de tissu en guise de cloisons et de séparations spatiales a en effet précédé la construction de murs, et c’est pour cette raison selon Semper que de nombreuses cultures ornèrent leurs édifices d’incisions ou de peintures reproduisant les motifs de l’art textile. Ceci donne à voir l’intrication qui existe originellement en architecture entre le structurel et l’ornemental. Cf Gottfried Semper, Du style et de l’architecture. Écrits, 1834-1869, trad. Jacques Soulillou avec la collaboration de Nathalie Neumann, Marseille, Éditions Parenthèses, 2007.
[19] Une mise en valeur de la hauteur ou de la largeur fera par conséquent tendre l’architecture vers la sculpture ou vers la peinture.
[20] Voir son article intitulé « Über den Wert der Dimensionen im menschlichen Raumgebilde » (« La valeur des dimensions dans la construction spatiale humaine »), repris notamment dans le recueil de Thomas Friedrich et Jörg H. Gleiter, dir., Einfühlung und phänomenologische Reduktion : Grundlagentexte zu Architektur, Design und Kunst, Berlin, Lit Verlag, 2007, pp. 107-121 et son ouvrage Grundbegriffe der Kunstwissenschaft : am Ubergang vom Ältertum zum Mittelalter (Concepts fondamentaux de la science de l’art à la transition de l’Antiquité et du Moyen-Âge), Leipzig/Berlin, B. G. Teubner, 1905.
[21] Wölfflin ayant lui aussi défini le rythme à partir du rythme de nos pas, et non seulement de notre respiration (cf Prolégomènes à une psychologie de l’architecture, op. cit., pp. 49-50).
[22] Concernant le phénomène de l’Einfühlung, il est remarquable que l’un des seuls endroits où Husserl en parle relativement à des choses inanimées (et non à autrui), conformément à son sens originaire, se trouve dans Chose et espace – son traité sur la constitution de l’espace –, dans un paragraphe consacré aux sensations kinesthésiques et autres déterminités subjectives du corps propre (sensations tactiles, sentiments), dont Husserl précise que le corps peut les incorporer, sous la forme d’événements psychiques, de vécus de sensation, de perception, introjectifs, à d’autres choses physiques, et d’appréhender ainsi ces choses comme « corps animés » (Chose et espace, Leçons de 1907, trad. Jean-François Lavigne, Paris, PUF, 1989, p. 199).
[23] Cf Johannes Volkelt, La Conscience esthétique in Maurice Élie, Aux origines de l’empathie. Fondements et fondateurs, op. cit.,p. 174.
[24] Cf ibid., p. 171, 172.
[25] Ibid., p. 208.
[26] Cf ibid., p. 218.
[27] Cf Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 307.
[28] Ibid., p. 310.
[29] Cf ibid., p. 305.
[30] Cf ibid., p. 303.
[31] Ibid., p. 316.
[32] Ibid., p. 316.
[33] August Schmarsow, Concepts fondamentaux de la science de l’art à la transition de l’Antiquité et du Moyen-Âge, op. cit., p. 182, cité dans Harry Francis Mallgrave et Eleftherios Ikonomou, préfaciers et traducteurs, Empathy, Form and Space. Problems in German Aesthetics, 1873-1893, Santa Monica, CA, Getty Center for the History of Art and the Humanities, 1994, p. 65, et commenté par Henri Maldiney dans « L’art et le pouvoir du fond », Regard Parole Espace, op. cit., p. 182.