L’émotion chez les théoriciens de l’Einfühlung (2)
Le statut affectif et moteur de l’émotion chez les théoriciens de l’Einfühlung en architecture : physiologie ou pré-phénoménologie ?
Raphaëlle Cazal – Paris 1
La condition première de l’Einfülhung : la parenté du sujet et de l’objet.
Si le transfert empathique est possible, c’est parce que les formes nous y appellent. Et si cet appel est particulièrement prégnant en architecture, c’est en vertu d’une parenté entre les formes architecturales et le corps humain qui excède le parallélisme physiologique, ce qui était déjà perceptible chez Lipps, et qui est pleinement thématisé par Wölfflin dans ses Prolégomènes à une psychologie de l’architecture. Celui-ci remet en effet explicitement en cause au début de cet ouvrage la thèse physiologique qui explique la tonalité affective de la forme en fonction de la facilité ou de la difficulté musculaire avec laquelle l’œil suit son contour, la beauté de la forme s’identifiant ainsi avec ce qui convient à l’œil. Cette thèse revient en effet à ériger la facilité ou la difficulté du mouvement en critères esthétiques, alors qu’une foule d’autres impressions sont induites dans la vue d’une œuvre d’art, et pourraient tout aussi bien servir de critère[1]. Il est intéressant de noter que c’est précisément Lotze, un autre physiologiste, que Wölfflin va faire jouer contre la thèse de Wundt : il en rappelle la remarque (tirée de sa Geschichte der Ästhetik in Deutschland) selon laquelle « nous retirons toujours quelque peine corporelle dans notre jugement esthétique et que, en conséquence, le plaisir ne provient pas de la commodité avec laquelle nous nous procurons la perception »[2]. Wundt était conscient du pouvoir d’intensification esthétique du contraste, mais il préconisait toujours son intégration dans un ensemble concordant. Une forme discordante n’était acceptable que compensée par une forme harmonieuse. Il ne reconnaissait donc pas de valeur esthétique à l’effort en tant que tel. Ce qui est déjà en soi préjudiciable, et l’est encore plus si l’on considère, comme le souligne Wölfflin, que cette thèse ne tient pas compte des propriétés corporelles des formes, mais seulement leurs qualités optiques, et ne vaut même, au sein de celles-ci, que pour l’intensité lumineuse des formes, car ce n’est qu’à cette dernière que l’œil réagit nettement avec plaisir ou déplaisir. La thèse de Wundt ne permet donc pas d’expliquer l’expressivité des formes elles-mêmes. Ce qui permet en réalité d’expliquer cette dernière selon Wölfflin, c’est notre capacité à être nous-mêmes expressifs. Wölfflin montre qu’il en va de même en musique : nous ne pourrions jamais comprendre la signification des sons produits par d’autres, si nous n’avions pas nous-mêmes la capacité d’exprimer les émotions par des sons, si nous n’avions pas nous-mêmes une voix – laquelle est précisément un organe expressif enraciné dans notre corps vécu (Son équivalent pour les formes visuelles est très probablement la respiration, dont parlera Wölfflin plus loin). « On ne comprend que ce dont on est capable soi-même »[3], autrement dit : « les formes corporelles ne peuvent avoir du caractère que du fait que nous possédons nous-mêmes un corps »[4]. Il faut bien un corps, pris dans sa totalité vécue, et pas seulement des yeux ou des oreilles, pour exprimer un sentiment et ressentir une émotion. Comme l’écrit Wölfflin, « Si nous étions des êtres seulement voyants, nous n’aurions plus du monde corporel qu’un jugement purement esthétique »[5]. Nous n’aurions plus d’émotions.
Heinrich Wölfflin : des catégories corporelles et existentielles communes.
Plus précisément, c’est notre corps, en tant qu’il est traversé de l’expérience de la pesanteur, de la contraction, de la résistance, de l’équilibre, de la dureté, qui nous rend capables d’éprouver l’état de formes qui nous sont extérieures, en particulier celui des formes architecturales, où cette spatialité brute est centrale. L’impression architectonique est loin de se limiter à une affaire de l’œil[6], elle se manifeste dans un sentiment corporel direct, ce qu’exprimait bien Goethe en disant que l’on devrait pouvoir ressentir l’émotion suscitée par une belle architecture même les yeux fermés. Les formes architecturales ont la spécificité d’être des « massen Formen », des formes massives[7], pesantes, corporelles, qui ne peuvent donc pas agir sur nous comme de simples figures géométriques. Si nous tendons à les animer, à voir dans une colonne un mouvement d’ascendance par exemple, c’est donc en vertu de la nature même de ces formes, parce qu’elles et nous partageons les mêmes « catégories corporelles »[8], qui ont trait à la dynamique du corps et aucunement à une ressemblance avec l’apparence humaine[9]. Nous ne sommes pas touchés par les formes architecturales parce qu’elles ressemblent au corps humain, mais parce que les « directions de sens » – comme dirait Ludwig Binswanger – qu’elles incarnent, connotent les grands sentiments de l’existence (Daseingefühl), les Stimmungen fondamentales que ressent notre corps dans sa confrontation avec le monde[10], dans sa lutte contre la pesanteur, qui est aussi celle des formes architecturales, qui opposent en permanence leur force formelle à la force matérielle de la pesanteur. En dépit du paradigme encore vital et organiciste qui est celui de Wölfflin, perce à travers cette idée de lutte et de conflit des forces contraires une dimension déjà existentielle. En témoigne la manière dont ce dernier décrit nos réactions corporelles, par rapport à la description qui en était faite par exemple par Vischer et Lipps : la thématique de la respiration et du déploiement de la cage thoracique y est également présente (Wölfflin écrit que des colonnes robustes génèrent en nous des stimulations énergétiques, que notre respiration se règle d’après leur ampleur ou étroitesse, de sorte que « Nous réagissons comme si nous étions cette colonne portante et respirons profondément et pleinement comme si notre poitrine était aussi vaste que ces larges espaces couverts »[11]). Ici la description semble proche de celle de Vischer, mais doit être comprise à l’aune de ce que dit Wölfflin un peu plus loin, au sujet de la respiration : celle-ci est selon lui l’organe interne le plus direct de l’expression, plus encore que la voix. Elle est l’organe le plus expressif, celui dont le rythme se communique le plus facilement[12]. Elle est la réalité qui nous rend le plus irrépressible le vivre avec (Miterleben), parce qu’elle touche aux tréfonds de notre être, qu’elle est indissolublement biologique et spirituelle. Ce n’est pas un hasard si l’expansion et la contraction sont des sentiments d’existence si primordiaux. Pour employer les termes d’Henri Maldiney, ils renvoient à une ouverture et à une fermeture au monde, à une diastole ou une systole qui sont le signe d’une existence confiante ou au contraire repliée sur soi.
Wölfflin et Wilhelm Worringer : les visions du monde inhérentes aux formes.
À cet égard, même si les textes ultérieurs de Wölfflin se centrent moins sur le vécu du corps, ils conservent cette conscience obscure de la portée existentielle de l’art et notamment du déploiement des formes architecturales. Le « style pictural », qu’il définit dans les Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, pour caractériser le mode d’apparaître des formes baroques, repose sur une émancipation du jeu de la lumière et de l’ombre par rapport aux formes objectales, d’où un caractère insaisissable (et critique : « la ligne apparaît de-ci de-là comme un éclair, et par instants seulement »[13]) et une impression demouvement sans fin[14]. Ce style s’oppose au « style linéaire », qui désigne proprement le mode de manifestation des formes classiques, lequel consiste au contraire en une mise en évidence du contour des formes, et repose par là même sur une permanence rassurante, car la forme est alors entièrement maîtrisable. Comme le souligne Maldiney, l’« éternel retour » de sa structure fermée « supprime la question de l’angoisse du commencement et de la fin »[15]. Comme l’a montré en effet Wilhelm Worringer (qui cependant fait porter cette remarque sur l’art égyptien et non sur l’art classique), l’une des réponses de l’homme « à la maladie mortelle de vivre, au péril d’exister, est d’assurer aux figures dans lesquelles il se projette une nécessité intérieure, une permanence sans destin, qui l’arrache au malaise de la contingence (…) »[16]. Wölfflin lui-même précise que l’on manque le sens profond du style pictural si on le comprend comme un processus d’accroissement et d’enrichissement formel visant à compliquer la tâche du regard. Il s’agit en réalité d’une certaine manière de se rapporter au monde[17]. L’obscurcissement et l’insaisissabilité de l’espace baroque sont inépuisables, ne disparaîtront jamais. Ils reposent sur l’idée qu’il est impossible de créer l’achevé, le définitif, car la vie et l’existence relèvent de tout ce qui est ouvert, ne cesse de se transformer, de donner des images toujours nouvelles. Wilhelm Worringer, dans Abstraction et Einfühlung, a pleinement thématisé cette idée, en montrant que les différents styles artistiques ne correspondent pas seulement à différentes modalités du voir, mais à des visions du monde différentes. Le seul souci étant – comme le note Johannes Volkelt, autre théoricien fameux de l’Einfühlung –, que la bipartition opérée par Worringer entre la conduite artistique de l’abstraction, qui reposerait sur un rapport angoissé au réel, désireux de le figer en des formes permanentes et rassurantes, et la conduite de l’Einfühlung, reposant sur une assomption confiante du réel et s’exprimant dans des formes organiques, est problématique, dans la mesure où, comme nous l’avons vu avec l’exemple de la ligne, nous pouvons tout à fait entrer en empathie avec des formes non organiques.
La thématique existentielle inhérente à ces différentes visions du monde témoigne, quoi qu’il en soit, d’un détachement des théoriciens de l’Einfühlung architecturale à l’égard des thèses physiologiques. Ceci non seulement parce qu’ils en critiquent certaines lois, mais également parce que les traités de physiologie ne sont qu’un point de départ à partir duquel ils déploient leurs propres thèses, dont les conclusions sont moins physiologiques qu’existentielles. Wölfflin fait à cet égard un pas de plus que Lipps, qui a accordé une place au vécu, mais en localisant celui-ci exclusivement dans la sphère sentimentale, alors que Wölfflin l’ancre dans nos impressions corporelles elles-mêmes, qui sont d’emblée sensibles aux tonalités affectives fondamentales de l’existence. Ce dernier explique en outre le transfert empathique par la parenté qui existe entre notre corps, ainsi compris, et les formes architecturales, elles-mêmes corporelles, massives, soumises aux mêmes forces fondamentales du monde.
August Schmarsow : une parenté spatiale plus que formelle.
Cette conception, par l’importance qu’elle accorde aux formes et aux volumes, tend cependant à privilégier ce que l’on pourrait appeler une conception sculpturale de l’architecture, puisque Wölfflin l’apparente à un corps sans prêter d’attention particulière à son espace interne, dont la spatialité enveloppante et creuse est tout autre que celle, fermée sur soi et pleine, de la forme. C’est ce qu’August Schmarsow reproche à Wölfflin, et à la conception architecturale dans son ensemble, qui a eu tendance à privilégier l’architecture vue du dehors (comme en témoigne par exemple la théorie sempérienne du revêtement (Bekleidung), qui se focalise sur la coque externe de l’architecture[18]). Schmarsow fait partie des théoriciens de la science de l’art, et n’est pas classé parmi les tenants de l’Einfühlung, mais sa théorie est digne d’être exposée dans la mesure où elle permet de spécifier les modalités de notre expérience empathique de l’architecture, via notamment l’importance qu’elle accorde au mouvement du corps lui-même, et non seulement du regard. Elle permet en ce sens de compléter la thèse de Wölfflin et la compréhension que nous pouvons nous faire de la spécificité de l’expérience architecturale. Elle constitue également un approfondissement de l’intuition qu’avaient les théoriciens de l’Einfühlung relativement au pouvoir phénoménalisant du mouvement, qui portait chez eux sur l’émotion, et qui porte chez Schmarsow sur l’espace lui-même, que nous constituons par notre mouvement. Il s’ensuit que le corps humain est selon Schmarsow foncièrement spatialisant, créateur d’espace, comme l’architecture, de sorte que ce qui fait leur parenté réside moins dans leur statut de corps, que dans celui de créateurs d’espace.
Plus encore que de Lotze ou que Wundt, Schmarsow subit l’influence du psychologue Carl Stumpf, dont le questionnement Sur l’origine de la représentation de l’espace (1873) a une coloration proprement phénoménologique (nous pouvons rappeler qu’il a été l’étudiant de Lotze et de Brentano, et le directeur de thèse de Husserl lui-même), notamment en raison de l’importance qu’il accorde au corps et à son statut de centre perceptif, alors que les physiologistes se centraient surtout sur l’organe de la vue. Il note que, dans la mesure où notre corps est « le centre spatial naturel », notre sentiment de l’espace est déterminé par des régulateurs tels que la droite et la gauche, l’avant et l’arrière, le dessus et le dessous. C’est dans le cadre de ce système de coordonnées naturelles que nous déterminons la position de chaque objet extérieur. Schmarsow reprend cette idée d’une relation intrinsèque de l’espace au sujet humain qui constitue le centre à partir duquel se définissent les différents axes spatiaux, et qu’il peut projeter idéalement sur un centre de substitution, comme un obélisque au milieu d’un parc urbain. La dimension principale qui est à l’œuvre en architecture est cependant moins l’axe vertical que la profondeur, l’enveloppement du sujet, au point que Schmarsow préconise qu’on n’installe pas au sein de cet espace vide d’élément vertical susceptible de faire concurrence à notre propre axe, comme une colonne, qui dédoublerait en quelque sorte notre moi : le transfert empathique ne se fait donc pas avec un autre corps, contre lequel nous viendrions buter, mais avec un espace, que nous venons remplir par notre propre axe, mais aussi par l’espace de nos déambulations. De fait, la dimension la plus importante en architecture n’est ni celle de la hauteur (qui est celle de la sculpture, « formatrice de corps »), ni celle de la largeur (qui est celle de la peinture, « créatrice de surfaces »)[19], mais celle de la profondeur, que Schmarsow conçoit comme étant produite par notre corps lui-même, non seulement au sens où c’est à partir de son orientation qu’il donne une direction à l’espace, mais aussi et avant tout en ce qu’il génère de l’espace par son propre mouvement. Le critère de la profondeur spatiale sera par là même le rythme, le rythme du corps en mouvement (la proportion étant le principe de la verticale, et la symétrie le principe de l’horizontale[20]).
Schmarsow, quant à cette conception du rythme, s’oppose cette fois à Aloïs Riegl[21] qui, dans son ouvrage L’industrie de l’art romain tardif (1901), fait quant à lui du rythme un principe de la planéité, plus précisément d’une planéité traversée d’une alternance de zones contrastées, et vue de loin, comme l’exemplifient les bas-reliefs de l’époque romaine tardive. La conception riegélienne du rythme ne fait droit qu’à la perception visuelle et ne permet pas de saisir la spécificité de la projection motrice qui s’opère lors d’une déambulation corporelle, alors que cette dernière permettrait de définir au plus près la spécificité de l’expérience que nous avons d’une architecture. C’est ce que permet au contraire la théorie de Schmarsow, qui consiste à mettre au jour une empathie spécifique que nous pourrions appeler rythmique ou spatiale, dans la mesure où c’est ici le rythme de nos pas qui rend possible la visibilité des formes et de l’espace. Le rythme de notre déambulation a en quelque sorte la vocation d’un critère d’ordonnancement des impressions, il permet de faire le tri dans la pléthore de stimuli qui nous frappent. Cette idée est centrale, car elle signifie que toute spatialité accède à la donation dans le mouvement du sujet, ce qui constitue la thèse de Husserl dans Chose et espace (§ 44), qui précise également dans le § 38 des Ideen II que c’est par ce moyen, par ce libre mouvement du corps propre, que ce dernier peut percevoir le monde extérieur[22]. Ce mouvement nous donne un cadre rythmique à partir duquel aborder l’architecture que nous visitons, qui peut éventuellement coïncider avec le rythme des formes qui l’entourent, entrer en résonance avec elles, ou non (On retrouve alors une sorte d’équivalent de l’empathie positive et négative de Lipps, mais au niveau du mouvement rythmique du corps).