L’égalité homme-femme et l’utilité de la loi
Claire Abrieux
Je souhaiterai exposer dans cet article le rôle essentiel de la loi dans la mise en place d’un système réellement égalitaire. Nous allons plus précisément aborder la nécessité de se baser sur un système législatif égalitaire pour arriver à mettre en place une égalité effective entre les individus.
Il me semble important, avant d’aborder le développement proprement dit, de proposer une définition resserrée des termes avec lesquels nous allons travailler.
Définition du genre
Nous pouvons trouver le concept de genre défini de nombreuses façons : il indique notamment la différence entre les hommes et les femmes, suggérant normalement mais de façon non nécessaire une référence au sexe de l’individu. Le genre peut aussi être utilisé dans le contexte de nos sociétés occidentales pour désigner un concept résultant d’une construction sociale[1]. Le genre a été mis en place pour être différencié du concept de sexe biologique. Ce concept de genre a donc été forgé de façon à dénoncer le fait que le naturel – c’est-à-dire les sexes biologiques – n’était pas un ordre suffisamment cohérent pour servir de prémisses à une quelconque théorie. Nous devons donc une fois de plus ici affronter la difficulté de traiter avec un concept qui fut construit pour déconstruire la réalité telle qu’elle était. La distinction entre le genre féminin et le genre masculin est de nos jours constamment utilisée comme étant valide au regard de l’organisation de notre société.
Dès à présent, nous devons rappeler à notre lecteur que ce concept introduit malheureusement une dichotomie dans notre lecture de la société. Mais je voudrai par ailleurs ajouter que cela a plusieurs conséquences sur notre façon de comprendre les faits. Tout d’abord, cela nous empêche de saisir ce qui ne rentrerait pas dans ce schéma binaire. Deuxièmement, cette lecture de notre société a pour conséquence de répartir de façon très stricte les rôles qu’un individu pourrait possiblement occuper dans l’organisation sociale. Et troisièmement, le concept de genre est dépassé mais continue de porter avec lui un sens plus profond du fait de son existence même et est ainsi tenu pour incontestablement valide dans nos réflexions normatives.
Définition opératoire de la loi
Avant d’aller plus loin, je souhaiterai donner un aperçu de la façon dont la loi peut être définie ici. La loi peut être vue comme un simple code résultant d’une structure institutionnelle, un corps de règles et de standards relatifs au contexte particulier d’un certain pays. Mais je pense qu’il existe une autre définition plus explicite et moins hypocrite de ce qu’est la loi. De façon mois neutre, et donc peut-être plus juste, la loi peut être définie en tant qu’ensemble de règles ayant pour but d’amener la société vers un état de justice. Dans cette seconde définition, la loi joue un rôle moral, pesant sur nos comportements et condamnant ceux qui sont injustes. La loi est donc multidimensionnelle : elle est dissuasive, punitive et porteuse de messages. En un mot, elle est supposée nous servir de guide dans nos actions quotidiennes et dans notre façon de nous comporter en société. Mais avant tout, la loi est fondée sur des présupposés normatifs qui doivent ou devraient nous permettre de vivre dans une société juste.
A présent que sont éclaircis le sens des termes que nous allons employer dans cette section, je souhaiterai formuler la thèse centrale qui sera développée dans la suite de l’article. Il s’agira de comprendre pourquoi le concept de genre ne peut ni ne doit servir de fondation normative à la législation. Je voudrai donc essayer de montrer ici que le concept de genre ne peut être pris en ligne de compte dans le processus législatif que si, et seulement si, le principe de base est l’égalité. Pour défendre cette thèse nous allons procéder selon deux étapes. La première procédera à l’analyse de la validité du concept de genre dans le processus législatif. Et la deuxième proposera un autre principe de base des lois.
Le concept de genre dans le processus législatif.
Commençons donc par analyser ce qui est en jeu lorsque le concept de genre est utilisé pour légiférer.
Le premier argument, qui est utilisé pour justifier l’usage du concept de genre, affirme que le genre permet aux législateurs de se concentrer sur les personnes qui ont besoin d’une aide spéciale. Et il semble qu’à première vue ce concept nous permette de cibler effectivement les personnes qui subissent les injustices les plus flagrantes dans notre société. Le fléau de la violence – qui prend diverses formes telles que le harcèlement sexuel, la violence domestique ou le viol – et de la pauvreté touche en premier lieu les femmes. Par exemple, « les femmes représentent 91,1% des victimes de violences domestiques, alors que les hommes représentent seulement 8,9% d’elles », selon les chiffres officiels du gouvernement espagnol en 2004[2]. Et je n’ai aucun doute à propos du fait que l’on trouve des statistiques similaires dans la plupart des pays occidentaux. Le rôle premier de la loi est de corriger les injustices et de façon la plus efficace possible. Cette contrainte d’efficacité est liée au financement public du système judiciaire qui ne souffre aucun gaspillage. C’est pour cette raison que nous tendons intuitivement à croire que l’usage des catégories de genre peut être justifié. En effet, à première vue, il est difficile de nier que si ce sont majoritairement les femmes qui sont touchées par certaines injustices des plus frappantes, alors il n’y a aucune raison à ne pas prendre ce fait en compte au moment de créer de nouvelles lois.
Je voudrai cependant analyser de plus près ce qui se passe lorsque l’on utilise le concept de genre dans des lois qui essayent de réduire voire de faire disparaître de telles injustices. Ne pas mentionner la catégorie à laquelle ces victimes appartiennent semble être à première vue contre-intuitif pour la simple raison que lorsque l’on est un sujet potentiel de certaines agressions on préfère savoir ce qu’il en est. Mais les intuitions ne sont pas de bons guides de pensée au moment de faire des lois qui reflètent les normes d’une société parce que les intuitions – en tant que réactions premières et irréfléchies – peuvent être qualifiées d’irrationnelles. Ce qui est en jeux ici est donc le fait de nommer ou pas la catégorie qui est touchée par certains types d’agression. Ma première inquiétude quant à cette question est que les femmes ne font pas exclusivement partie de cette catégorie. Donc, si nous pensons que la loi est un outil au service de la promotion de la justice et de l’égalité, il est délicat d’exclure une partie de la population concernée – si minime soit elle.
L’idée ici peut être comprise à l’aide d’un exemple. Si, comme dans la loi espagnole sur les violences de genre de 2004, des centres sociaux sont créés pour offrir un abri aux femmes battues, que se passera-t-il si un homme se présente pour demander de l’aide ? Lui refusera-t-on vraiment un droit d’asile ? Je pense que nous touchons là aux extrémités logiques d’une position sur la place du genre dans la loi qui ne peuvent pas être tenables. L’argument du besoin d’efficacité de la loi semble donc être erratique ici, étant donné que la seule efficacité valable est celle qui protège n’importe quelle victime probable. Je ne pense pas que le besoin d’efficacité puisse justifier de mettre de côté une part de la population, même si cette part est statistiquement négligeable. La seule efficacité valable d’une loi est définie par sa capacité à mettre en place ou à restaurer un état de justice dans une société, et ce en utilisant au mieux les financements publics.
De plus, je ne pense pas que cela porte préjudice à l’efficacité de la loi de nommer les victimes de violences par l’appellation seule de « victimes ». Mettre l’accent sur le genre – ou le sexe – des victimes ne semble pas être un trait nécessairement intrinsèque des lois qui ont pour but de combattre certains types d’agressions. Mettre l’accent sur l’agression même est en fait beaucoup plus efficace parce que cela permet de souligner l’origine du problème au lieu de souligner les victimes de ce problème. Promulguer des lois qui protègent les femmes parce qu’elles sont femmes n’est pas cohérent parce que cela implique qu’elles sont en partie responsables de ce qui leur est arrivé du fait qu’elles sont femmes.
En effet si les législateurs considèrent que vous avez besoin d’être protégées spécifiquement parce que vous êtes une femme –et non pas parce que vous avez été victime d’une agression– alors il en résulte en toute logique que la définition même de celle que vous êtes est un trait qui permet d’indiquer que vous avez besoin de l’intervention de la loi. Etre possiblement sujette à être battue devient un trait caractéristique de votre identité. Si vous étiez un homme vous n’auriez pas besoin d’une telle intervention. Dans ce cas-là, la loi semble alors indiquer que les femmes en tant que femmes portent en elles la possibilité d’être battues. Elles sont dans cette optique le vecteur même de la violence, ce qui est précisément ce à quoi la loi devrait s’opposer.
« la main intangible de la loi »
Par ailleurs, je pense que les lois basées sur le genre transmettent des messages encore plus puissants. Une loi basée sur le genre est une loi qui indique spécifiquement que le sujet des droits nommés – droits qui sont par leur formulation même différents de ceux accordés aux membres du genre opposé – fait partie exclusivement de l’un des deux genres (dans la plus grande partie des cas il s’agit du genre féminin). Une telle loi pourrait se présenter ainsi : « les femmes ont le droit d’expulser leur mari du domicile conjugal dans le cas de violences prouvées ». Nous allons nous concentrer ici sur la loi en tant que porteuse de messages. La loi est en effet porteuse de messages normatifs dans notre société. Une loi qui interdit le meurtre n’est pas faite uniquement pour protéger les victimes potentielles des meurtriers ; elle est aussi pensée pour indiquer que le meurtre est moralement condamnable. Et même si certains théoriciens voudraient pouvoir nier ce rôle moral de la loi, ils ne vont pas pouvoir nier que la loi est porteuse de messages de ce type. C’est ce que Phillip Pettit et George Brennan appellent « la main intangible de la loi »[3] : la loi peut créer indirectement un certain nombre de standards sociaux et de normes morales. Par exemple, en France, une loi qui punit sévèrement les violences sur mineurs a créé une valeur morale en contrepoint. Toute correction physique d’un enfant est maintenant considérée comme moralement condamnable.
En revanche, si nous essayons de voir quel(s) message(s) font passer dans la société les lois basées sur le genre, les choses deviennent plus compliquées et délicates. Cela vient sans aucun doute de la complexité même du concept de genre, comme nous l’avons vu dans l’introduction de l’article. Mais cela vient certainement aussi de l’interprétation confuse qui en a été faite et en est faite encore par l’opinion publique. Le concept de genre peut être compris comme phénomène résultant de deux regards opposées sur l’identité des personnes, et nous conduira, dans un prochain article à paraître, explorer le débat essentialiste/non-essentialiste.
[1] Pour une analyse complète de cette définition du concept de genre voir Ian Hacking, The Social Construction of What? Harvard University Press, Cambridge and London, 1999.
[2] Statistiques officielles du gouvernement espagnol, 2004. Pour plus de details consulter l’article: “The Spanish Law of Integral Protection Against Sexual Violence”, María Dolores SANTOS FERNÁNDEZ, Utopía y Praxis Latinoamericana / Año 10. Nº 30 (Julio-Septiembre, 2005) Pp. 105 – 119, Revista Inter nacional de Filosofía Iberoamericana y Teoría Social.
[3] Voir G.Brennan, P.Pettit, The Economy of Esteem: an essay on civil and political society, Oxford, Oxford University Press, 2004.