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L’égalité fait-elle pencher le fléau de la balance ? (2/2)

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Sylvie Taussig chargée de recherche CNRS centre Jean Pépin.

L’égalité à laquelle les sociétés démocratiques contemporaines sont attachées comme à l’un de leurs piliers fondateurs est cependant soumise à de puissantes critiques, dont certaines vont jusqu’à la remise en question du régime démocratique en tant que tel. Ces critiques passent par la mise en évidence des origines sanglantes de l’égalité, de son caractère ethnocentrique, ou bien s’attachent à souligner les promesses non tenues d’une égalité réelle, à l’heure où les discriminations et injustices sociales se renforcent. Cet article, qui rappelle comment, par la métaphore de la balance, la pensée politique classique, issue de la philosophie morale, articulait liberté et égalité, et cela dans un contexte de réalisation d’un nouveau type de pouvoir souverain, avant sa mutation absolutiste, veut relancer la possibilité d’une action politique dans les régimes politiques sortis historiquement triomphants mais philosophiquement affaiblis de la chute du Mur de Berlin, autrement dit de l’évanouissement de l’antagonisme entre une société d’égaux, communiste, et une société d’individus libres, le système capitaliste. La métaphore de la balance et sa logique dynamique comme passage de l’équilibre à sa rupture permet non seulement de revisiter et de questionner les interprétations canoniques que la philosophie politique a données de cette notion à travers son histoire, mais surtout veut démontrer la nécessité de maintenir comme un couple indissoluble liberté et égalité afin de tenir tête aux critiques qui s’attaquent à la démocratie mais plus profondément à son anthropologie et à ses valeurs fondamentales.

La conception gassendienne permet de penser philosophiquement pourquoi le mythe d’une société d’égaux devait nécessairement faire long feu et à quelles conditions la hiérarchie n’est pas nécessairement contraire à l’égalité, sans qu’il y ait besoin de s’échapper vers une conception existentielle ou religieuse d’égalité devant la mort ou Dieu. De fait, l’égalité peut être présente dans le cas d’une hiérarchie, et elle l’est par rapport à une totalité pensée dans l’égalité des parties. Dans ce cas, contrairement à une pensée découlant du droit naturel, la hiérarchie n’est pas ce qui met fin à l’égalité, mais au contraire ce qui la fait vivre[1], à la différence de ce qui se passe chez Hobbes où l’égalité est la condition de la guerre de tous contre tous, chacun jouissant d’un égal droit sur toutes choses, sans limitations de sa liberté autre que la résistance de l’autre, autrement dit la violence. L’influence insoupçonnée de la pensée classique, que les penseurs des anti-Lumières ont voulu occulter pour pouvoir incriminer l’égalité honnie, à juste titre si l’on considère sa violence, née de la Révolution, se décèle pourtant dans le passage du mode traditionnel d’autorité au mode tel qu’il se pratique dans une société démocratique ; dans cette dernière, à la différence des sociétés d’ordre de l’Ancien Régime, les principes de l’autorité ne sont pas imposés ex ante, mais proviennent du consensus, de la capacité à argumenter, à dégager une règle commune, à créer des valeurs dont l’élaboration est, me semble-t-il, une actualisation très concrète de l’égalité pensée comme inégalité paradoxale des plateaux de la balance[2]. À l’inverse, chez Hobbes, la crainte mutuelle qui caractérise l’homme à l’état de nature naît de l’égalité naturelle ainsi que de la volonté de nuire les uns aux autres[3].

Source : Pixabay

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En effet, si nous regardons des hommes adultes et que nous notons comme est fragile l’assemblage du corps humain (et s’il est ruiné sont ruinées en même temps toute sa force, toute son endurance et toute sa sagesse) et comme il est facile à tous les plus faibles de tuer plus fort que soi, il n’y a pas de raison pour que, confiant dans ses forces, on se juge supérieur aux autres par nature. Égaux sont ceux qui peuvent se faire mutuellement des choses égales. Et ceux qui peuvent la chose la plus considérable, à savoir tuer, peuvent des choses égales. Les hommes sont donc tous par nature égaux entre eux. L’inégalité qui existe aujourd’hui fut introduite par la loi civile.

Pour autant le raisonnement de Hobbes pèche en ceci qu’il existait manifestement déjà une inégalité dans l’état de nature, liée à la fausse évaluation de l’individu qui se jugeait supérieur aux autres, donc méritant d’avoir plus et entraînant la guerre. Il n’en reste pas moins que la démonstration est ici faite que l’égalité est la mère de toutes les guerres et la mère de l’état de société à condition précisément que l’on renonce à l’égalité[4], et cela définitivement, en remettant notre liberté, pour les affaires qui concernent le politique, à un souverain qui seul peut assurer la paix (« En effet, alors que le droit de nous protéger nous-mêmes à notre gré provient du danger que nous courons, et ce danger de l’égalité ») : dans ce schéma, ce qui est important, ce n’est pas tant que l’homme rompe avec l’ordre naturel[5], que la non prise en considération, dans la décision socialisante et pacifiante de fonder une société et de se donner un souverain en renonçant à sa liberté, de conclure un pacte au moment de la délibération, et donc la non prise au sérieux de la liberté dans ses deux versants, indifférence et préférence, en une conception purement statique de ce concept qui n’a pourtant de vie que dans sa dimension pratique et incarnée : chez Hobbes, le choix devient quelque chose de définitivement arrêté.

Deux visions de Médée

Quand la délibération n’est pas prise en compte, alors le mécanisme que décrit Hobbes, débouchant sur l’impossibilité logique de déposer le souverain (y compris sa propre incapacité à se déposer lui-même) fonctionne parfaitement. Mais il y a un biais dans le raisonnement, c’est-à-dire une conception tronquée de la liberté que semble dénoncer Gassendi[6], qui s’inscrit absolument en faux contre les idées que Hobbes, partisan « de la version la plus rigide et intransigeante du thème de la prédestination[7] ». Alors que Hobbes adopte une conception essentiellement stoïcienne de la liberté et du destin, et cela très directement contre le molinisme, la différence entre les deux pensées, de Hobbes et de Gassendi, se mesure très clairement à partir d’une citation qui se trouve dans leurs deux textes : il s’agit d’un extrait d’Ovide, consacré à Médée commentant le meurtre qu’elle exerce sur ses enfants (« […] Je vois le meilleur parti et l’approuve, j’adopte le pire » (Métamor­phoses, VII, 20-21)[8], dont Gassendi dit qu’elle « se trouve sur les lèvres de tous », ce qui fait écho sans doute à un texte bien connu de Calvin (Institution de la religion chrétienne, II), comme le précise Franck Lessay  en note, mais aussi, dans le sillage du réformateur, à tous les auteurs qui l’ont reprise comme un topos, et donc à Hobbes. Aux propos de Médée, que Hobbes juge erronés et conclut à la nécessité de son action[9], Gassendi répond subtilement par d’autres propos de la même Médée, tirés de la tragédie d’Euripide, qui lui permettent de remettre la liberté humaine et le choix au cœur de son action, dût-elle symboliser, dans la tradition, la force aveugle du destin. Par là, loin d’être dépossédé, comme par l’historial heideggérien, de la responsabilité de ses actes, l’individu ne peut qu’assumer ses actes, même les plus monstrueux. Cette réflexion de Médée semble inviter à dépasser la notion de destin comme une étape provisoire du raisonnement, à dépasser donc l’historial par l’historique, et non pas par l’eschatologique (le kathekon) comme le fait Schmitt en se plaçant sur le même terrain que Heidegger dans des pensées jumelles tant elles partagent fondamentalement le même gnosticisme[10], en quête d’un « catholicisme exacerbé ».

Le choix que fait Gassendi d’exclure la théologie de sa réflexion philosophique se voit ici tout particulièrement dans la citation d’Ovide et dans les paroles de Médée. La référence à saint Paul (Romains, VII, 5) semble s’imposer, mais elle est écartée ; et si elle l’est, c’est peut-être parce que Bramhall, le contradicteur moliniste de Hobbes, l’avait quant à lui citée dans son argumentation[11]. Le dialogue de Gassendi avec Hobbes est encore plus sensible en 840b-841a, passage où il élabore une comparaison entre le destin et la loi :

Car de même qu’il ne suffit pas que la loi traite d’une matière pour qu’elle devienne aussitôt légitime et conforme à la loi (car la loi traite de la trahison et de la désertion et de la plupart des autres matières de ce genre que personne n’irait dire légitimes, de même qu’il n’est pas légitime de commettre un forfait illustre, [841a] de tuer un tyran, et autres actes du même genre, puisque seul est légitime ce qui est prescrit par la loi et la preuve en est que n’est pas puni celui qui, par exemple, n’assassine pas le tyran), de même, dis-je, qu’il ne suffit pas que tel acte soit contenu dans la loi pour être aussitôt légitime et conforme à la loi.

Négligeant l’analyse précise d’une confusion possible entre légitimité et légalité, je crois important de signaler que Gassendi tend ici à montrer que l’on peut arriver aux mêmes conclusions que Hobbes quant à l’obéissance due à la loi à partir d’une fondation toute différente, c’est-à-dire sans postuler que tout soit soumis au destin. La présence de la philosophie de Hobbes dans l’Éthique est donc certaine, mais elle est à interpréter en termes de dialogue et de différenciation. L’anthropologie de Gassendi se bâtit à partir de la démonstration de la liberté humaine.

Liberté humaine et démocratie politique

Ce principe fondamental de la philosophie de Gassendi, s’il faut l’appliquer à la démocratie politique actuelle, nous fait revenir à l’idée de la balance et à l’égalité des choses dans chaque plateau. Cette image n’est point évidente : l’égalité, qui est l’équilibre du fléau, concerne-t-elle les objets pesés l’un par rapport à l’autre, ou bien par rapport à un poids de référence ? Le thème de la balance permet-il de résoudre le paradoxe de l’égalité, qui recouvre le fossé bien mis en évidence par Dominique Schnapper entre égalité formelle et égalité réelle creusant en réalité des inégalités[12] ? Il me semble que oui, dans la mesure où la valeur que nous avons définie comme sortie de l’équivalence et rupture de l’égalité maintient cependant l’égalité comme partie prenante, évoquant immanquablement le cercle herméneutique qui permet de passer du présent au passé, ou de l’œuvre à la conscience[13]. Dans les deux cas qui posent clairement la présence d’un sujet comme auteur d’un texte ou comme auteur de ses actes, l’égalité est un critère d’évaluation intrinsèque, et non pas une pure extériorité comme ce serait le cas dans le droit naturel, avec la volonté de chacun de maintenir l’égalité d’origine, c’est-à-dire de refuser de considérer l’un comme plus lourd qu’un autre.

La démocratie, c’est précisément faire pencher un plateau de la balance, pour une durée donnée – et créer une majorité, politique, laquelle n’est pas de nature, mais nécessairement fluctuante, périodiquement remise aux voix. La démocratie fonctionne sur une inégalité artificielle, et elle ne fonctionne bien que par un retour périodique à l’état d’équivalence et par un retour artificiel à la situation d’égalité de tous – un homme une voix – l’égalité de tous étant garantie, pendant l’exercice d’une majorité politique, par le principe d’égalité devant l’impôt, qui lui donne une incarnation économique, sans les dangers inhérents au critère de « propriété » quand il est entendu comme nomos, avec ses relents de « Lebensraum ».

Équité et égalité

Si la délibération est une perte d’équilibre, une perte d’équivalence, faut-il qu’elle soit une perte d’équité ou est-elle au contraire l’accession à une équité supérieure, en ce qu’on y fait entrer la réflexivité et la vérité. La délibération est le fait de pouvoir poser un jugement sur le fait que, en réalité, les objets pesés n’étaient pas égaux eu égard à l’action, s’ils l’étaient eu égard à la représentation, et c’est ici que la prise en compte de la nature de pomme ou de poire de l’élément ou individu pesé s’impose. L’égalité ne regardait que le poids, mais l’équité regarde la nature du fruit, si bien qu’une pomme sera rejetée s’il s’agit par exemple de faire du poiré. Autre exemple tel individu sera un grand peintre, mais un médiocre président et à ce titre justement exclu de la compétition présidentielle Dans une analyse plus fine, il faudra une bonne poire pour faire un bon poiré, et même il n’existe pas de bonne poire dans l’absolu, puisqu’il faut justement de la « poire à poiré » (ou « Plant de Blanc »), face à telle autre variété de poire préférable pour le couteau. Le raisonnement considère ici la finalité : tel homme politique serait bon premier ministre, parce que, par exemple plus expert et plus technicien, mais moins homme d’État[14]. La délibération est donc l’espace de la liberté et le contraire du destin, en un jeu d’équilibre subtil qui suppose que les personnes qui choisissent ne sont pas égales au sens des différentes espèces de poires, et que les objets / personnes entre lesquels on choisit ne le sont pas davantage ; les uns et les autres sont libres de faire le bien et le mal. Assumer a priori l’égalité serait donc une erreur, car ce serait supprimer la liberté dont le thème de la balance permet au contraire de montrer que l’une ne va pas sans l’autre, et cela supprimerait aussi la volonté / ou volupté selon la lecture philologique que l’on donne au vers bien célèbre de Lucrèce[15].

La distinction entre égalité comme critère de sa propre faculté de juger et équité comme un jugement faisant intervenir liberté et vérité semble nous faire revenir à la figure de la pesée des âmes au moment du jugement, contredisant l’affirmation des Vanités que j’évoquais au début et qui paraît si irréfutable : sans doute y a-t-il égalité devant la mort biologique, mais pas devant la vie morale ou spirituelle, et ce n’est que parce qu’il ne prend pas en compte la responsabilité morale que le Dasein heideggérien, au-delà du bien et du mal, obéit lui aussi (ou devrait obéir s’il n’était dans l’oubli de l’être) à une nécessité identifiée comme « Brauch », que les traducteurs traduisent par maintien[16] (équivalent donc du kathekon schmittien) mais qui serait plutôt besoin, pour le rapprocher, faisant un mot d’esprit, de « Bauch » (ventre), dans une vision défigurée de l’épicurisme selon laquelle tout vient du ventre – et y retourne : dans le discours social l’égalité très basique, c’est celle des revenus, la capacité, somme toute, de consommer à égalité.

Lutter contre l’égalité

Cette conception de l’égalité limitée à un plan strictement biologique, qui s’obtient après la liquidation de la métaphysique et comme détachée de la liberté pensée comme processus dynamique passant de l’indifférence à la préférence de telle sorte qu’elle n’est plus non plus décelable au momentum, glissement de l’équivalence à la prédilection, n’a pas été jugée acceptable par les traditions successives, ni par les sociétés d’ordre et hiérarchisées ni par les sociétés issues des Lumières, les unes et les autres soucieuses de classer les personnes à un titre ou à un autre : il est du reste intéressant de noter le processus de sécularisation à l’œuvre dans le déplacement des classifications postulant l’inégalité, puisque l’ancienne classification des peuples, imaginée par d’Acosta où la supériorité des uns se décrète de leur possession de bibliothèques comme institutions de lecture, avec archivage, livres, volonté de transmission et sens de l’histoire[17], est remplacée, à l’âge d’une connaissance naturaliste (et à l’époque de la montée du « biopouvoir ») par une classification fondée sur la « race » et l’observation « scientifique » avec détermination de critères non culturels, mais naturels, donc fondés sur l’égalité telle que Hobbes la définissait au même moment, comme une réalité antérieure à la civilisation entendue comme polis. Différents types de classification apparaissent dans l’histoire humaine, selon la race, selon le système de parenté, selon l’aînesse, etc. mais il s’agit toujours de lutter contre l’égalité comme la mère ou le symptôme de la catastrophe ; cette pensée de l’inégalité érigée au nom de critères arbitraires et donc idéologiques se retrouve curieusement à la fois chez les théoriciens d’un suffrage universel réduit[18], mais également chez Heidegger comme dans les écrits des différents prophètes du millénarisme à travers les âges. Par quoi l’on comprend bien que le grand enjeu d’un système politique démocratique est de réussir à penser une égalité qui ne perde pas sa relation avec l’inégalité, autrement dit une égalité qui soit une désinégalité : car la déliaison des deux est le propre d’une vision gnostique qui débouche sur une désappropriation, chez les sujets, de tous leurs caractères propres ainsi que sur un retour à l’égalité générale telle que l’être se retrouve tel qu’il était initialement, plérôme ou plénitude et non pas limité dans chacune de ses parties et dans la cosmologie en général.

La solution traditionnelle, prophétique, et non pas millénariste, suggérée par Pascal dans la tradition paulinienne, implique la création par Dieu d’une inégalité maximale dans le monde, signalée par le peuple élu, qui est inégal en tant qu’il est aussi et surtout le plus petit et le plus faible, et s’oppose à la vision de l’égalité définie par Badiou dans son commentaire gnostique de Paul. En effet, pour Badiou, la théologie de Paul est une pensée de l’égalité en ce qu’elle fait passer l’égalitarisme universalisant par la réversibilité d’une règle inégalitaire : l’universalité (inscrite dans le Christ conçu comme événement et non comme personne) fait retour sur les différences particularisantes, l’égalité étant l’inverse de l’inégalité de départ. L’universalité égalitaire procède de cet événement indémontrable, inconnaissable et inconditionné qu’est la résurrection, lequel n’en appelle qu’à la seule conviction individuelle, excluant tout registre de preuve et s’excluant de toute connaissance[19]. L’égalité s’engendre donc en dehors des personnes, en dehors même de Dieu en la personne du Fils. « Ce qui l’apparente [la pensée de A. Badiou] encore au gnosticisme, c’est la haine de la Loi, de l’histoire et de la mémoire. Est gnostique et quasi-marcionite en réalité, cette idée d’un “nouveau radical”, d’une rupture totale, qui serait une Rédemption absolument disjointe [séparée de la création et de la révélation], logique universelle du Salut faisant advenir un nouveau sujet en “cassant” en deux l’histoire du monde », écrit Raphaël Lellouche[20]. La considération de l’événement dans sa puissance, événement détaché à la fois de la vérification prophétique et du contenu du message christique, revient à une onto-théologie, où le principe est dispensateur de puissance, même si, en apparence, dans l’opération qui disjoint création et rédemption, le fils filialise tout le monde de telle sorte que, suivant Galates 4, 7, on n’est plus esclave, ni maître, mais héritier, dans l’abolition de la distinction hommes/femmes, juifs/ païens, maîtres/esclaves, autant de concepts qui ne sont pas philosophiques[21] : comme nous l’avons vu dans la vision selon laquelle la démocratie se fonderait sur l’oubli du meurtre primitif du père, fondant ainsi une fraternité, chez Badiou l’égalité des fils est fondée par la destitution des maîtres. Le moment comme dénouement de la crise, quel que soit celui qui la tranche, est donc ce qui légitime ce qui s’en ensuit.

Inégalités pauliniennes et réhabilitation philosophique de la politique

L’important, dans la vision politique qui découle de cette pensée de l’événement comme légitimation absolue, ce n’est donc pas de dire que les citoyens sont égaux, mais d’affirmer la suppression du maître : dans ce cas, le contenu « révolutionnaire » est implicite dans la notion d’égalité, c’est ce qui la suppose, et la politique devient un acte profondément antiphilosophique. L’égalité, écrit A. Badiou (p. 64) est « coappartenance à une œuvre », en ce que « l’opération divine construit le site de notre égalité divine dans l’humanité elle-même » ; mais si la mort du Christ est le moyen d’une égalité avec Dieu lui-même, on ne peut sortir de la critique adressée contre la démocratie et sa violence inhérente, voire contre un État qui organise par la force la sortie des inégalités pauliniennes, c’est-à-dire d’une critique de l’idéologie marxiste dans le cadre d’une pensée qui envisage la politique comme sécularisation de concepts théologiques. Il semble pourtant que l’abolition des différences structurantes de l’humanité que je citais plus haut ne doive s’accomplir que dans le Royaume de Dieu, après le retour du Fils.

Aussi convient-il de s’interroger sur le mouvement propre à notre temps de remise en cause de l’herméneutique et de la philologie appliquée y compris aux Écritures, développée dans le sillage de la Réforme et de retour d’une lecture essentiellement exégétique des textes sacrés, à condition toutefois de les vider de leur contenu religieux et de les couper de leur tradition interprétative pour leur donner une signification renouvelée à laquelle n’auraient pas eu accès les théologiens du fait de leur enfermement dans ladite tradition (en gros la lecture figuriste de l’Ancien Testament). Il est de fait commun à un certain nombre de philosophes athées militants, en particulier aux initiateurs de la déconstruction (Derrida, de façon récurrente) et de la postmodernité (Lyotard dans son livre posthume sur saint Augustin), et ce repli sur les textes religieux, qui se veut une explication avec une clef connue d’avance, est à interroger. De fait, la représentation de la sortie de la « crise de la culture » comme atomisation et individualisation sociales psychologiques et politiques croissantes sur lesquelles s’étayent tellement plus facilement les inégalités fait rarement l’économie de l’apologie de la violence, comme le rappelle Régis Debray dans les moments de resacralisation qu’il met en évidence (luttes sociales, révoltes politiques, guerres)[22].

Cependant, s’il faut répondre aux philosophes théologisants avec les textes mêmes sur lesquels ils se fondent, il suffit de regarder, pour analyser la question de l’égalité, en particulier la parabole des talents[23]. Ce passage a du reste été bien souvent jugé choquant : car, pour ne rien dire de la dimension capitalistique qui s’y fait jour et de son apparente valorisation de la richesse, elle paraît en rupture avec l’idée que l’on se fait de la justice de Jésus-Christ. On en tire cependant des enseignements importants : de fait, nous sommes ici dans un monde qui n’est pas celui du Royaume, mais juste avant, c’est-à-dire le monde « de ces jours qui sont les derniers » (autrement dit le monde actuel), au moment de la crise avant l’apocalypse, qui se caractérise par le fait qu’elle se déclenchera dans un temps inconnu (vous ne savez ni le jour ni l’heure), et ce monde est un monde où il y a, plus qu’il n’y en a jamais eu, un maître et des esclaves, c’est-à-dire le contraire de l’égalité que Badiou fantasme après l’événement-Christ, et que même entre les esclaves l’inégalité est totale, atteignant son point maximal. En replaçant cette parabole des talents dans son contexte, on voit qu’elle est énoncée juste avant la description du jugement des brebis et des chèvres, lequel implique précisément l’inverse de la valorisation de la richesse : « Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli. […] Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » Il ne paraît donc pas que cette société où les différences seront abolies et où l’égalité s’accomplit doive exister dans « ces jours qui sont les derniers », c’est-à-dire avant le retour de Jésus. Le monde que décrit la parabole des talents est humain, marqué par l’injustice et par l’inégalité, celle qu’impose le maître (ce qui fait que le pouvoir est le contraire d’un kathekon, mais bien un agent de l’exaspération des tensions et de la fracture sociale et humaine), mais aussi et surtout par la liberté et la responsabilité individuelles. Le troisième serviteur est jugé pour avoir agi en considération non pas de son propre talent, c’est-à-dire de sa fécondité, mais de la cruauté supposée du maître, dans un régime de servilité qui rappelle les commentaires désabusés de Tibère confronté à la veulerie de ses sénateurs, selon le récit de Tacite.

Ce texte de Mathieu va contre les interprétations catastrophistes et à leur idée d’une égalité imposée de l’extérieur : au contraire, l’individu est ramené à sa stricte responsabilité, celle de faire fructifier son talent comme à celle de nourrir le pauvre. Par là on voit bien qu’il n’est pas de politique à proprement parler chrétienne, et moins encore dans la version gnostique (« exacerbée », que Schmitt a projeté sur l’État classique, comme on le voit exemplairement dans ses analyses du drame baroque allemand. À l’inverse, il suffit de se reporter au Testament politique de Richelieu[24], cardinal, théologien et ministre, pour comprendre que le gouvernement est un devoir à remplir avec modestie devant le désordre apparent des choses humaines : ici-bas, tout n’est que tension, rapport de forces, prévalence de l’intérêt public. L’égalité ne vient qu’après, et l’on n’en connaît tout au plus que la promesse, révélation de l’ordre caché. La soumission à un effort de rationalité, autrement dit à un discernement, impliquant la liberté dans son double processus d’indifférence et de préférence, est un signe vers la foi en un ordre caché. Ce n’est que par l’esprit que l’égalité se fait, mais il se manifeste selon des talents différents en chacun[25], et cette variété échappe à tout classement normatif et découlant de la nature des choses. S’il est vrai que nous devenons conformes au Christ autant qu’il devient conforme à tous, par Dieu se filialisant, l’égalité entre les hommes naît de l’ensemble du processus de l’action de Dieu dans l’histoire, Création, crucifixion et rédemption ; elle ne procède pas seulement de la participation de tous les hommes, païens (Romains) et Juifs, au sacrifice/meurtre de Jésus, mais aussi par la donation de l’esprit saint. L’inégalité qui est demandée par la parabole des talents consiste à devenir inégal par rapport à soi-même, alors qu’entre les individus la proportionnalité, par doublement, est conservée (qui reçoit 2 produit 2, qui reçoit 5 produit 5) ; dans ce cas, l’égalité entre les hommes est indépendante de toute notion de comparaison entre eux.

La mobilisation d’un registre théologique pour penser la démocratie, caractéristique de notre époque marquée par les grands totalitarismes et par la mort de Dieu, permet donc me semble-t-il de clore ce moment important du xxe siècle où la politique a été conçue à la manière de Schmitt dans la conviction que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ». L’égalité qui est au principe de nos sociétés démocratiques, avec leurs échecs considérables en termes d’égalité réelle comme égal accès à l’éducation, à la santé, au logement, etc., peut retrouver son articulation trop oubliée par les luttes idéologiques[26] avec la notion de liberté et s’enraciner dans la philosophie considérée comme une discipline distincte de la théologie comme l’herméneutique l’est de l’exégèse. Comment penser philosophiquement une société comme la nôtre où, dans un régime de liberté individuelle incontestable, les égalités semblent réalisées, par abolition des différences (homme / femme, juif / païens, maître / esclave), alors que toutes ces distinctions ne sont pas cataloguées comme philosophiques, depuis la définition de l’homme selon Socrate, à savoir qu’il n’a pas de plume et qu’il marche… La philosophie traditionnellement s’intéresse à l’Homme en tant qu’être humain, sans descendre dans la considération des différences, même si Levinas s’est penché de façon insistante et approfondie sur la radicalité de l’autre pris en tant qu’autre c’est-à-dire dans ce qui le différencie sans l’éloigner mais au contraire en le rapprochant de ce fait même d’être différent[27].

La différence homme / femme ne concerne pas plus la philosophie que celle qui distingue le grec du romain, ou le grec du barbare, ou le païen du juif, dès lors qu’il a été admis une définition de l’homme où ce genre de considération, ultimement, n’entre pas au point que l’évacuation des différences est même un point central et obligé de la philosophie, qui revendique l’universalité par l’abstraction, jugeant que les différences sont sans importance par rapport à l’essentiel, considéré non pas comme une essence, mais comme ce qui arrive, par exemple la mort, donc par rapport au fait qu’un même événement peut frapper tout le monde. La problématique actuelle qui est de réintroduire de la différence dans l’égalité peut éventuellement désigner une cécité de la philosophie par rapport à l’homme réel et inviter à une réflexion spirituelle sur la politique, mais non pas à réinventer une généalogie politique où l’Église serait à l’origine de l’État, ce qui ne peut que servir à justifier la politisation de l’Église. Cette réinvention repose sur « l’oubli actif » qui caractérise les analyses selon lesquelles c’est l’État, en particulier dans sa forme souveraine moderne, qui est le maître et le dispensateur de la violence et de l’inégalité. Laissant là les penseurs de la catastrophe, trop habile pour disculper les éventuels auteurs de crimes politiques, il convient de revenir aux théoriciens de l’égalité, comme Rousseau, sans réduire l’émergence de l’égalité conçue dans un sens à hauteur de l’homme, en disqualifiant les prétentions politiques des religions, souvent portées par des reconstructions intellectuelles de l’histoire, au mépris du travail de l’historien et des principes herméneutiques de l’historicisation des œuvres et des actions inscrites dans une singularité.

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Wismann H., Penser entre les langues, Paris, Albin Michel, 2012.


[1] D’où la nécessaire non validité du projet d’élire par tirage au sort, ce qui sous-entend une inégalité réelle que le travail de la raison ne peut dépasser.

[2] Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 244.

[3] Thomas Hobbes, Le Citoyen (De Cive), I, Chapitre 1, De l’état de l’homme en dehors de la société civile, ma traduction (à paraître Vrin 2012).

[4] « L’inégalité qui existe aujourd’hui fut introduite par la loi civile. » (ibid., §3)

[5] Ce qui est cependant le cas, clairement symbolisé chez Hobbes par le passage de la mère protectrice naturelle de l’enfant au père, protecteur « culturel » ou « symbolique ou politique ». Or, du temps des Grecs, la « nature » rendait compte de la majorité des différences et justifiait le pouvoir du maître sur les esclaves, du maître de maison sur sa maisonnée, de l’adulte sur l’enfant, dans un modèle où pouvoir et autorité se confondent sous un seul terme, celui d’arché (voir Alain Renaud, La Fin de l’autorité, Paris, Flammarion, 2004, p. 43). Ce paradigme est complètement détruit par Hobbes.

[6] Il est difficile de dater les deux œuvres l’une par rapport à l’autre. Le dialogue philosophique entre les deux amis, qui se sont rencontrés lors du séjour parisien de Hobbes et se sont notoirement appréciés, est historiquement parfaitement vraisemblable.

[7] Thomas Hobbes, De la liberté et de la nécessité, éd. Franck Lessay (Paris, Vrin, 1993), p. 21.

[8] Ibid. p. 100.

[9] Ibid. « Si jolie soit-elle, cependant, cette formule est erronée ; car bien que Médée perçût nombre de raisons de s’abstenir de tuer ses enfants, la dernière injonction de son jugement, se venger maintenant de son mari, pesa plus lourd que toutes ces raisons et, là-dessus, la cruelle action suivit nécessairement. »  (italiques de Hobbes)

[10] Tel qu’il est analysé par Hans Jonas. On pourrait inclure ici Benjamin, pour qui l’histoire n’est pas une simple succession d’événements, mais plutôt un blocage qui s’inscrit dans l’attente d’une véritable « révolution » messianique, dont l’individu historiquement situé est dépossédé.

[11] Thomas Hobbes, De la liberté et de la nécessité, éd. Franck Lessay (Paris, Vrin, 1993), p. 100.

[12] Dominique Schnapper La Démocratie providentielle : Essai sur l’égalité contemporaine. Paris, Gallimard, 2002.

[13] Voir Christian Berner, La Philosophie de Schleiermacher. Herméneutique, dialectique, éthique. Paris, Le Cerf, 1995.

[14] Je dis bien « par exemple », comme un critère parmi d’autres, sans vouloir avancer que ce qui légitime le pouvoir serait l’expertise. J’aurais pu préférer le critère du charisme, ou celui de la légitimation par un parti politique. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans la discussion sur l’expertise et la politique, dans le vaste débat sur la technocratie dans son rapport avec la politique, qu’il faut référer aux différentes légitimations du pouvoir par Weber, notamment la troisième, selon les compétences.

[15] Voir Heinz Wismann, Penser entre les langues, Paris, Albin Michel, 2012, mutatis mutandis : « Dans le passage de Lucrèce sur le clinamen, on trouve ces fameux deux vers avec, en dernière position, les mots voluptas et voluntas, qui, d’un point de vue métrique, sont interchangeables. Dans les éditions de Lucrèce qui se sont succédé depuis la Renaissance, on les a intervertis en changeant le texte des manuscrits. C’est Denys Lambin, philologue, humaniste et bibliothécaire du roi, qui est à l’origine de cette correction, laquelle fait dire au texte : comment se fait-il qu’il y ait tant de volonté libre, libera voluntas, alors que l’homme est enchaîné par le péché, c’est-à-dire par la voluptas ? La difficulté vient du fait que chez Lucrèce, comme chez Épicure, il n’y a pas de liberté de la volonté, comme le montre l’épisode suivant du De natura rerum, celui de l’étalon irrésistiblement attiré par la jument qui casse son enclos. Nous sommes enchaînés aux mécanismes atomiques. On est alors tenté de remettre les mots à leur place initiale. Ce qui donne : comment se fait-il qu’il y ait une si grande liberté du plaisir, libera voluptas, alors que l’on est enchaîné par la volonté ? Cette interprétation est conforme à Épicure et Lucrèce sur le plan théorique, même si elle reste très difficile à comprendre. Qu’est-ce que “la libre volupté” ? La seule manière de lire qui soit en accord avec Épicure est de dire que la marge de manœuvre que nous avons par rapport à la nécessité est la réflexion, qui, en accompagnant la nécessité, produit ces écarts, lesquels vont produire des univers. Ces univers ne sont pas ontologiquement premiers, au sens d’une onto-cosmologie, ils sont dérivés, ce sont des univers de sens, sémiologiques. Si vous gardez l’interversion opérée par Lambin, vous pouvez écrire à perte de vue sur l’énigme que représente l’affirmation de la volonté libre dans un système atomistique. Mais elle repose sur un choix idéologique. Il s’agit de comprendre, ce qui n’est pas facile, que la volupté, chez nous, est toujours par surcroît. Elle ne coïncide pas avec la volonté s’accomplissant. Or qu’est-ce que la volonté ? Elle poursuit un but, et la simple réussite dans la poursuite d’un but est une malédiction : cela a la structure de la malédiction. Il suffit d’ailleurs de se rendre compte que chaque fois que l’on poursuit quelque chose et qu’on l’obtient, on est déçu, parce que, quand la volonté réussit, comme elle anticipe cette réussite, elle déflore, d’une certaine manière, la virginité du bonheur, et du coup, l’on n’obtient rien, ou presque, seulement une satisfaction dans l’ordre du pouvoir. La vraie satisfaction, que Lucrèce appelle la “volupté” et Épicure la “félicité”, vient de notre capacité d’accompagner ce qui se fait au nom de la volonté, de la nécessité, d’un mouvement qui, lui, est libre, qui n’a pas le caractère d’un enchaînement inéluctable. »

[16] Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, « La parole d’Anaximandre », Paris, Gallimard, 1962, p. 439.

[17] Voir Isabelle Landry-Deron, La Preuve par la Chine. La « Description » de J.-B. Du. Halde, jésuite, 1735 (Paris : Éditions de l’EHESS, 2002), p. 345 sqq. sur José d’Acosta et l’importance de son De procuranda salute Indorum (Salamanque, 1588) où il distingue trois classes de païens, 3. les barbares « sans » (sans habitation fixe, sans loi, sans roi, sans alliance, sans magistrat, sans insister spécialement sur une éventuelle cruauté) ; 2. les habitants du nouveau monde, qui ont tout cela mais une organisation hiérarchique cloisonnée et pratiquent les sacrifices humains qu’il s’agit d’amener à la vraie religion par la charité ; puis 1. les Chinois et Japonais, qui ne sont pas loin de la droite raison, ont gouvernement, lois, villes, magistrature, échanges commerciaux et « ce qui commande tout un grand usage des lettres », si bien qu’ils ne « doivent pas être appelés au salut de l’Évangile autrement que les Grecs et les Romains le furent » ; un dominicain les rapproche du royaume de la Reine de Saba, alors que, pour Ricci, « on y voit réalisé en fait ce que Platon n’a réalisé qu’en théorie ».

[18] Parmi les causes de limitation du droit de vote, on a pu exiger par exemple l’alphabétisme, ou un certain niveau de fortune et donc de responsabilité, ou une adhésion à un principe national énoncé par celui qui aurait autorité pour le faire (l’État, la puissance publique), ce qui a conduit historiquement à évincer les femmes du droit de vote, au titre qu’elles étaient dépossédées de leur jugement sain étant sous l’emprise de l’Église…

[19] Alain Badiou, Saint Paul, la fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 1997, p. 111-112.

[20] « Théologie politique de l’apôtre Paul, pharisien et rebelle », Controverses 1, p. 58 à p.104.

[21] Le concept de femme n’est pas philosophique, celui d’esclave ne l’est qu’en considération de la dialectique qui l’unit au maître, c’est-à-dire par sa négation ; celui de Juif en face des païens ne s’entend pas en dehors de la théologie, y compris dans sa prétention à tenir la clef de l’histoire, en position de servante par rapport à la discipline maîtresse comme le veut l’ordre du savoir médiéval.

[22] Régis Debray, Le Moment fraternité, Paris, Gallimard, 2010.

[23] Mt 25, 14-30 : « C’est comme un homme qui, partant en voyage, appela ses serviteurs (doulous) et leur remit sa fortune. À l’un il donna cinq talents, deux à un autre, un seul à un troisième, à chacun selon sa capacité (dynamis), et puis il partit. Aussitôt celui qui avait reçu les cinq talents alla les faire produire et en gagna cinq autres. De même celui qui en avait reçu deux en gagna deux autres. Mais celui qui n’en avait reçu qu’un s’en alla faire un trou en terre et enfouit l’argent de son seigneur. Après un long temps, le seigneur de ces serviteurs arrive et il règle ses comptes avec eux. Celui qui avait reçu les cinq talents s’avança et présenta cinq autres talents : « Seigneur, dit-il, tu m’as remis cinq talents. Voici cinq autres talents que j’ai gagnés. – Bien, serviteur bon et fidèle, lui dit son seigneur, en peu [de choses] tu as été fidèle, sur beaucoup je t’établirai. Entre dans la joie de ton seigneur. » Vint ensuite celui qui avait reçu deux talents : « Seigneur, dit-il, tu m’as remis deux talents ; voici deux autres talents que j’ai gagnés. – C’est bien, serviteur bon et fidèle, lui dit son seigneur, en peu [de choses] tu as été fidèle, sur beaucoup je t’établirai ; entre dans la joie de ton seigneur. » Vint enfin celui qui détenait un seul talent : « Seigneur, dit-il, j’ai appris à te connaître pour un homme (anthrôpos) dur : tu moissonnes où tu n’as point semé, et tu ramasses où tu n’as rien répandu. Aussi, pris de peur, je suis parti cacher ton talent dans la terre ; le voici : tu as ton bien. » Mais son seigneur lui répondit : « Serviteur mauvais et paresseux ! Tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé, et que je ramasse où je n’ai rien répandu ? Eh bien ! tu aurais dû placer mon argent chez les banquiers, et à mon retour j’aurais recouvré mon bien avec un intérêt. Enlevez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui a les dix talents. »

[24] Récemment réédité avec une préface d’Arnaud Teyssier, Paris, Perrin, 2011.

[25] Sur Paul et les talents, voir 1Co 12 13 14 passim, Ro 12:6 et suivants, Eph 4:7 et suivants ; dans le même sens chez Pierre 1Pi 4:10.

[26] Du fait de la guerre froide où un système se faisait le champion de l’égalité face à l’autre qui se faisait celui de la liberté.

[27] Voir Emmanuel Levinas, Le Temps et l’Autre, Montpellier, Fata Morgana, 1980 – Paris, PUF, 2011.

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