L’égalité démocratique et la prise en compte des genres
Le principe du choix des préférences
Je voudrais à présent tester la résistance de la théorie de l’égalité démocratique aux différentes objections qui lui sont faites. Je vais m’attacher à défendre alternativement la théorie de l’égalité démocratique face à deux objections qui lui sont faites. La première est adossée à l’objection du principe du choix des préférences et la deuxième est fondée sur la réalité de la reconnaissance des différences existantes.
L’égalité démocratique a pour but de « chercher à atteindre l’égalité pour tous dans l’espace des capacités »[9] ce qui veut dire permettre à n’importe qui d’avoir les outils dont il a besoin pour être opérationnel dans l’espace public de façon à ce qu’il puisse faire ce qu’il souhaite. Encore une fois, l’idée ici n’est pas d’atteindre un état de fait dans lequel tous pourraient occuper toutes les fonctions possibles, parce que les individus sont responsables de la voie qu’ils choisissent de suivre. Par exemple, si une femme décide de ne s’engager que dans la garde et l’éducation de ses enfants, elle en est responsable.
La seule responsabilité du législateur ici est de s’assurer qu’elle puisse s’engager dans une autre fonction si elle le souhaite. Le fait d’être femme ne devrait pas pousser les femmes à avoir la charge de la garde des enfants et une femme devrait être capable de devenir maçon si elle le souhaite. L’idée est plutôt de voir que chacun dans la société est capable d’avoir accès aux outils qui lui permettent d’être opérationnel, d’avoir les capacités dont ils ont besoin pour s’engager de façon libre dans certaines fonctions. C’est à ce moment là de notre réflexion qu’intervient l’objection de savoir « quelles sont les capacités qu’une société a pour obligation de rendre d’accès égal ? »[10] et ce parce que nous ne pouvons pas considérer comme valide n’importe quelle revendication personnelle. La problématique de base ici est que la théorie doit être capable de fixer quelles sont les outils nécessaires à une personne pour qu’elle soit opérationnelle dans l’espace public. Ce n’est pas parce qu’un individu revendique qu’il a besoin de pouvoir partir en vacances dans des destinations exotiques que cette revendication est valide dans la théorie de l’égalité démocratique.
La réponse à cette objection est essentielle pour comprendre correctement ce qu’est l’égalité démocratique. Comprendre comment l’égalité démocratique discrimine les revendications de besoins des individus nous permet de mieux comprendre cette théorie. La société est-elle responsable de l’enseignement des jeux de cartes ? Est-elle responsable du financement de voyages luxueux pour chacun ? Ces questions reviennent à se demander pourquoi est-il plus important de restaurer l’égalité sur la question des genres que sur la question des congés.
Comment savoir si nos distinctions sur ce que sont les injustices et ce qu’elles ne sont pas ne sont pas arbitraires ? A cette question Elizabeth Anderson répond par la définition positive et négative des buts de l’égalité démocratique. Négativement, les individus ont un droit indéfectible aux capacités nécessaires pour mettre fin à toute forme d’oppression. Positivement, les individus ont un droit indéfectible aux capacités nécessaires pour fonctionner sur un pied d’égalité avec les autres membres de la société du fait de leur égale valeur morale.
Avec ces deux définitions, l’égalité démocratique inclut tant l’égalité publique des individus en elle-même que l’égalité publique des membres de la société en tant qu’individus divers et libres d’oppression. Anderson se défend ainsi contre l’objection des capacités superflues en montrant que nous n’avons pas besoin que les individus soient capables de savoir jouer aux cartes ou de partir en vacances à l’autre bout du monde pour pouvoir être également opérationnels en tant que citoyens. Ceci est très important parce que nous montrons ici que restaurer l’égalité concernant les questions de genre est plus importante que de restaurer l’égalité aux jeux de cartes.
Mais je pense qu’Elizabeth Anderson sous-estime l’impact de l’objection qui lui est faite. Et ce faisant elle ne défend pas correctement la théorie de l’égalité démocratique contre cette objection parce qu’elle ne met pas assez l’accent sur les limites raisonnables à mettre aux capacités dont la responsabilité de l’égalisation incombe à la société. Elle se défait de ces capacités déraisonnables en nous disant seulement qu’elles ne sont pas nécessaires aux individus pour fonctionner comme des membres égaux. Mais selon quel principe exactement nous basons-nous pour dire que certaines capacités ne sont pas nécessaires ? Qu’est-ce qui rend certaines revendications raisonnables ?
Je pense que nous devons développer un peu plus clairement ce qu’est l’égalité démocratique pour la défendre plus précisément contre cette objection. Il semble que l’organisation de la société qu’Elizabeth Anderson a en tête implique que nous devions suivre deux principes pour qu’elle fonctionne. Le premier principe est ce que nous appellerons le raisonnable. Par raisonnable j’entends mesurer l’intérêt d’une capacité « en considérant son impact sur la possibilité qu’a une personne de fonctionner en tant que membre égal d’une société »[11]. Cependant le problème est que mesurer cet impact d’une capacité particulière est une chose très complexe et délicate à faire.
Le problème que nous rencontrons ici est que nous ne pouvons définir à la place des autres ce qui est le mieux pour eux et ce pour différentes raisons. La première est que nous ne pouvons pas nous servir de nos schémas de pensée pour comprendre entièrement la personne en question du fait de l’irréductibilité de sa propre pensée. La seconde raison est que nous ne pouvons pas être sûrs de l’impact futur d’une capacité dans la vie d’une personne. Il est assez aisé de répondre à cette seconde raison parce que même si nous ne pouvons pas tout prédire des impacts futurs, nous pouvons au moins être sûrs de certains de ces impacts et prendre ceux-là au moins en compte. Mais il est plus complexe d’apporter une réponse à la première raison, si ce n’est en se concentrant sur les caractéristiques communes que nous pouvons avoir en commun. Et même si ces caractéristiques peuvent être discutables, il y a un certain nombre de caractéristiques de l’oppression qui sont indéniablement partagées par plusieurs individus. Par exemple le fait d’être stigmatisé comme être émotionnel – et donc incapable de rationalité – est un trait pouvant supporter une certaine forme d’oppression sociale qui est saisissable facilement. Je pense avoir exposé ici ce qu’Elizabeth Anderson entend lorsqu’elle dit que « certaines privations de capacités expriment un plus grand manque de respect que d’autres ; et ce d’une façon que n’importe qu’elle personne raisonnable peut reconnaître »[12]. En effet, ce à quoi l’égalité démocratique doit s’opposer est la source même de l’oppression sociale qui peut être facilement reconnue en se concentrant sur plusieurs individus qui partagent le même sentiment d’oppression.
L’égalité démocratique va donc se concentrer sur les oppressions bien connues – du fait de leurs caractéristiques partagées par une multitude d’individus – de façon à les supprimer de la société, mais le reste des revendications sera mis à part. On pourrait alors objecter que l’accent n’est pas assez mis sur la diversité des oppressions étant donné que l’égalité démocratique pourrait passer outre certaines oppressions qui n’ont pas encore été reconnues comme telles. Nous répondrons à cela que l’égalité démocratique fonctionne avec son temps, et qu’elle pourra être sujette à des réajustements lorsque de nouvelles revendications justifiées feront jour.
[9] Ibid, p.316.
[10] Ibid p.316.
[11] Ibid, p.332.
[12] Ibid, p.332.
Merci pour cet article très éclairant…