L’égalité démocratique et la prise en compte des genres
Claire Abrieux
Ce dernier article, en prolongement de ce tour d’horizon sur l’inégalité homme-femme, est plus particulièrement consacré à la théorie de l’égalité démocratique afin de donner un aperçu de ce que requiert la théorie aveugle au genre au sein d’un schéma conceptuel plus large. Je voudrai ici me servir pour notre question d’une théorie complète qui a été proposée par Elizabeth S.Anderson dans son article « What is the point of equality ? » ( A quoi sert l’égalité ?) [1].
Nous pouvons aborder le problème en donnant un bref aperçu de cette théorie. Tout d’abord, l’égalité démocratique peut être définie comme opposée à toute « hiérarchisation des êtres humains basée sur leur valeur intrinsèque »[2]. Elle prône « l’égale valeur morale des personnes »[3]. Il s’ensuit que l’égalité démocratique nie les distinctions de valeurs fondées sur l’origine sociale ou culturelle. Comme Elizabeth Anderson le dit « il n’y a pas d’esclave naturel »[4]. Et ainsi chacun a un droit égal à celui des autres à être considéré comme agent moral : « tout le monde a également une capacité à développer et exercer la responsabilité morale, à coopérer avec les autres selon les principes de justice »[5].
Selon cette position, la diversité ne justifie pas les relations d’oppression entre les personnes. L’idée ici n’est donc pas de nier l’existence de différences entre les personnes mais plutôt de nier les différences de statut social dans la communauté politique dans laquelle elles vivent. Nous trouvons ici une conception fine de l’égalité qui est distincte de l’idée commune d’égalité. Cette conception est plus fine parce qu’elle ne s’applique pas à la personnalité des individus mais à leur statut social. L’idée centrale de cette théorie est qu’elle n’a pas pour cible l’individu per se mais l’individu dans le contexte de la société. Nous pouvons donner une interprétation de cette théorie en montrant qu’elle agit sur un niveau différent que celui des individus. L’égalité démocratique s’applique au statut social de la personne et non pas à la personne en tant que telle.
L’idée n’est pas de réduire les individus en un tout uniforme et d’en faire des êtres identiques les uns aux autres. Cela amènerait en effet à nier la définition même des individus en les considérant comme des êtres interchangeables. L’idée est plutôt de considérer les individus comme étant également capables de se développer en êtres moraux – ou en d’autres termes comme étant d’égale valeur morale – et ayant un droit égal à être considéré en tant que tel dans la société. Je crois que c’est exactement ce qu’Elizabeth Anderson entend lorsqu’elle dit « l’égalité démocratique est ce que j’appellerais une théorie relationnelle de l’égalité »[6]. Je voudrai à présent expliquer dans le détail pourquoi cette théorie me semble être juste concernant le genre. Je voudrais développer les arguments qui soutiennent l’utilisation de l’égalité démocratique en tant que norme sous-tendant la loi.
Je n’évoquerai pas ici les arguments pour lesquels une théorie essentialiste n’est pas valide (voir ici l’argumentation) et je me concentrerai plutôt sur des arguments positifs pour la défense de l’égalité démocratique. Le premier argument qui me permet d’affirmer que l’égalité démocratique est l’optique normative à adopter ici est qu’elle ne laisse aucune place à une considération positive des traits traditionnellement condamnés par la société. Par les termes « considération positive » j’entends ici la prise en compte de ces traits dans la considération même des traits significatifs des personnes. Dans cette optique « les personnes pourraient ne pas faire d’un handicap […] l’occasion d’exclure certaines personnes de la société civile »[7]. L’idée ici n’est pas de ne pas prendre en considération les différences entre les personnes étant donné que cela fait partie de leur identité mais plutôt de ne pas les prendre en considération lorsqu’il s’agit de leur droit à être considérées comme ayant une égale valeur morale dans la société.
Les différences personnelles n’impliqueront pas des différences de valeurs morales. Ceci est important pour notre sujet parce que nous devons ici choisir de se servir des différences ou non afin de réduire les différences. Mais nous devons dans le même temps prendre en compte l’existence de différences irréductibles entre les êtres humains. L’idée ici est de ne pas considérer les différences personnelles comme des différences de valeurs. Ainsi, par rapport aux questions de genre, l’égalité démocratique est une théorie valide parce qu’elle ne considère pas les femmes comme ayant une valeur différente dans la société – et de même pour les hommes. L’égalité démocratique est valide d’un point de vue logique sur le plan théorique. La théorie repose sur l’égalité et appelle ultimement à l’établissement de l’égalité.
L’égalité dérive de l’égalité, et cette base permet de prendre en considération la diversité humaine. Donc, l’application de la théorie de l’égalité démocratique à la loi, en tant que fondement normatif, ne permet aucune distinction en termes de valeur moral et nous semble donc bien plus valide que n’importe qu’elle autre théorie reposant sur une différenciation. Si la loi assignait des différences de valeurs cela voudrait dire que la loi juge les personnes comme ayant plus ou moins de valeur, ce qui voudrait dire que certaines personnes ont moins de valeur que d’autres. Dans les cas extrêmes cela pourrait vouloir dire que certaines personnes n’ont absolument aucune valeur et qu’elles n’ont aucune importance. Mais même si nous analysons seulement une hiérarchisation inclusive des personnes, ce procédé même semble malgré tout problématique.
Dans l’optique non-égalitaire, certaines personnes – très probablement les handicapés, les pauvres et les femmes – sont considérées comme moins valables que d’autres. Ces personnes moins valables n’auraient alors pas droit à la même justice que les autres ou même à exprimer leurs besoins particuliers, puisqu’elles n’en valent pas la peine. Cette vision ne peut être défendue précisément à cause de la définition même de la justice qui a pour but de traiter avec un égal respect tous les citoyens. Si nous commençons à traiter de façon inégale certains des citoyens alors nous devrons défendre l’idée que la loi n’a rien à voir avec la justice. Le deuxième argument qui fait de l’égalité démocratique une théorie intéressante est que cette théorie ne nie pas l’existence de différences et reconnaît ainsi que certaines parties de la population sont moins bien loties que d’autres. Comme nous l’avons mentionné, la diversité humaine reste possible. En reconnaissant l’existence de différences au niveau individuel et non pas au niveau sociétal, l’égalité démocratique rend possible l’intervention sur les injustices et la mise en place de moyens pour restaurer l’égalité au sein de la société. Comme nous l’avons vu, les distinctions obsolètes sur la valeur des individus n’ont pas prise dans la théorie de l’égalité démocratique étant donné que chaque individu est considéré comme ayant une égale valeur morale.
La théorie de l’égalité démocratique ne subit donc pas l’objection du marquage des personnes. Les individus sont différents mais cela ne les rend pas moins valables étant donné que ces différences personnelles ne sont pas ce qui les rend dignes d’égal respect. Aucune valeur n’est attachée à ces différences personnelles et la loi n’émet aucun jugement sur ces différences. L’égalité démocratique est ainsi capable « d’assurer les conditions sociales de la liberté de chacun »[8].
[1] Elizabeth S. Anderson « What is the point of equality ? » in Ethics, Jan 1999.
[2] Ibid, p.312.
[3] Ibid, p.312.
[4] Ibid, p.312.
[5] Ibid, p.312.
[6] Ibid, p.313.
[7] Ibid, p.331.
[8] Ibid, p.314.
Merci pour cet article très éclairant…