Le texte et son lecteur
Pierre-Emmanuel Brugeron
Quand il lisait, ses yeux couraient les pages dont son esprit perçait le sens ; sa voix et sa langue se reposaient. Souvent en franchissant le seuil de sa porte, dont l’accès n’était jamais défendu, où l’on entrait sans être annoncé, je le trouvais lisant tout bas et jamais autrement. Je m’asseyais, et après être demeuré dans un long silence (qui eût osé troubler une attention si profonde ?) je me retirais, présumant qu’il lui serait importun d’être interrompu dans ces rapides instants, permis au délassement de son esprit fatigué du tumulte de tant d’affaires.
Saint Augustin – Les Confessions[1]
Lorsque Saint Augustin visita son maître Ambroise de Milan, il fut étonné de l’observer en pleine lecture silencieuse, une pratique qui, si elle existait antérieurement, n’était pourtant pas répandue.
Si la lecture solitaire et silencieuse nous semble désormais être naturelle, cet étonnement d’Augustin doit nous rappeler que le rapport d’un acteur[2] au contenu est changeant, historique et ne va pas de soi. Les valeurs qui accompagnent cette lecture sont également changeantes, c’est là un des grands enjeux du monde d’aujourd’hui.
Un changement de rapport au contenu, comparable davantage à l’apparition de l’écriture qu’à la presse de Gutenberg, se produit dans nos sociétés connectées. Ce changement pose de nouvelles questions, capitales, aux éditeurs de contenu chargés d’exploiter des fonds culturels patrimoniaux. Il ne s’agit pour nous ici de prévoir des évolutions ni de trouver des solutions aux éventuelles crises à venir : nous tentons plutôt de montrer que ces mutations sont bien réelles et peuvent potentiellement nous écarter d’un ensemble de contenus du passé.
Le rapport au texte, sa lecture, n’est pas un rapport figé et monolithique qui demeurerait depuis l’apparition de l’écriture. C’est au contraire une histoire de mutations, d’évolutions et finalement d’adaptations réciproques du support et du récepteur. En quelque sorte, la lecture est une compétence vivante qui transforme le lecteur en retour.
Cet aspect évolutif de la lecture se fait voir particulièrement, et c’est là le sujet de cet article, à notre époque contemporaine marquée par un nouveau rapport au contenu : dématérialisé, immédiat (à la fois au sens d’immédiateté temporelle et d’absence de médiation), souvent gratuit et modifiable, dont les auteurs ne voient plus leur nom gravé dans le marbre au profit de la participation de tous. Cet ensemble de nouvelles pratiques peut être regroupé sous le vocable de paradigme participatif.
Cette compréhension de ce qu’est la lecture éclaire en partie certaines mutations contemporaines : crise, et probable disparition, de la presse quotidienne écrite, réduction globale du temps de lecture d’un contenu unique, flottement sur le statut et les usages des revues scientifiques en ligne[3], etc.
Notre intuition peut se formuler ainsi: à mesure que la façon de lire évolue, un ensemble de contenus pourrait se rendre inadapté sans réflexion de la part des éditeurs de contenu. Nous parlons ici d’un fond de textes conçus pour un certain type de lecture, linéaire, solitaire et silencieuse, des textes notamment philosophiques et, surtout, romanesques.
Parler d’un ensemble de textes « inadapté » peut paraître étonnant, voire froid. L’enjeu, pourtant, est de réfléchir à la possibilité d’une présentation conservant une force, adaptée à un public dont les habitudes changent, dont le rapport au contenu est, sous l’influence de plusieurs facteurs, radicalement modifié.
Quant à la possibilité de concevoir des modalités de mise en forme qui permettent de faire vivre ces contenus, fidèlement, c’est un autre enjeu qui ne possède pas encore de réponse toute faite.
Une lecture nouvelle
Comment, concrètement, la lecture se modifie-t-elle ? Vers quoi évolue-t-elle ? Le consensus semble pointer sur une lecture moins linéaire, plus dynamique et diagonale, qui ne suit pas le déroulement d’un texte mais le « scanne » pour y repérer des mots-clés, des expressions recherchées : en somme, nous approcherions l’ensemble des contenus comme nous approchons une page de résultats de moteur de recherche, en attendant une efficacité, un résultat quantifiable.
Si nous avons rappelé que la lecture est essentiellement évolutive, c’est pour préciser que nous ne défendons pas une sorte de catéchisme qui tiendrait la lecture traditionnelle pour la vraie lecture. C’est pourtant une attitude assez répandue dans les débats (vrais lecteurs contre futuristes en somme) et nous nous appliquerons à ne pas tomber dans les travers des deux extrêmes.
Le capital d’attention modifié par trois facteurs
Cette double modification, à la fois de l’œil du lecteur et du statut du contenu, est au cœur d’un autre enjeu, lui aussi lié aux habitudes nées de la navigation sur Internet : l’économie de l’attention.
L’attention est fréquemment identifiée comme étant la seule ressource finie sur le Web[4] : le volume d’information, le mode de présentation de celle-ci, les liens les reliant ne connaissent pas de limite mais l’attention de l’internaute, elle, est limitée et variable selon les individus. Les fournisseurs de contenus doivent donc garder à l’esprit que leur contenu sera scanné, lu en diagonale par des agents qui, au moindre signe de déception ou d’ennui, investiront leur reste de capital d’attention ailleurs.
Outre l’approche de l’économie de l’attention, nous verrons qu’au moins trois facteurs modifient de manière absolument radicale le statut du contenu. Pour les annoncer brièvement, (ils feront l’objet de futurs articles) il s’agit de facteurs physiologiques (la malléabilité du cerveau du lecteur), sociocognitifs (la naissance d’une nouvelle oralité, dite secondaire, inédite) et enfin des facteurs d’un ordre proche de l’éthique avec par exemple la disparition de la solitude comme valeur, valeur qui a pourtant structuré notre ancien rapport au contenu.
Un enjeu d’éditeur
Toute étude qui souhaiterait s’affronter à cette question devra d’examiner également si la convergence de ces facteurs ne tend pas à rendre inadéquate la réception classique d’un contenu. Dans le cadre d’un roman, la construction classique, aujourd’hui en mutation, présente un auteur, un texte fini et exige du lecteur somme toute passif une attention non divisée.
En somme, il s’agit de comprendre pourquoi les éditeurs doivent se poser de vraies questions en termes de valorisation de contenu, notamment face à des générations qui se représenteront comme égaux les investissements d’attention dans la lecture classique et la participation à une œuvre collaborative.
Les éditeurs doivent se demander pourquoi les futurs lecteurs choisiraient de lire, seuls et silencieusement, La Chartreuse de Parme plutôt que de prendre part à la création en commun d’un contenu.
Les ressources sur le paradigme collaboratif, quel que soit le nom qu’on lui donne, sont pléthore. Il semblerait presque que chaque producteur de contenu (écrivain, blogueur, chercheur universitaire, auteur, « amateur » revendiqué) doive avoir son opinion sur le participatif, le wiki, etc. et l’on ne compte plus les groupes de réflexion sur les nouvelles pratiques, les nouveaux dispositifs et leurs utilisations…
Les études à prétention scientifique sur l’évolution de la lecture et l’économie de l’attention sont également existantes et, pour ainsi dire, en quasi-totalité consacrées à la lecture de journaux : elles sont en effet souvent commandées dans l’optique de trouver une solution à la crise des quotidiens. Il est important de préciser tout de suite qu’aucun consensus clair ne se dégage de ces études, en partie parce qu’il est impossible de vérifier les données sur le temps de lecture (recueillies par enquête[5]). De plus, elles sont publiées dans des buts souvent politiques, pour prouver que le public lit encore des journaux, ou bien qu’il n’en lit plus du tout, selon que l’on soit un quotidien ou une régie de publicité.
Il importe donc de limiter les recours aux études sur la lecture, souvent partiales[6] et contradictoires. Néanmoins, il ne s’agit pas pour autant de faire l’impasse sur les données brutes.
Comme nous le disions, notre position n’aborde pas des thèmes absolument inédits (modèle participatif, lecture, attention[7]). Néanmoins, nous pensons qu’il est justifié de les réinterroger à nouveux frais, car la convergence de plusieurs facteurs pose de nouvelles questions : le problème n’est plus de savoir si les lecteurs « consommeront » du contenu sur papier ou sur écran (une sorte de serpent de mer des discussions sur l’édition). En un sens, la question qui émerge est bien plus profonde et radicale : est-ce que les individus choisiront encore de passer du temps à lire passivement et ne se consacreront pas plutôt à la création de contenu participatif.
En somme, si tout le monde est auteur, pourquoi lire les autres ? Comment traiter cette question lorsque l’on est éditeur, c’est-à-dire que l’on a pour métier de faire lire un auteur ?
[1] Saint Augustin, Confessionum ; trad. Fr. M. Moreaux, Les Confessions, Livre VI, Chapitre 3 Paragraphe 3. La traduction de l’œuvre par M. Moreaux est disponible sur le site de l’Abbaye Saint-Benoît : http://tinyurl.com/m8m7u2
[2] Ici un lecteur. Nous parlerons fréquemment de « contenu » en ayant à l’esprit un contenu littéraire, ou du moins textuel, qui représente à la fois le principal enjeu de fonds patrimonial des éditeurs et le type de contenu le plus menacé par les nouveaux modèles.
[3] Ce point sur les revues scientifiques est intéressant et représente bien l’absence de réelle connaissance que nous avons des pratiques de lecture et d’utilisation du web. Selon une étude, plus une revue et ses articles sont accessibles sur le Web, moins ils sont cités et repris. Cette tendance s’aggrave avec la gratuité. Pour une étude sur ce phénomène, voir :
Tenopir, Carol et King, Donald W., Electronic Journals and Changes in Scholarly Article Seeking and Reading Patterns, D-Lib Magazine, Volume 14, Numéro 11/12 (2008), disponible sur le site de la revue : http://tinyurl.com/5sd3td
[4] Ce nouvel enjeu est au centre de l’ouvrage :
Davenport, Thomas T. et Beck, John C., Attention Economy: Understanding the New Currency of Business, Harvard, Harvard Business School, 2001
[5] Elles posent donc le même problème que les études sur les chaînes de télévision favorites des interrogés, dont les réponses correspondent davantage à une valorisation de soi-même qu’un reflet des pratiques réelles (cf. TF1 et Arte dans les sondages et les mesures d’audimat)
[6] Les études les plus importantes (quantitativement parlant) sont souvent des travails commandés à des groupes tels que Nielsen, dont l’intérêt est de conforter leurs clients (ici les groupes de presse) dans leurs possibilités de développement et leur avenir radieux. Des sommets sont atteints par PriceWaterhouseCoopers et les études et conférences de la World Association of Newspapers.
[7] Ces thèmes sont d’ailleurs si peu inédits qu’ils deviennent des dossiers d’été de magazines (Télérama et le magazine Books), qui reprennent la question de Nicholas Carr : Internet nous rend-il idiot ?