Le temps de la sérialité (1)
Préambule
Nous souhaitons revenir ici un peu plus en profondeur – sans pour autant prétendre produire une analyse conceptuelle complète – sur les quelques remarques introductives que nous avions faites dans l’introduction de notre « été des séries »[1], à propos du « temps long » des séries et de la diversité de leur format. Nous avions alors signalé que l’un des facteurs suscitant un certain dédain pour les séries en France était l’attitude souvent peu compréhensible des chaines les diffusant. Or, comme le souligne à juste titre Eric Maigret et Guillaume Soulez dans l’introduction de leur Hors Série sur « Les raisons d’aimer les séries télé » :
Le principe de sérialité, le rythme de diffusion des épisodes, hebdomadaire ou quotidien, les créneaux horaires, les formats, la dynamique créative ne doivent plus rien aux modèles du théâtre et du cinéma : la télévision ‘s’est trouvée’ en inventant des contenus qui ne peuvent plus être autres que télévisuels[2].
Partant, rompre l’ordre des saisons provoque une certaine incohérence au sein du « récit sériel » et dévalorise ces productions spécifiquement télévisuelles.
Nous avons aussi déjà signalé que ces séries appartenaient au quotidien du téléspectateur et il est temps d’analyser de plus près comment elles s’insèrent dans nos vies : dans quelle mesure et par quels procédés ?
Deux temps, deux mesures ?
Le récit est une séquence deux fois temporelle… : il y a le temps de la chose-racontée et le temps du récit (temps du signifié et temps du signifiant). Cette dualité n’est pas seulement ce qui rend possible toutes les distorsions temporelles qu’il est banal de relever dans les récits (trois années de la vie du héros résumés en deux phrases d’un roman, ou en quelques plans d’un montage ‘fréquentatif’ de cinéma, etc.) ; plus fondamentalement, elle nous invite à constater que l’une des fonctions du récit est de monnayer un temps dans un autre temps[3].
C’est par cet extrait de Christian Mertz que G. Genette entame son analyse sur le « temps du récit » dans les œuvres littéraires. Ce dernier précise que
la dualité temporelle […] est un trait caractéristique du récit cinématographique, mais aussi du récit oral » et que « comme le récit oral ou filmique, le récit littéraire ne peut être ‘consommé’, donc actualisé, que dans un temps qui est évidemment celui de la lecture, et si la successivité de ses éléments peut être déjouée par une lecture capricieuse, répétitive ou sélective, cela ne peut pas aller jusqu’à l’analexie parfaite [4].
Afin d’envisager un panorama de la question de la temporalité des séries, il nous faudra donc nous demander comment nous ‘consommons’ ces chroniques télévisuelles. Pour ce faire, nous nous attacherons tout d’abord à la question du rapport des spectateurs à ces produits sériels, puis nous chercherons à comprendre leur inscription dans notre quotidien. Une analyse du traitement du problème du temps au cœur même des séries clôturera notre analyse.
1) Rapport aux spectateurs : de temps en temps.
a) Le rythme des saisons
Les « saisons » sont quelque chose de spécifique pour les séries. Elles sont constituées d’un nombre généralement fixé par avance d’épisodes (entre 8 et 24 épisodes pour les séries hebdomadaires, ou près d’une cinquantaine – ou plus – pour les quotidiennes), nombre susceptible d’être révisé si la série « ne marche pas ». Comme le souligne Eric Vérat dans son article « États-Unis, le règne des saisons et la galaxie des auteurs », elles en rythment la production mais aussi la réception en jouant sur les attentes et ou en s’y conformant :
Chaque année, en mai, les programmateurs des chaînes doivent résoudre des équations ardues en lançant de nouvelles séries dans des cases (slot) libres (rendues généralement libres par l’échec des programmes de la saison précédente). En matière de programmation, l’équilibre d’une soirée réussie (en termes d’audience, d’image et de couleur : comédie, polar, sport, news) est ténu. Il ne faut pas que les nouvelles séries viennent modifier en quelque manière la façon de fonctionner des séries habituellement à l’antenne (returning shows). Les nouvelles séries peuvent être de foudroyants succès comme l’ont été Lost, Desperate Housewives et Grey’s Anatomy en 2005 mais elles peuvent aussi ne pas être appréciées ou bien encore être ignorées par le public en raison d’une mauvaise programmation [5].
À défaut de leur existence même, une mauvaise audience de la saison précédente peut conditionner la plage horaire de diffusion de la série et donc handicaper son audience, le temps, plus ou moins « d’achever la série ». Comme le montre bien E. Vérat, la « Pilot Season » – moment de recherche et de recrutement pour les productions de l’année qui suit – se prépare dès les premiers résultats d’audience des nouvelles productions.
Parfois, c’est le rythme de diffusion d’une série qui a une influence – négative le plus souvent au vue de la versatilité du public – sur l’audimat. Cela a été le cas pour la série Flashforward, qui n’a pas été prolongée pour une seconde saison après que les audiences de la première partie (les dix premiers épisodes) diffusée en octobre et novembre, n’aient pas été entièrement satisfaisantes, tendance confirmée par la diffusion de la seconde partie au printemps[6].
Le rythme et le moment de la diffusion[7] d’une série ont donc une influence et suscitent des attentes chez les spectateurs ou plus spécifiquement les fans, ceux qui suivent religieusement ces saisons, en discutent sur les forums dédiés aux séries et protestent lorsque leur série se voit menacée d’arrêt. Néanmoins, soulignons que les impératifs financiers et de l’audimat ne sont pas les seules facéties perturbant ou anéantissant ces attentes : les départs d’acteurs, la destruction des décors (Rome), le changement de politique de diffusion d’une chaine, les querelles avec les maisons de production et les chaines diffusant les séries (Mad Men[8]) sont autant d’éléments perturbateurs.
Mais pour le spectateur le terme « saison » ne prend véritablement sens que lorsqu’une série est installée ou du moins en voie d’installation. Si, par exemple, la seconde saison remplit les promesses de la première (par exemple, The united states of Tara), ou si la troisième et ultime saison apporte les réponses aux questions des spectateurs (Ashes to Ashes). Ces saisons incarnent aussi, de manière plus interne, la tonalité d’un moment de la série en question, puisqu’il n’est pas rare que l’on qualifie une saison de telle série de brillante ou morne, d’excellente ou de « facile », etc. Comme le souligne G. Soulez,
Telle saison sera « plus gaie » ou « plus sombre », le personnage « en apprendra plus sur lui-même », etc. La tonalité prend sens comme confirmation climatique d’une tendance plus ou moins manifeste le long du fil sériel, laissant au spectateur une grande marge d’appréciation. La saison propose une temporalité relativement implicite qui joue le rôle d’éclairage partiel jeté sur le moteur de la série, sur les personnages, dans le cadre d’une temporalité plus ouverte qui s’associe souvent à un régime de la reprise et du réexamen, de l’espoir d’un changement ou d’une nouvelle manière de vivre propre aux résolutions et aux humeurs saisonnières parfois éphémères[9].
b) L’impact des nouveaux modes de diffusion sur notre regard sur les séries
Qu’est-ce que « suivre » une série ? Au vu de la diversité des modes et des rythmes de diffusion, il est vrai que la question se pose. En effet, le rythme de diffusion peut être hebdomadaire ou quotidien ce qui n’implique pas la même attention ou du moins la même façon de suivre ces séries. À cela s’ajoute le jeu des rediffusions immédiates (pendant une semaine suivant la première diffusion) ou plus dans la durée lors de rediffusion de la saison ou de la série en question. Nous avons en quelque sorte affaire à un temps diffracté ou du moins diffus, et contraint. Cette « contrainte » ne semble porter préjudice qu’aux séries dont le récit est véritablement suivi ou continu. Le support audiovisuel que représentent les coffrets DVD rassemblant une saison d’une série semble remédier à ce problème et offre une nouvelle manière de voir ou revoir les chefs-d’œuvres du petit écran. On peut ainsi regarder de manière continue les épisodes – faire une sorte de marathon – ou s’arrêter sur les moments que nous avons préférés.
Néanmoins, le « nouveau » support qui peut avoir tendance à changer le plus rapidement et le plus profondément nos habitudes nous semble être le web : le téléchargement et le streaming[10]. Quel en est impact pour nous qui regardons et pour ceux qui produisent les séries ? Avantage ou défaut ? Comme le souligne E. Vérat,
On est là face un véritable paradoxe car les technologies numériques qui donnent un nouveau souffle aux séries des années 2000 menacent également le déroulement futur des saisons et des modes de fabrication de la télévision US. Les nouveaux consommateurs sont de plus en plus enclins à regarder des programmes quand bon leur semble. Via internet, une masse non négligeable de ceux-ci s’attache à suivre des programmes expurgés de publicité sans passer par un achat électronique – et donc légal – de l’épisode. Devant ces dérives, les chaînes semblent vouloir prendre le problème très en amont en diffusant elles-mêmes certaines de leur série en webcasting ou en podcasting. Une situation qui n’est pas sans soulever des crispations[11].
Il est sûr que pour le consommateur il en résulte une plus grande liberté : voir et revoir un épisode quand on le souhaite. Mais il est tout aussi sûr que le streaming fausse les résultats d’audience et, lorsqu’il est illégal, peut porter préjudice à la machine productrice.
2) Le temps des séries
a) Un calendrier ou le rattachement à notre vie quotidienne
Il y existe en quelque sorte des « saisons des séries », et ce en deux sens : il existe des séries incarnant spécifiquement une saison, comme les séries dites estivales ou « d’été » qui sont plus « légères » c’est-à-dire pour un public vacancier et plus versatile encore que le reste de l’année – la série Royal Pains par exemple. Ou encore certaines séries ne sont diffusées que le temps d’une saison c’est-à-dire environ douze épisodes à un moment précis de l’année, par exemple, Dexter occupe notre automne et Breaking Bad notre printemps. Mais il existe aussi un mode de diffusion annuel, à raison de 22 à 24 épisodes par saison, et en deux temps pour respecter une sorte de trêve hivernale suscitée par les fêtes de Noël et le Super Bowl. Ces rythmes et moments de diffusion participent au succès ou à l’échec de ces séries ainsi qu’à leur intégration ou non à notre quotidien.
On trouve également d’autres marqueurs temporels soutenant la dynamique d’ancrage des séries dans notre vie ordinaire. En effet, on a affaire à un suivi d’un calendrier signalé par les fêtes liturgiques (Thanksgiving, Noël, « bal de promo », mariage etc.) ou non ou encore par des indices météorologiques (neige en hiver, des bourgeons de fleurs sous un timide soleil pour le printemps, etc.). Notons que généralement, le temps du récit des séries suit le calendrier de diffusion : lorsqu’une série reprend en septembre, l’intrigue reprend en septembre, souvent avec un résumé de ce qui s’est passé (pour les personnage) pendant l’été. Les séries qui au contraire gardent un temps continu sont rares. On peut citer comme exemple True Blood, dont chaque nouvelle saison reprend exactement au moment où l’intrigue s’était arrêtée la saison précédente.
On trouve aussi d’autres marqueurs plus culturels qui nous permettent de situer l’action d’un point de vue plus général : on parle « d’après Katrina » dans Treme, « d’après le 9-11 » dans de nombreuses autres séries, etc. Ces marqueurs font partie d’une dynamique plus large d’insertion et de familiarisation du spectateur. On trouve tout autant ce même principe concernant les lieux que fréquentent les personnages : tout le monde connaît le fameux « Central Perk » de Friends ou le paysage de Wisteria Lane de Desperate housewives. Cet « encadrement » du spectateur est aussi le centre d’une expression culturelle (située), cadre dans lequel le spectateur se reconnaît plus ou moins et qu’il intègre peu à peu à son quotidien s’il n’appartient pas à la « communauté » donnée à voir.
b) Les formats et les manières de voir
Notre manière de regarder les séries nous semble dépendre du format de ces dernières : 20 min pour une sitcom (comique ou non), 30 à 55 min pour la plupart des autres séries. Ce format plus court nous fait souvent penser que pour ne pas rester trop longtemps devant le petit écran, il vaut mieux regarder un épisode d’une série plutôt qu’un film… Mais souvent c’est là un piège car la plupart du temps nous regardons un ou plusieurs autres épisodes afin de savoir ce qui arrive aux personnages ou comment se poursuit l’intrigue, à défaut d’en avoir la résolution… C’est aussi en ce sens là que nous avons affaire à un « temps long » en ce qui concernent les séries, car contrairement à un film qui forme un totalité plus ou moins finie, les séries se déploient dans la durée, au fil des épisodes et des saisons qui les composent.
Ce format détermine en partie notre manière de regarder dans la mesure où les séries et/ou épisodes sont construits dans ce but. Une sitcom comme The Big Bang Theory n’a pas vocation d’être vue de bout en bout comme l’est par exemple la première saison de Treme, où les dix épisodes se voient comme un film[12]. Cela n’empêche pas les jeux de renvoi à des faits ou des événements ayant eu lieu dans les épisodes précédents, mais chaque épisode est, pourrait-on dire, autonome – ce qui n’est pas le cas pour d’autres séries d’un format différent. Ici ce n’est pas tant la durée d’un épisode qui est déterminante, que la manière dont le récit de la série se développe. En effet, par format nous n’entendons pas seulement la durée d’un épisode mais le rythme et la construction de ces épisodes et saisons, ou si l’on veut le mode de déploiement du récit. Par exemple, le format court de la sitcom How I met your mother ou de In Treatment n’implique pas une certaine « autonomie » de leurs épisodes. Au contraire le récit s’organise dans la durée de la saison ou des saisons, c’est-à-dire au dire en suivant la progression et les péripéties des personnages.
Pour How I met your mother, on trouve des épisodes totalement indépendants c’est-à-dire ne participant pas à l’intrigue principale : le récit aux enfants de Ted Mosby de son cheminement amoureux avant sa rencontre avec leur mère. On retrouve souvent ce rythme de progression des intrigues fondées sur l’enchâssement. Par exemple, dans Le Caméléon, chaque saison comprend quelques épisodes clefs nous permettant de comprendre (ainsi qu’au personnage en question) qui est Jarod, mais la plupart des épisodes se concentrent sur des intrigues secondaires dont la durée de vie ne dépasse guère l’épisode. On retrouve souvent la même trame pour ces récits secondaires : celle de l’enquête policière. Il semblerait que ce genre de série incarne le « temps de la répétition », comme c’est le cas par exemple pour CIS dont le cadre structurel des intrigues est toujours répété : deux enquêtes menées de front par deux équipes. Les intrigues secondaires ayant trait aux personnages, à leur vie sentimentale ou familiale, sont souvent reléguées au second plan ou à peine suggérées.
Pour In Treatment, la situation n’est pas la même[13]. La série nous invite à nous allonger sur le divan auprès des patients du Dr Weston, un « thérapeute compétent, attentionné et apaisant, dont la vie privée est un véritable désastre, pleine de doutes et de colère contenue, [qui] consulte à son tour un thérapeute… ». La parole est au centre de ce huis clos d’une lenteur thérapeutique. Chaque épisode représente une séance d’une heure[14] avec un patient et s’organise en semaine : on assiste à cinq séances dont la dernière (le vendredi) est celle de notre thérapeute avec une de ses maîtres et consœurs. Étrangement, l’attente du spectateur du prochain rendez-vous du patient qu’il aime suivre le plus, semble encore plus longue que pour toute autre série diffusée de manière hebdomadaire… Ces récits qui paraissent au premier abord parallèles, sont toutefois bien entremêlés pour peu que nous parvenions à en avoir une vue d’ensemble et que nous faisions les liens.
Delphine Dubs
[1] Si vous avez raté un épisode : Previously in Implications philosophiques, https://www.implications-philosophiques.org/implications-de-limaginaire/philosophie-des-series/ce-que-les-series-nous-apprennent/
[2] Eric Maigret et Guillaume Soulez, « Les nouveaux territoires de la série télévisée », in MédiaMorphoses, Hors-Série n.3, « Les raisons d’aimer les séries télé », 2007, p. 10.
[3] Christian Mertz, Essais sur la signification au cinéma, Klincksieck, Paris, 1968, p. 27, cité par G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 77.
[4] G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, pp. 77-78.
[5] Eric Vérat, « États-Unis, le règne des saisons et la galaxie des auteurs », in MédiaMorphoses, Hors-Série n.3, « Les raisons d’aimer les séries télé », 2007, pp. 18-19.
[6] Graphique des audiences : http://en.wikipedia.org/wiki/File:FlashForward_US_Viewers.svg
[7] Cf. plus bas les remarques concernant le « calendrier ».
[8] http://seriestv.blog.lemonde.fr/2010/07/13/mad-men-menacee-par-att/
[9] Guillaume Soulez, « Au-delà du récit, le temps ouvert », in MédiaMorphoses, Hors-Série n.3, « Les raisons d’aimer les séries télé », 2007, p. 173.
[10] Soulignons que le streaming devance désormais le téléchargement (illégal) : http://www.lepoint.fr/actualites-technologie-internet/2009-10-15/echange-de-fichiers-le-peer-to-peer-en-declin-les-pirates-preferent-le-streaming/1387/0/386175
[11] Eric Vérat, « États-Unis, le règne des saisons et la galaxie des auteurs », op. cit., p. 22.
[12] http://seriestv.blog.lemonde.fr/2010/07/12/treme-la-voix-de-la-nouvelle-orleans/
[13] En un sens, cette série réinvente le genre de la sitcom. Pour un analyse – toujours brillante – se reporter à cette note du blog de P. Sérisier : http://seriestv.blog.lemonde.fr/2009/01/02/in-treatment-rien-que-des-maux/
[14] On notera que le temps effectif de l’épisode (25 min) ne semble pas correspondre à la durée vécue par le spectateur qui avoisine: « l’heure » de l’analyse en cours.