Le soi relationnel, sujet des droits humains
Traduit de l’anglais par C. de Vulpillières [1]
Jennifer NEDELSKY est professeure de droit et de sciences politiques à la Osgoode Hall Law School de l’Université de York. Elle a notamment publié Law’s Relations: A Relational Theory of Self, Autonomy, and Law (2011).
La traductrice Camille DE VULPILLIERES est docteure en philosophie et ATER au département de philosophie de l’université de Tours.
Résumé
L’objectif de cet article est de promouvoir une approche relationnelle du sujet de droit. L’auteure y montre en quoi cette approche permet de résoudre un certain nombre de conflits de droits et de valeurs, en les envisageant du point de vue des relations que l’on façonne par leur biais.
Mots-clés: Droit, Relations, Soi, Langage des droits, Autonomie
Summary
This article aims at defending a relational conception of the subject of rights, by showing that, in order to solve many conflicts of rights and values, we should focus on the relationships they shape.
Key words: Law, Relations, Self, Language of rights, Autonomy
Introduction
De nos jours, c’est dans le langage des droits que les gens, partout dans le monde, formulent leurs revendications, leurs préoccupations et leurs protestations. Le fonctionnement de certaines institutions, comme les cours criminelles internationales, repose sur la proclamation de droits humains universels[2]. C’est aussi dans le langage des droits que sont discutés certains événements tragiques, tels que la mort de réfugiés en quête d’un lieu sûr, la montée des eaux qui menace les pays insulaires, ou les massacres de populations commandités par des États, tout comme les débats sur l’opportunité d’une intervention internationale. Dans presque tous les États qui ont connu une transition démocratique au cours des cinquante dernières années, on trouve une constitution et la liste des droits qu’elle protège. En Europe, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales reconnaît des droits ; le Traité sur l’Union européenne conditionne l’appartenance à l’Union à leur protection ; et la Cour européenne des droits de l’homme se prononce lorsque des États sont accusés de les avoir violés[3]. En Afrique, cinquante-trois États ont ratifié la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, et vingt-cinqdes trente-cinq États membres de l’Organisation des États américains ont ratifié la Convention américaine des droits de l’homme[4].
En résumé, le langage des droits constitue le mode privilégié d’expression en matière de justice et de citoyenneté. Il me semble donc que ses partisans ont, dans les faits, emporté le débat sur le caractère désirable des droits (comme concept et comme institution juridique). Les objections théoriques ont beau conserver leur force, dans les faits, la question n’est pas de savoir si mais comment il convient d’utiliser le langage des droits. La meilleure réponse aux préoccupations des critiques et des sceptiques consiste à transformer notre compréhension des droits – à la fois de ce que le terme désigne et de la meilleure façon de définir et de protéger institutionnellement les droits.
Pour adopter une bonne approche des droits, l’essentiel est d’envisager le sujet de droit comme fondamentalement relationnel. Dans ce chapitre, je vais présenter ma théorie relationnelle du soi, de l’autonomie et du droit, en me concentrant sur la compréhension des droits en termes relationnels[5]. Je vais d’abord esquisser mon cadre relationnel, puis préciser ce que désigne le soi relationnel. Ensuite, je passerai à l’approche relationnelle des droits, en montrant en quoi elle répond aux critiques des droits ; enfin, je discuterai brièvement les défis que pose l’institutionnalisation des droits.
I. Esquisse d’une approche relationnelle
Pour présenter mon approche, on peut montrer le lien qu’elle établit entre la conception du soi, les valeurs (en particulier l’autonomie) et l’approche relationnelle des droits et du droit. Même si, comme je l’expliquerai brièvement, ce lien peut être trompeur, il nous fournit aussi un raccourci utile.
Le soi est relationnel parce que les êtres humains deviennent ce qu’ils sont – développent leur identité, leurs aptitudes, leurs désirs – à travers les relations auxquelles ils prennent part. En font partie les relations intimes avec les membres de la famille et les partenaires amoureux, les relations plus distantes avec les enseignants et les employeurs, et les relations liées à la structure sociale, comme les relations de genre, les relations économiques et les formes de pouvoir et de gouvernement.
Puisque le sujet est constitué par des relations, il nous faut prendre en compte ce caractère central des relations dans notre compréhension des valeurs essentielles de la vie humaine. Le rôle des relations dans le développement de l’autonomie, par exemple, est particulièrement visible dans le contexte des relations parents-enfant. Nous comprenons tous en quoi les relations avec ses parents peuvent nuire à l’autonomie d’un enfant ou au contraire l’encourager. Je soutiens que l’autonomie réclame, pour se développer, des relations constructives tout au long de la vie. Un enseignant peut être autoritaire ou encourager l’esprit critique. Un employeur peut encourager ses employer à participer à l’organisation des formes et contraintes du travail, ou préférer la discipline et la docilité. Un gouvernement peut instaurer des formes intrusives et humiliantes d’assistance sociale, ou au contraire leur préférer un système qui fournit à ses bénéficiaires des outils et des ressources pour choisir parmi de bonnes options de vie. Idéalement, ces systèmes pourraient aussi accroître l’autonomie en invitant les bénéficiaires à participer à la formulation et à la mise en œuvre des conditions d’admission aux droits. Toutes ces relations peuvent soit encourager l’autonomie des individus soit lui nuire. On ne peut donc pas envisager l’autonomie comme une indépendance à l’égard des autres ; elle est une aptitude rendue possible par des relations constructives.
Puisque la conception anglo-américaine dominante du droit et des droits repose sur certaines conceptions sous-jacentes du soi et de l’autonomie, on doit pouvoir repérer des changements analogues dans notre compréhension du droit et des droits. Le droit définit les êtres humains adultes comme indépendants et responsables, et, s’il reconnaît aux individus des droits, comme la liberté d’expression et d’association, c’est parce qu’ils en ont besoin pour devenir des individus autonomes. Par conséquent, des droits fondés sur une conception erronée de l’autonomie comme indépendance seront peu à même de faciliter des relations vraiment propices à l’autonomie.
C’est pourquoi, pour déterminer les droits qu’un soi relationnel est fondé à désirer, il faut se fonder sur une conception relationnelle plutôt qu’individualiste. Le droit et les droits seront donc compris en fonction des relations qu’ils structurent et de la capacité de ces relations à favoriser des valeurs essentielles comme l’autonomie. En bref, un soi relationnel réclame une conception relationnelle des valeurs, qui réclame à son tour des formes de droit et de droits appropriées, construites à partir de ces conceptions.
Une telle esquisse a le mérite de fournir un résumé net. Mais elle est aussi trompeuse car le soi, l’autonomie, les droits et le droit sont liés, en tant qu’ensemble d’idées, de croyances, de pratiques et d’institutions. La conception libérale dominante du soi est celle d’un soi autonome doté de droits. Et les droits individuels (individualistes, devrait-on dire) sont ce à quoi un soi autonome (ou agent rationnel) a droit. Le droit (dans sa forme libérale idéale) protège des sujets égaux, autonomes et porteurs de droits de tout mal infligé par les autres ou par l’État. Il n’existe donc pas de progression linéaire commençant avec le soi et aboutissant au droit. Tout changement apporté à l’un de ces concepts (et à l’une de ces pratiques) aboutirait à une transformation de chacun d’entre eux.
Le travail que j’ai mené dans Law’s Relations avait pour objectif de promouvoir un tel changement en se concentrant sur chaque dimension et sur leurs interactions. Ce projet de transformation envisage donc les liens entre les concepts controversés de soi, d’autonomie et de droits, ainsi que les implications institutionnelles de ce changement. On peut prendre les droits comme point de départ, en reconnaissant qu’ils sont et ont toujours été, dans les discours et dans les institutions, de puissants moyens de structurer des relations qui favorisent ou affaiblissent l’autonomie et d’autres valeurs. Il faut donc prendre en compte les droits (partout où ils sont intégrés au régime juridique et politique) lorsqu’on s’efforce de traduire dans les faits la compréhension relationnelle de l’autonomie. L’idée d’un sujet relationnel s’inscrit ainsi dans un projet destiné à surmonter les limitations héritées de l’histoire théorique et institutionnelle des droits, ainsi que de l’adaptation récente à l’idéologie et aux institutions néolibérales.
Pour résumer, pour que les droits remplissent correctement leur fonction, il nous faut un cadre conceptuel alternatif, inscrivant les concepts relationnels dans les formes juridiques des droits et du droit. Un travail théorique sur le sujet relationnel et l’autonomie relationnelle qui laisserait de côté les droits (au motif qu’ils seraient envisagés comme irrémédiablement individualistes) se méprendrait sur la construction sociale des droits et risquerait d’enfermer sa théorie dans le ciel des idées sans parvenir à transformer les forces qui structurent les relations. De même, une tentative pour réhabiliter les droits sans corriger leurs biais fondamentaux relatifs au sujet et à l’autonomie sera forcément limitée.
II. Le soi relationnel
Tous les théoriciens de la politique et du droit, toutes les institutions juridiques et gouvernementales reconnaissent que les êtres humains vivent ensemble. Mais une approche relationnelle de la vie humaine va au-delà de la simple reconnaissance de ce fait. Dans ma version d’une approche relationnelle (les féministes en ont développé beaucoup), envisager les sujets juridiques et politiques comme des individus parfaitement indépendants qu’il faudrait protéger les uns des autres n’est pas la meilleure approche. Si les interactions entre les individus ont leur importance, ce n’est pas uniquement parce que leurs intérêts pourraient se heurter. Chaque individu est fondamentalement constitué par des réseaux de relations auxquels il prend part – réseaux qui vont des relations intimes avec les parents, amis ou amants, aux relations entre étudiant et enseignant, entre bénéficiaire d’aide et travailleur social, entre citoyen et État, jusqu’aux acteurs de l’économie globale, aux migrants dans un monde caractérisé par des inégalités économiques flagrantes et aux habitants d’un monde marqué par le réchauffement climatique.
Que signifie le fait d’être constitué par des relations, plutôt que de simplement vivre au milieu des autres ? Comme je l’ai suggéré plus haut, l’exemple le plus familier montrant que les gens sont fondamentalement façonnés par leurs relations est la manière dont les enfants sont façonnés par leur famille, souvent plus particulièrement par leurs parents. Néanmoins, lorsque les individus sont âgés de plus de vingt-et-un ans, ce caractère constitutif des relations n’est subitement plus reconnu. Tout se passe comme si, une fois les gens « formés », une fois qu’ils émergent comme « agents rationnels », les relations n’étaient plus que des choses qu’ils ont ou choisissent. Cette représentation des adultes comme des acteurs autonomes concurrence, voire contredit, l’idée que les gens continuent à être façonnés en profondeur par leurs relations. D’après moi, l’approche relationnelle suscite de la réticence chez certains car elle leur semble à la fois infantilisante et féminisante : elle traite des adultes mûrs comme ces créatures dépendantes relationnellement que sont les enfants et elle accorde aux relations le type d’importance qu’on associe aux femmes.
Dans les faits, cependant, il n’est pas si difficile de trouver des relations qui soient constitutives pour des adultes. Les enseignants et mentors en sont des exemples courants. Les relations de voisinage façonnent parfois les opportunités professionnelles que les jeunes adultes peuvent envisager et auxquels ils ont accès. Les normes relationnelles sur le lieu de travail – hiérarchie, autorité arbitraire, coopération, autonomie, confiance, consultation, préjugés – façonnent la vision qu’un individu peut avoir du monde et de lui-même. Et toutes ces relations, ainsi que leur effet constitutif, sont souvent affectées par les structures plus larges des relations économiques, comme le taux de chômage ou le pouvoir des employeurs de licencier à volonté. Bien des gens perçoivent que leurs relations personnelles avec leurs amis et partenaires intimes les constituent. Et ces relations, à leur tour, sont façonnées par des schémas relationnels plus larges, comme les normes hétérosexuelles, les normes de genre ou la division genrée du travail de care. Bien des gens conçoivent combien ces schémas relationnels imbriqués – du niveau intime au niveau global – ont façonné ce qu’ils sont devenus. Et si l’on prend l’habitude de réfléchir en termes relationnels, on verra que cet impact n’est jamais à sens unique. A chaque niveau, des individus et des collectifs ont la possibilité de changer les normes, les droits reconnus et les structures politiques qui les ont façonnés.
La dépendance humaine à autrui, et l’interdépendance collective qui en découle, sont des traits centraux de ma version de la conception relationnelle du soi. Ce n’est pas que lorsque nos capacités physiques sont diminuées que nous avons besoin les uns des autres. Nous sommes dépendants des autres car ils constituent le monde social qui nous permet de développer nos capacités essentielles – l’amour, le jeu, la raison, la créativité, l’autonomie, etc. Nous dépendons la plupart du temps de certains individus en particulier, et toujours des réseaux de relations auxquels nous prenons part. Ce que j’affirme, c’est que nous ne pouvons pas laisser de côté notre nature fondamentalement sociale, relationnelle – et donc notre dépendance – quand nous réfléchissons à un problème essentiel du droit ou de la politique, comme la justice, l’obligation mutuelle, ou la façon de définir, d’appliquer et de protéger les droits.
Pour conclure cette section, il importe d’éclaircir ce que j’entends par « soi relationnel ». Quand je fais référence aux relations, je ne désigne pas uniquement les relations intimes, mais toutes les relations d’interaction mutuelle intégrées à une structure imbriquée allant de l’intime au mondial. Par l’expression « soi relationnel », je n’affirme pas que les individus sont déterminés par leurs relations. (Ce serait là, de toute évidence, une affirmation étrange de la part d’une féministe. Les féministes se sont longtemps élevées contre l’idée que les femmes seraient définies par leurs relations en tant qu’épouses ou que mères). De mon point de vue, les relations nous constituent mais ne nous déterminent pas. Le concept d’autonomie relationnelle présuppose bien que l’autonomie est possible pour des soi relationnels ; et s’il en est ainsi, alors les relations ne peuvent déterminer ce qu’est une personne ou ce qu’elle devient. Autrement, il n’y aurait pas d’autonomie véritable.
Enfin, je ne pars pas du principe que les relations sont par nature bienveillantes. L’approche relationnelle vise notamment à comprendre quel type de relations favorise – ou affaiblit – les valeurs essentielles, telles que l’autonomie, la dignité ou la sécurité. Les droits reconnus par la loi, quant à eux, sont l’un des moyens les plus puissants de structurer les relations – pour le meilleur et pour le pire. Intéressons-nous donc aux droits.
III. Une approche relationnelle du droit et des droits
Voici les deux aspects essentiels de ma thèse sur l’approche relationnelle du droit et des droits :
- La meilleure manière d’analyser les questions relatives aux droits (et au droit en général) consiste à examiner comment ils structurent les relations. Cette démarche influe sur la façon dont les gens comprennent les enjeux en question et sur le type de jugements qu’ils exercent.
- Ce que le droit et les droits font, dans les faits, aujourd’hui, c’est structurer des relations, qui, à leur tour, favorisent ou affaiblissent des valeurs essentielles comme l’autonomie. C’est pourquoi une approche relationnelle peut et devrait être (c’est d’ailleurs parfois le cas) mobilisée dans nos systèmes juridiques actuels. Bien qu’une approche relationnelle soit susceptible, à long terme, de susciter des transformations au sein du système juridique, elle ne devrait pas attendre qu’elles aient eu lieu.
Les droits structurent des relations de pouvoir, de confiance, de responsabilité et de soin. Il est facile de dresser une liste d’exemples de droits reconnus par la loi – de la propriété à la responsabilité civile ou aux relations fiduciaires comme entre un médecin et un patient – pour montrer que, lorsqu’il définit et garantit des droits, le droit structure sans cesse des relations, et parfois les prend consciemment en compte. Ce que je propose, c’est de mettre ce fait (que les droits structurent des relations) au cœur du concept de droits lui-même, et donc au cœur de toute discussion sur ce qu’il convient de reconnaître comme des droits et sur la manière dont ils doivent être appliqués ou interprétés. Il s’agit de faire passer au premier plan ce qui a toujours été relégué à l’arrière-plan.
Toute revendication de droits implique des interprétations et des contestations. Ma thèse est que l’on prendra de meilleures décisions en la matière si l’on se concentre sur le type de relations qu’on veut favoriser et sur la façon dont différents concepts et institutions peuvent contribuer à les favoriser.
On peut mener cette enquête relationnelle de la façon suivante : 1) il faudrait commencer par se demander dans quelle mesure le droit et les droits ont contribué au problème à résoudre. Quels schémas et quelles structures de relations l’ont façonné, et dans quelle mesure le droit a-t-il contribué à façonner ces relations ? 2) les questions suivantes sont : quelles sont les valeurs en jeu dans ce problème et 3) quels sont les types de relations qui peuvent promouvoir ces valeurs ? En particulier, quel changement dans les relations existantes favoriserait les valeurs en jeu au lieu de les affaiblir ? Il peut, bien entendu, y avoir plusieurs valeurs en jeu, et elles peuvent se concurrencer. Par exemple, des relations qui favoriseraient la liberté et l’autonomie d’un locataire peuvent affaiblir la sécurité et la liberté d’un propriétaire. 4) quelle interprétation ou quel changement du droit existant aiderait à restructurer les relations dans un sens favorable aux valeurs en jeu ?
Comme le montre ma formulation des questions ci-dessus, j’opère une distinction entre les droits et les valeurs. J’envisage les droits comme des moyens rhétoriques et institutionnels d’appliquer des valeurs essentielles, comme la sécurité, la liberté, l’autonomie et l’égalité. Cela me semble plus pertinent que de définir les valeurs essentielles en termes de droits. Le plus souvent, lorsqu’on procède ainsi, on assimile ces valeurs à des droits moraux. Mais je me concentre sur les droits juridiques, et je veux souligner que c’est un choix bien précis que de décrire une valeur comme un droit juridique et de construire des institutions destinées à appliquer ce droit. Il y a des valeurs qui ne se prêtent pas bien au langage des droits. L’harmonie, par exemple, qui constitue une valeur importante pour certaines sociétés et certains individus, ne me semble pas pouvoir être adéquatement exprimée ou appliquée par le biais des droits.
Je crois aussi qu’il faudrait structurer les débats portant sur l’interprétation de tel ou tel droit – par exemple, la liberté d’expression et son rapport avec les discours de haine – en se demandant quelle interprétation est susceptible de promouvoir les valeurs en jeu (qui peuvent être rivales). La distinction entre les droits et les valeurs permet d’adopter une telle structure. Elle permet également d’affirmer qu’il existe des valeurs universelles, comme la dignité et l’autonomie, mais que des cultures différentes peuvent adopter des moyens différents de les développer. Certaines recourent au vocabulaire et aux institutions des droits, d’autres non. La distinction entre droits et valeurs permet de discerner les cas où le désaccord porte sur ce qu’il faut considérer comme une valeur essentielle et ceux où il porte sur les moyens de promouvoir une telle valeur.
Dans certains cas, la valeur en jeu est évidente. Dans le débat sur le mariage des personnes de même sexe, par exemple, il est clair que les valeurs en jeu pour ses partisans sont l’égalité et la dignité. Celles en jeu pour ses opposants sont, en un sens, moins claires et elles prennent différentes formes : stabilité de la société ; stabilité d’une institution (le mariage) largement antérieure à nos arrangements juridiques et politiques particuliers et considérée comme essentielle au bien-être de la société et de ses membres ; normes collectives de la morale sexuelle, que l’État doit refléter et soutenir. (Naturellement, le fait que ces normes collectives fassent l’objet de contestations était aussi un élément clé du débat).
Eclaircir quelles valeurs entrent en conflit permet parfois d’avancer dans certains débats juridiques techniques, par exemple à propos de l’étendue de la protection du droit d’auteur ou des obligations fiduciaires des dirigeants d’entreprise. Par exemple, les règles du droit d’auteur peuvent avoir des conséquences peu évidentes sur l’accès aux ressources intellectuelles dans les pays en développement. L’obligation de maximiser les profits qui incombe au dirigeant d’entreprise peut interférer avec (ou être interprétée comme interférant avec) sa capacité à prendre en compte, dans ses décisions, les enjeux liés à la responsabilité sociale et environnementale.
Une fois qu’on a identifié les valeurs en jeu, il devient plus facile de passer à l’étape suivante : quelle interprétation des droits juridiquement reconnus leur serait la plus favorable ? Pour résoudre cette question, il faut se demander quels sont les types de relations que les différents droits en compétition vont structurer, et si ces relations vont favoriser les valeurs en jeu. L’essentiel est de comprendre que des controverses portant sur des droits où la valeur d’autonomie est en jeu, par exemple, auront des conséquences en matière d’autonomie, quelle que soit leur issue. En se demandant comment l’interprétation d’un droit structure les relations et si ces relations favorisent ou affaiblissent l’autonomie, on peut déterminer si le droit en question est par nature propice ou non à l’autonomie.
Considérons, par exemple, la question de savoir si une loi excluant le mariage entre personnes de même sexe fragilise l’égalité. Dans ce cas, c’est évidemment l’égalité qui constitue le droit en jeu. Voici donc la question : exclure les couples de même sexe du mariage, institution juridique centrale, aura-t-il pour conséquence de construire des relations d’inégalité ? Cela constitue-t-il un marqueur d’infériorité qui ne pourra que générer des relations d’inégalité ? Concrètement, on pourrait se demander si l’accès au partenariat civil[6], qui fut la première étape au Royaume-Uni ne pourrait pas, finalement, générer des relations d’égalité et de respect tout aussi réelles que l’accès au mariage (tout en dérangeant moins les personnes attachées à la définition historique du mariage). En fait, au bout de neuf ans, l’Angleterre est passée sans heurts du partenariat civil au mariage entre personnes de même sexe[7]. Comme le montre ce court exemple, il existe une part inévitable d’incertitude, et même de spéculation, dans les affirmations selon lesquelles une forme juridique donnée promeut une forme précise de relations. Parfois, cependant, un aperçu historique même bref en fournit la preuve. Dans le cas des relations entre personnes du même sexe, il est frappant de voir que, sur une très brève période, à peu près tous les pays occidentaux se sont accordés pour reconnaître que le mariage constituait un moyen approprié pour promouvoir les droits à l’égalité et à la dignité.
Il est important de noter que l’approche relationnelle ne constitue pas une sorte d’alternative collective à la protection et à la garantie des droits individuels. Elle constitue plutôt un moyen au service de ce but. Lorsque je dis que les droits structurent les relations, je veux aussi dire que ces relations rendent possible la jouissance d’un droit. Jouir de son droit de propriété, par exemple, suppose que la plupart des gens s’inclinent devant un pouvoir d’exclusion (même si ces personnes exclues ont froid et sont sans-abri). Cette hiérarchie de relations de pouvoir structure aussi les relations de salariat : les gens acceptent (par contrat) d’exécuter un travail afin de se voir transférer une propriété (le salaire). Dans une usine, tout le monde comprend les relations de propriété : ceux qui construisent les voitures n’en sont pas propriétaires, ce sont les employeurs. Et ils comprennent que le pouvoir d’embaucher et de licencier est un aspect de la hiérarchie des relations de pouvoir découlant des relations de propriété structurées par des droits.
On pourrait aussi raconter l’histoire des relations de liberté que rend possibles le droit des biens et des contrats. En effet, il existe une longue histoire de récits concurrents sur les valeurs que favorisent des relations structurées par le droit des biens et des contrats. (Il en existe des exemples particulièrement clairs dans les débats du début du XXe siècle aux Etats-Unis et au Canada portant sur le salaire minimum et sur la durée maximale du travail)[8].
Ainsi, débattre de ce que devraient être les relations de propriété – comment les droits de propriété devraient structurer les relations (relations qui, dans une large mesure, constituent le droit de propriété) – revient à délibérer sur le sens qu’il convient de donner aux droits de propriété en s’intéressant à ses manifestations concrètes. S’intéresser aux relations qui constituent les droits de propriété et qui sont construites par le droit des biens, c’est délibérer à propos des droits subjectifs et de la valeur de la propriété pour les individus, et non lui substituer une autre valeur qui serait collective. Cela vaut même lorsque ce qui fait en partie la valeur de la propriété aux yeux des individus, comme l’autonomie, entre en conflit avec une valeur qui compte aussi à leurs yeux, comme l’égalité. (Je reviendrai plus tard sur la façon dont les droits de propriété structurent des relations de pouvoir et constituent une composante essentielle d’une économie de marché).
Comme toutes les valeurs essentielles, l’égalité peut être considérée comme un droit individuel et peut être décrite en termes de structures de relations entre individus. Analyser les débats sur l’égalité et la propriété à la lumière de ce qu’ils impliquent pour les structures de relations ne revient pas à substituer une valeur collective à une valeur individuelle. On peut aussi arguer que les sociétés dans leur ensemble se développeront mieux si l’on établit des relations plus égales entre leurs membres : ce faisant, on ajoute une valeur collective au débat. Mais le fait qu’une analyse relationnelle puisse révéler que l’égalité (ou la liberté d’expression) est aussi une valeur collective bénéfique pour les sociétés dans leur ensemble ne signifie pas qu’on ne peut pas reconnaître et analyser clairement les droits individuels en termes relationnels. Lorsqu’on dit que les droits individuels (comme la propriété) ne peuvent avoir d’effets qu’à travers les relations qui leur confèrent leur sens (comme dans les exemples ci-dessus), on analyse encore des droits individuels. Bien sûr, comme dans tous les débats concernant les droits, il peut arriver qu’une valeur collective, telle que la sécurité nationale ou la prospérité économique, soit invoquée à titre de préoccupation supplémentaire à intégrer à la définition et à la protection des droits individuels. Mais cet élément supplémentaire n’est en rien spécifique à l’approche relationnelle du droit. J’affirme qu’analyser les droits en fonction des relations qu’ils structurent (et de la façon dont ces relations favorisent ou affaiblissent les valeurs essentielles) permet de mieux protéger les valeurs qui sont au cœur des droits individuels.
Pour conclure, je voudrais signaler deux difficultés importantes. L’analyse relationnelle que je propose débouche sur des problèmes importants de contingence, d’incertitude dans la prédiction et de manque de connaissance. Par exemple, comme nous l’avons vu dans le cas du mariage entre personnes de même sexe, on ne peut pas trancher avec certitude la question de savoir quelles relations favorisent une valeur particulière. Cependant, cette incertitude et cette contestation en matière d’interprétation sont des traits caractéristiques de tous les systèmes juridiques. Lorsque les juges ou les législateurs tentent de prendre en compte l’impact d’une loi ou d’un changement juridique, ils adoptent toujours une démarche en partie spéculative. Il ne s’agit pas là de difficultés soulevées par l’approche relationnelle. Elle les rend simplement plus évidentes, et cette reconnaissance débouchera sur des décisions juridiques plus ouvertes, plus honnêtes, et plus accessibles démocratiquement.
A cette question s’ajoute celle, encore plus fondamentale, de la contestation en matière de valeurs. J’ai proposé ailleurs une série d’exemples où le fait d’identifier la valeur en jeu, comme l’égalité, suffit à souligner le désaccord profond existant dans toutes les sociétés démocratiques à propos de ce que ce terme devrait vraiment désigner. De tels désaccords influencent les jugements que les gens portent sur toutes sortes de questions, comme la signification du droit de propriété, les limites de la liberté contractuelle, le pouvoir des multinationales ou le meilleur système d’imposition. J’affirme que, même si l’identification des valeurs en jeu débouche rarement sur un jugement unanime, une analyse relationnelle a pour effet de clarifier la nature du désaccord. Porte-t-il sur le sens de l’égalité, par exemple sur la relation entre égalité économique et égalité politique ? Ou s’agit-il d’un désaccord moins profond portant sur les meilleurs moyens d’augmenter l’égalité économique ? Je crois qu’en clarifiant la nature de ce désaccord, on rend possibles de meilleurs débats démocratiques aussi bien sur les désaccords fondamentaux portant sur le sens de l’égalité et sur les débats politiques tactiques.
En résumé, analyser les problèmes juridiques, du plus fondamental au plus superficiel, selon une perspective relationnelle, permet de mieux les comprendre et donc de mieux délibérer à leur propos.
IV. Critiques du « discours sur les droits »
Je vais à présent envisager certaines critiques du « discours sur les droits » : (1) « les droits » sont individualistes, ce qui est dommageable ; (2) les droits nous détournent des vrais problèmes politiques ; (3) les droits ont pour fonction de séparer et d’éloigner les individus. Je ne vais pas ici présenter ces critiques en détails, je vais simplement les esquisser afin de montrer en quoi mettre l’accent sur les relations permet d’élaborer une réponse.
Je vais commencer par l’affirmation selon laquelle le discours sur les droits est trop individualiste, en soulignant ce qui est cœur de cette critique, que je trouve convaincante (et à laquelle j’ai moi-même participé). Cette critique mobilise souvent implicitement l’idée soit que les droits sont par définition individualistes, soit que leur association historique avec l’individualisme libéral en fait des outils indésirables pour une transformation politique. Mon argument est que les droits ne sont pas individualistes par définition car ils sont, en fait, relationnels par nature. Je conserve donc l’espoir, si cette nature relationnelle est reconnue et devient un outil habituel d’analyse dans les débats sur les droits, que la tache historique d’individualisme puisse être effacée.
IV.1. Individualisme
Les critiques de l’individualisme des droits visent à la fois la pratique et la théorie[9]. En pratique, par exemple, si la jurisprudence constitutionnelle américaine a échoué à reconnaître adéquatement la discrimination institutionnelle, c’est en raison de l’attention excessive qu’elle porte à l’intention et au dommage individuels. De même, on peut considérer que le refus américain de légiférer contre les discours de haine, au motif que ce serait contraire à la constitution, provient d’une incapacité à comprendre que ces discours peuvent causer des dommages collectifs et pas uniquement individuels et réduire certains individus au silence (interférant ainsi avec la liberté d’expression). Même si la jurisprudence canadienne adopte une perspective moins individualiste sur ces questions, certains critiques considèrent aussi que les droits de la Charte sont façonnés par l’héritage de l’individualisme libéral. Par exemple, cette accusation selon laquelle les droits de la Charte expriment des valeurs individualistes est mobilisée pour arguer qu’ils ne devraient pas s’appliquer aux décisions collectives des Premières Nations.
Il y a de bonnes raisons de penser que tous les systèmes contemporains de droits constitutionnels ont hérité de la pensée politique libérale, qui associe les droits à une conception fortement individualiste. En effet, on peut considérer que « l’individu porteur de droits » est le sujet de base de la pensée politique libérale. Le problème posé par cet individualisme, d’après ses critiques, est qu’il ne parvient pas à rendre compte du fait que l’essence de notre humanité n’est ni possible ni compréhensible sans le réseau de relations auxquelles elle prend part. La plupart des théories libérales conventionnelles sur les droits ne placent pas les relations au centre de leur compréhension du sujet humain[10] . Leur attention se porte sur l’arbitrage des conflits, pas sur la façon dont le soi se crée et subsiste. Les soi que les droits doivent protéger sont envisagés comme essentiellement séparés, plutôt que comme des créatures qui se constituent mutuellement dans leurs intérêts, leurs besoins et leurs capacités. Ainsi, si le cadre de la théorie libérale a tant de mal à intégrer les femmes, c’est en partie parce qu’il est manifestement problématique d’envisager les relations qu’elles entretiennent avec leurs enfants comme étant, par essence, des relations de concurrence d’intérêts qu’il s’agit d’arbitrer au moyen des droits.
Je partage les inquiétudes de ces critiques concernant les conséquences que ces limites historiques et théoriques peuvent avoir sur l’application effective des droits. Pour autant, comme je l’ai affirmé ci-dessus, je crois qu’il est possible de sauver les droits de leur longue association théorique et pratique avec l’individualisme. Mieux comprendre la nature du soi et du fonctionnement des droits permet de réorienter la tradition libérale. Les êtres humains sont à la fois des individus uniques et des créatures sociales par nature. Le problème de la tradition libérale tient principalement à l’unilatéralité grave et dangereuse de sa réflexion.
Une fois qu’on conçoit les droits en fonction des relations qu’ils structurent, le problème de l’individualisme est à tout le moins radicalement transformé. Au niveau le plus basique, l’attention va se porter non plus sur l’abstraction d’un individu porteur de droits mais sur la façon dont le droit façonne des relations et dont ces relations, à leur tour, favorisent (ou affaiblissent) les valeurs en jeu.
Pour finir, l’analyse relationnelle qui dérive d’une conception relationnelle des droits présente un autre avantage important : elle incite fortement à replacer la réflexion sur les droits humains au sein d’une analyse structurelle des inégalités. On estime parfois que le discours sur les droits (historiquement individualiste) fait obstacle à une telle analyse structurelle. Mais le problème n’est pas lié aux droits en tant que tels. Par exemple, une forme très importante d’analyse structurelle, que bien des discours sur les droits ont échoué à mener, concerne la menace que font peser les inégalités économiques grandissantes, quand bien même la pauvreté diminuerait par ailleurs[11]. Au niveau international, Samuel Moyn attribue cet échec à « la révolution des droits humains » qui « dans sa forme la plus ambitieuse, s’est contentée d’établir un niveau de protection normatif minimal. »[12]
Une approche relationnelle des droits tout à la fois reconnaît les dommages provoqués par la pauvreté et fournit un cadre permettant d’articuler les menaces posées par l’écart grandissant entre les très riches et les autres. Dans le cadre d’une analyse relationnelle, il est facile de se demander si l’augmentation des inégalités en haut de l’échelle des revenus structure les relations humaines d’une façon qui nuit à la démocratie, à l’égal accès à l’éducation, aux bons emplois et à la sécurité économique[13]. Dans ce contexte, une analyse relationnelle des droits repère immédiatement que « l’effacement du plafond des inégalités » pose problème pour le droit fondamental à l’égalité[14]. Certes, les projets internationaux en matière de droits humains se sont concentrés (avec succès) sur « un niveau minimal de protection des êtres humains » ; mais cela n’empêcherait pas une réflexion relationnelle sur les droits d’identifier la menace que l’écart grandissant entre les très riches et les autres fait peser sur la valeur fondamentale d’égalité. Bien au contraire, une réflexion relationnelle permettrait de mettre cette menace en lumière.
Reconnaître les limites du langage des droits humains, tant dans son histoire que dans sa pratique actuelle, ne fait que souligner l’importance du cadre relationnel pour le langage mondial des droits. Comme je l’ai dit dans l’introduction, les droits sont si profondément ancrés dans les discours sur la justice qu’il est essentiel d’en proposer une autre conceptualisation afin qu’ils puissent surmonter ces limites.
Pour finir, il ne faudrait pas voir dans cet optimisme relatif à la possibilité intrinsèque de transformer notre compréhension des droits un refus de reconnaître que le langage des droits et des droits humains n’a pas été invoqué seulement pour promouvoir des valeurs comme l’égalité, mais aussi pour justifier la domination[15]. On peut utiliser les droits relationnels pour mettre l’accent sur les inégalités structurelles, et un tel changement de cadre peut, plus généralement, aider à clarifier les désaccords portant sur la véritable raison d’intervenir et sur la valeur d’une justification invoquée. Bien sûr, le cadre relationnel n’est pas un remède contre la mauvaise foi. Il n’y a pas que le langage des droits qui ait été utilisé pour justifier des interventions internationales violentes : c’est aussi le cas de la démocratie. Il faut avoir conscience de ces pratiques et refuser qu’on invoque les droits, la démocratie ou la sécurité nationale pour justifier la violence ou l’exclusion. Mais une telle prise de conscience ne doit pas nous amener à abandonner le langage des droits, surtout si l’alternative que constitue le cadre relationnel clarifie les revendications de droits et les rend plus ouvertes au débat public. De plus, l’appel à la participation démocratique qui figure dans les définitions des droits (voir plus bas, section « les droits conçus comme des choix collectifs et le besoin d’un dialogue de responsabilité démocratique ») peut faire contrepoids à l’usage que les puissants font du langage des droits.
IV.2. L’effet de diversion
Je vais à présent esquisser quelques propositions pour montrer en quoi cette approche peut répondre à l’ensemble des critiques (souvent associées aux études critiques du droit) que j’ai regroupées dans ma deuxième catégorie d’objections, qui reproche au discours sur les droits son effet de diversion. L’un des aspects les plus importants de ce type de critiques est l’objection selon laquelle, lorsque les « droits » sont placés au centre du débat politique, ils orientent l’énergie politique dans la mauvaise direction, parce qu’ils nous détournent de la nature du problème et du but poursuivi par les individus, au lieu de la clarifier[16]. Tout comme l’objection relative à l’individualisme, cette critique soulève un problème important. Mais, comme je l’ai soutenu à l’instant, ces problèmes changent lorsqu’on envisage les droits comme structurant des relations. Une analyse relationnelle a pour effet de clarifier l’enjeu, et non de nous en détourner.
Ci-dessus (voir la section « une approche relationnelle du droit et des droits »), j’ai montré en quoi les droits de propriété sont constitués par des relations, comme le respect général et volontaire du pouvoir d’exclusion des propriétaires. Ces relations de pouvoir sont structurées par des droits individuels, et elles façonnent (et fragilisent) la valeur collective d’égalité. Nous pouvons à présent revenir à l’exemple de la propriété et au type de relations que nous voulons que notre système de droits favorise. Si l’on envisage les droits de propriété comme l’un des moyens les importants de structurer les relations de pouvoir dans notre société et d’exprimer les relations de responsabilité que nous voulons favoriser, nous pourrons donner au débat un tour utile[17]. Par exemple, en nous demandant si le fait d’être propriétaire d’une usine doit déboucher sur une forme de responsabilité envers ses employés et comment mettre cette responsabilité en balance avec la liberté qu’a le propriétaire d’user comme il veut de son bien, nous pourrons mener à bien, de façon intelligente, le processus inévitable de définition et de redéfinition de la propriété. Nous pouvons nous demander quelles relations de pouvoir, de responsabilité, de confiance et d’engagement nous souhaitons favoriser par le biais de la propriété des moyens de production ; nous pouvons aussi nous demander si ces relations sont à même de favoriser l’autonomie, la créativité ou l’esprit d’initiative que nous valorisons. Inversement, dire que les propriétaires peuvent fermer une usine à leur gré, parce que c’est leur propriété, revient à énoncer soit une tautologie (la propriété signifie que le propriétaire dispose d’un tel pouvoir) soit un constat historique (par le passé, tel était le sens de la propriété). Il va de soi que ce constat historique est particulièrement pertinent du point de vue juridique, mais il ne peut constituer que le point de départ de l’enquête sur le sens qu’il convient de donner à la propriété, et non sa conclusion. Mettre l’accent sur les relations permet de donner aux constats historiques le poids qu’ils méritent, de les mettre en contexte, et de mettre au jour les tautologies. Cette clarté d’analyse peut également façonner les stratégies de résistance et de mobilisation destinées à donner aux droits de propriété une définition compatible avec des valeurs fondamentales comme l’égalité et la dignité.
Il importe d’ajouter ici que, si l’approche relationnelle des droits permet de surmonter l’effet de diversion du discours sur les droits, le problème politique de savoir sur quoi concentrer nos énergies transformatrices demeure entier. Tant qu’on considèrera que les tribunaux sont le lieu par excellence de la contestation des droits (quelle que soit la façon dont on comprend ces derniers), le risque demeurera que les militants concentrent à tort leur énergie sur les batailles judiciaires au détriment de la mobilisation démocratique[18] . Les arguments que je présente dans la dernière section soulignent la nécessité de démocratiser les contestations relatives aux droits en remettant en cause le monopole des juges et des juristes comme gardiens des droits.
IV.3. Séparation et distance
Pour finir, une critique importante reproche aux droits leur effet de séparation et de mise à distance : ils exprimeraient et créeraient des barrières entre les individus. Si les droits produisent cet effet de mise à distance, c’est en partie parce que, par leur fonction dans notre discours actuel, ils nous permettent de ne pas voir certaines des relations auxquelles, en réalité, nous prenons pourtant part. Par exemple, lorsque nous voyons des personnes sans-abri dans la rue, nous ne pensons pas que leur situation est en partie due à notre régime de droits de propriété. La conception dominante des droits nous permet de ne nous sentir ni responsables ni même liés d’une quelconque façon à ces « autres ». Cependant, si nous portons notre attention sur les relations que nos droits structurent, le lien entre notre pouvoir d’exclure et les difficultés des personnes sans-abri deviendra visible.
Je réponds donc à ces critiques que, si l’on conçoit les droits en termes de relations, ils ne favoriseront pas la même distanciation que notre conception actuelle. En revanche, la fonction protectrice que certains, comme Patricia Williams[19], reconnaissent à la distanciation assurée par les droits pourrait être endossée par des droits relationnels. Ma vision des droits comme relations est en effet fondée sur le respect et l’égalité, et des structures optimales de relations humaines ne peuvent que protéger le libre choix d’entrer en relation ou de s’en retirer.
En résumé, une approche relationnelle des droits parvient à éviter les problèmes fondamentaux qui ont suscité contre les droits les accusations d’individualisme, d’effet de diversion et de séparation. En outre, cette approche présente un avantage supplémentaire : elle constitue une transformation à la fois importante et possible au sein des systèmes juridiques existants. Il n’est pas nécessaire d’en passer par une restructuration radicale du système juridique ; au contraire, il est possible de développer immédiatement l’habitude d’une analyse relationnelle. Bien entendu, saisir la nature relationnelle des droits est susceptible de provoquer des changements au sein des institutions juridiques. Mais je veux souligner ici que le recours à une analyse relationnelle peut se faire sans attendre de tels changements. La raison en est que mon argument ne consiste pas à dire qu’il faudrait que les droits se mettent désormais à structurer les relations, alors qu’ils ne l’auraient pas fait jusqu’à présent. Je soutiens que les droits ont toujours structuré des relations. Reconnaître la nature relationnelle des droits nous fait prendre conscience, et nous invite donc à réfléchir et à débattre, d’un fait déjà existant. Une telle reconnaissance et une telle réflexion peuvent à mon avis transformer l’héritage de l’individualisme, de l’effet de diversion et de la séparation présent dans la tradition libérale des droits.
V. Les droits conçus comme des choix collectifs et la nécessité d’un dialogue sur la responsabilité démocratique
J’ai souligné plus haut que les droits impliquent toujours d’interpréter et de juger ce qui peut leur conférer une effectivité concrète. Cela est vrai quel que soit le problème en jeu : débat au tribunal à propos de droits existants ou jugement sur ce que nous devrions appeler droit (droit à un environnement sain, droit à des soins médicaux) ou considérer comme un droit constitutionnel (comme la propriété dans la plupart des constitutions occidentales, mais pas au Canada)[20]. L’un des points forts de l’approche relationnelle des droits est qu’elle révèle les points de contestation sous-jacents et nous aide à les examiner. Mais les avantages de cet outil conceptuel requièrent que les institutions assurent une véritable légitimité démocratique à ces choix nécessaires relatifs à la définition et à la mise en œuvre des droits.
Je vais d’abord montrer en quoi le discours actuel sur les droits masque les controverses profondes sur la signification des droits. Tout d’abord, au niveau international, on fait souvent comme si le contenu des droits humains allait de soi, pour se concentrer sur leur mise en œuvre et leur application. Cette insistance sur la seule mise en œuvre est particulièrement forte lorsque des gens subissent des violences : on recourt au langage des droits pour susciter l’indignation morale et la volonté d’intervenir, pour faire rempart contre la tyrannie d’un gouvernement, contre un nettoyage ethnique, ou contre des pratiques très ancrées comme les violences conjugales. On comprend bien que, si des gens réclament de toute urgence qu’on protège leurs droits, ils ne souhaitent pas se voir rappeler que le conflit sous-jacent peut être dû à des interprétations rivales de ces droits.
On peut identifier un phénomène similaire dans le discours sur les droits constitutionnels, en particulier (mais pas uniquement) aux Etats-Unis. L’idée qu’il existe des droits élémentaires qu’aucun gouvernement, si démocratique soit-il, ne peut violer est au cœur de la constitution des Etats-Unis et de son système de contrôle juridictionnel. C’est ce qu’exprime la fameuse formule de Dworkin présentant les droits comme des « atouts » qui l’emportent sur les conceptions que se fait le législateur d’une bonne loi et d’une bonne politique. Cela masque l’épineux problème de savoir qui définit les droits, et comment. L’approche relationnelle invite à reconnaître que la définition et l’interprétation des droits constituent des décisions collectives sur la mise en œuvre des valeurs fondamentales – que ces décisions soient prises par le législateur, l’administration ou les tribunaux. La question est de savoir quel mécanisme de prise de décision favorisera une délibération démocratique à large échelle.
Si l’on invoque les droits pour inciter moralement (et juridiquement) à l’action, on devient réticent (comme je l’ai noté plus haut) à affronter le problème sous-jacent de la détermination démocratique du contenu des droits. Le problème est à mes yeux le suivant : déterminer comment les droits peuvent à la fois fonctionner comme un rempart contre la force illégitime et être compris comme étant eux-mêmes le produit d’un choix collectif. Tout se passe comme s’il fallait que les droits constitutionnels et les droits humains soient au-dessus du combat politique (et donc de la démocratie) pour pouvoir remplir leur fonction.
Il peut être utile de rappeler ici que la signification concrète des droits constitutionnels change avec le temps. Aux Etats-Unis, ni la propriété ni l’égalité n’ont aujourd’hui le sens qu’elles avaient en 1787, lorsque la Constitution fut rédigée. De plus, sous l’administration Trump, l’absence de consensus sur la signification des droits fondamentaux et l’influence de la nomination des juges sur la jurisprudence sont plus évidentes que jamais. De même, au niveau international, on admet de plus en plus qu’il existe une forte contestation non seulement sur le sens de la propriété dans un contexte d’égalité économique, mais aussi sur les revendications d’égalité des genres dans un contexte de revendications religieuses et culturelles rivales. Si les droits doivent contraindre et limiter les décisions majoritaires ou le pouvoir souverain, il faut qu’ils jouent ce rôle en accord avec leur signification par nature contestée et changeante.
J’ai élaboré ailleurs un modèle institutionnel pour établir un « dialogue de responsabilité démocratique » ; il s’agit d’une méthode alternative à celle, presque universellement en vigueur, du contrôle juridictionnel, pour confronter la législation aux droits constitutionnels (je l’envisage comme une manière quelque peu brutale, quoique répandue, de confronter les résultats démocratiques aux valeurs fondamentales). Je vais me contenter ici de souligner que confier cet examen aux juges entre en contradiction avec la démocratie. Le problème ne tient pas uniquement au fait que les juges ne sont pas élus et ne rendent donc pas de comptes du point de vue démocratique. La question est de savoir si les décisions de justice encouragent la réflexion sur les sources des droits qu’ils interprètent et sur les changements que ces interprétations ont connus au fil du temps. S’y ajoute la question plus large de savoir si le contrôle juridictionnel, comme toute décision prise par un juge, favorise l’information et la délibération publiques sur ces sujets. Bien sûr, il arrive que des questions constitutionnelles controversées, comme le mariage entre personnes de même sexe, suscitent l’attention du public. Mais l’un des aspects de la question est de savoir si les juges sont, ou devraient être considérés comme les seules personnes qualifiées pour régler les controverses constitutionnelles. Si tel est le cas, ou s’il faut une compétence juridique reconnue pour comprendre ces enjeux, alors la capacité du public à délibérer de façon démocratique sur les valeurs fondamentales – et sur leur mise en œuvre par le biais des droits – est menacée.
C’est ici que nous retrouvons l’approche relationnelle des droits. Nous l’avons vu, s’il est nécessaire d’apporter à la détermination des droits une légitimité démocratique, c’est que le sens des droits, dont les prises de décisions démocratiques devraient être tenues pour responsables, est par nature changeant et controversé. Ce caractère inévitablement changeant et controversé des droits s’éclaire si l’on porte son attention sur la structure de relations qui favorise les valeurs sous-jacentes. Il n’est guère surprenant que les facteurs susceptibles de favoriser ou d’affaiblir l’autonomie dans une économie d’entreprises et d’industries dotée d’un État-providence jouant un rôle actif de régulation ne soient pas les mêmes que ceux qui auraient pu avoir cet effet au Canada au milieu du 19e siècle. Et il se peut qu’ils soient encore différents en Europe de l’Est ou en Afrique du Sud au 21e siècle. Porter attention aux relations nous rend du même coup attentif au contexte et donne sens à la croyance répandue selon laquelle il existe des valeurs humaines fondamentales et que la façon dont on les articule et les favorise varie fortement à travers l’espace et le temps.
Dans le contexte du droit international des droits humains, cette approche suggère qu’on ne peut pas se concentrer uniquement sur la question de leur mise en œuvre : il faut également se demander qui a défini les droits en question. Quels sont les processus mis en place pour faciliter une délibération (au moins ponctuelle) sur la signification pratique des droits ? Qui a effectivement accès à ces processus ? D’aucuns pourraient affirmer qu’insister sur l’identité de ceux qui définissent les droits affaiblit leur efficacité rhétorique, leur pouvoir de capter l’attention et d’exiger une réponse. Mais ceux qui travaillent sur les droits humains savent à peu près tous que la question de leur définition est d’ores et déjà posée. Sa forme la plus répandue consiste à affirmer que les droits humains universels ne sont en fait qu’une invention des pays occidentaux ou du nord et un instrument leur permettant d’imposer leur pouvoir. Même sans rejeter la possibilité de valeurs humaines universelles, on peut reconnaître qu’il importe vraiment de déterminer qui participe à la définition de droits censés fixer les limites du pouvoir souverain légitime. Pour que les droits humains acquièrent une véritable légitimité universelle, il faut que les processus par lesquels ils sont définis bénéficient eux-mêmes d’une légitimité universellement reconnue. Renoncer à la tentation de définir les droits comme des atouts qui l’emportent sans réserve sur toute revendication culturelle, religieuse ou démocratique contraire ne revient pas à abandonner l’espoir en un processus international viable qui rende toutes les nations responsables de leurs violations des droits. Tout bien considéré, seuls des droits bénéficiant de la légitimité que confère un processus de justification démocratique pourront remplir ce rôle.
Conclusion
En résumé, une approche relationnelle des droits permet au langage si répandu des droits de saisir et de protéger les valeurs que chaque société considère comme centrales pour l’épanouissement de ses membres. Cette approche part d’une compréhension du sujet de droits comme un soi relationnel qui dépend de relations constructives pour réaliser ses valeurs. C’est donc en termes relationnels qu’il faut traduire la signification des valeurs mises en avant, comme l’autonomie – ce qui dissipe le mythe d’une illusoire indépendance. Si l’on comprend les valeurs de cette façon, il faut alors de réfléchir à la façon de développer des relations qui leur soient favorables. Dans tous les systèmes politiques qui ont recours aux droits, des habitudes de pensée relationnelles mettent en lumière le fait que ces droits jouent un rôle essentiel dans la structuration des relations. Ces conceptualisations relationnelles du soi, de l’autonomie (et des autres valeurs) et des droits permettent au langage des droits de surmonter ses limitations historiques : individualisme, effet de diversion, séparation. Enfin, une approche relationnelle ne peut qu’aboutir à la prise de conscience de ce qu’une transformation au niveau des concepts doit s’accompagner d’une transformation au niveau des pratiques institutionnelles. Ce n’est qu’à cette condition que le travail conceptuel peut recevoir un sens et un effet pratiques, et que le langage si aimé des droits peut se montrer à la hauteur des aspirations de ses défenseurs.
[1] NdT : Cet article, initialement paru sous le titre « The Relational Self as the Subject of Human Rights », in Celermajer (Danielle), Lefebvre (Alexandre) (dir.), The Subject of Human Rights, Stanford University Press, 2020, a été traduit avec la gracieuse autorisation de l’éditeur.
[2] Bradley (Mark Philipp) et Petro (Patrice), dir., Truth Claims. Representation and Human Rights, Rutgers University Press, New Brunswick, 2002.
[3] Union européenne, Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et Union européenne, Traité sur l’Union européenne.
[4] Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (version française : https://www.achpr.org/fr_legalinstruments/detail?id=49) et Convention américaine relative aux droits de l’homme (version française : https://www.cidh.oas.org/basicos/french/c.convention.htm).
[5] Nedelsky (Jennifer), Law’s Relations. A Relational Theory of Self, Autonomy, and Law, Oxford University Press, Oxford, 2012.
[6] Civil Partnership Act, 2004, c. 33 (Eng.).
[7] Marriage (Same Sex Couples) Act 2013 (c. 30).
[8] Voir Nedelsky (Jennifer), Law’s Relations… (op. cit.), Chapitre 3, nos 37 et 38 pour une discussion de l’affaire Lochner v. New York, 198 U.S. 45 (1905), et de l’ère judiciaire qu’elle a inaugurée.
[9] Lessard 1992 ; Bakan 1997 ; Frazer and Lacey 1993. (NdT : dans la version anglaise de l’article, ces références renvoient à une bibliographie lacunaire ; nous les indiquons donc telles qu’elles figurent dans le texte original.)
[10] Koggel 1998 ; Gabel 1984. (NdT : dans la version anglaise de l’article, ces références renvoient à une bibliographie lacunaire ; nous les indiquons donc telles qu’elles figurent dans le texte original.)
[11] Reich (Robert B.), Aftershock: the Next Economy and America’s Future, Knopf, New York, 2010.
[12] Moyn (Samuel), « A Powerless Companion. Human Rights in the Age of Neoliberalism », Law and Contemporary Problems no 77, 2015, p. 147-169.
[13] Markovits (Daniel), The Meritocracy Trap. How America’s Foundational Myth Feeds Inequality, Dismantles the Middle Class, and Devours the Elite, Penguin Books, Londres, 2019.
[14] Moyn (Samuel), « A Powerless Companion », art. cit., p. 149.
[15] Douzinas (Costas), Human Rights and Empire. The Political Philosophy of Cosmopolitanism, Routledge, Oxford/New-York, 2007.
[16] Voir Marks (Susan), “Human Rights and Root Causes.”, The Modern Law Review, no 74, 2011, p. 57-78.
[17] Voir Nedelsky (Jennifer), Private Property and the Limits of American Constitutionalism. The Madisonian Framework and Its Legacy, University of Chicago Press, Chicago, 1990.
[18] Voir Rosenberg (Gerald N.), The Hollow Hope. Can Courts Bring About Social Change?, University of Chicago Press, Chicago, 1991.
[19] Williams (Patricia J.), The Alchemy of Race and Rights, Harvard University Press, Cambridge, 1992.
[20] Voir Nedelsky (Jennifer), “Reconceiving Rights and Constitutionalism”, Journal of Human Rights no 7, 2008, p. 139-173.