Le saint et le sacré
Dossier coordonné par Judith Sribnai (Université du Québec à Montréal) , Sylvie Taussig (CNRS) et Thibaud Zuppinger (UPJV – CURAPP) .
En 2013, le gouvernement alors au pouvoir dans la province du Québec propose une « Charte de la laïcité », dite également « Charte des valeurs québécoises », projet de loi ainsi sous-titré : « Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que l’égalité entre les hommes et les femmes et encadrant les demandes d’accommodement.[1] ». Le projet, porté par la première ministre Pauline Marois et le ministre des Institutions démocratiques Bernard Drainville, devait apporter une réponse à plusieurs controverses surgies au Québec à propos de la place des signes ou pratiques religieux dans l’espace public. Ces controverses, fortement relayées par les médias, sont souvent parties de faits divers ponctuels : port du kirpan par un jeune sikh à l’école, requête d’une congrégation Hassidim de teinter les vitres d’un YMCA, jeune musulmane expulsée d’un match de football parce qu’elle porte le hijab. Affirmant reprendre le modèle de l’État laïque à la française, le gouvernement de Pauline Marois propose donc de légiférer pour préserver ce qu’il considère comme la neutralité nécessaire au bon fonctionnement de la vie démocratique.
Pour promouvoir et expliquer la légitimité de cette loi, qui suscite d’emblée une très vive opposition publique et politique[2], le gouvernement organise une campagne publicitaire qu’il diffuse largement dans la presse, à la télévision, à la radio. Le message semble fort simple et met en vis-à-vis les deux slogans suivants : d’un côté « Bible. Coran. Torah. Sacré. » ; et de l’autre « Égalité hommes-femmes. Neutralité religieuse de l’État. Tout aussi sacré. » Un tel parallélisme soulève évidement beaucoup de questions. Que dit exactement le gouvernement, au moment même où il prétend intercéder en faveur de la laïcité et de la paix sociale, lorsqu’il parle de « sacré » ? La polysémie du terme prête ici à confusion. Y a-t-il jeu de mots par la diaphore, c’est-à-dire par la reprise du terme de « sacré » dans deux sens distincts ? Le mystère de la foi serait alors « tout aussi » saisissant que l’obligation citoyenne à se soumettre à la loi provinciale. Ou bien y a-t-il une équivalence affirmée entre la vénération et la crainte du fidèle à l’égard de son dieu et celle que chacun doit à l’État ? Est-ce que le sacré politique est le sacré religieux ? Ou se rêve-t-il tout aussi fort que lui ? Le trouble polysémique est d’autant plus gênant qu’il floute la relation complexe du religieux au sacré, amalgamant en même temps les trois religions du Livre. Mais dans quelle mesure les livres saints sont-ils sacrés ? Le sacré qui investit les religions monothéistes se limite-t-il à l’idée qu’on ne peut négocier ou discuter ce qui est écrit – ce que semble suggérer la référence à l’expression banalisée « c’est sacré » ? Ou bien faut-il considérer que l’égalité hommes-femmes se charge d’une puissance de sidération qu’on ne lui avait jamais soupçonnée ? Pourquoi d’ailleurs seulement l’égalité hommes-femmes et pas les autres droits ? Enfin, si l’État est neutre, peut-il se prévaloir de la force de stupeur et d’inviolabilité qu’il semble attribuer au religieux tout en s’en démarquant (la foi, la soumission, le ravissement et l’humiliation pour la religion ; la démocratie, l’égalité, la liberté pour la politique) ?
L’exemple québécois montre à quel point la relation du politique au religieux et du politique au sacré reste infiniment complexe. La « sacralisation » du politique en Occident et, tout particulièrement, dans ce que certains ont appelé, à la suite d’Éric Voegelin, les « religions politiques »[3], a fait l’objet de plusieurs études[4]. Depuis les travaux de Marc Bloch[5], les analyses sur les transferts de sacralité dans le domaine du pouvoir politique ont intéressé aussi bien l’histoire[6], la sociologie[7], la philosophie politique que la sémiologie[8]. La charte des valeurs québécoises est un exemple de la manière dont un discours politique contemporain tente de se distinguer du religieux tout en s’appropriant ses modes de légitimation et d’autorité. Or, que le rapprochement se fasse sur le terrain du sacré n’est pas anodin : le sacré n’est pas le propre du religieux, quoiqu’il y soit très fortement associé. En revanche, ses caractéristiques en rendent l’usage a priori difficile dans une démocratie laïque.
En effet, est sacer, ce qui appartient à l’interdit, ce qui est inviolable. Dans le droit romain, l’homo sacer est celui qui est exclu car marqué par la souillure[9]. Mais le sacré est aussi ce qui appartient au domaine des dieux. De fait, les définitions qui en ont été proposées depuis le début du XXe siècle font du sacré le lieu d’une très forte tension. Manifestation d’un « tout autre » selon Mircéa Éliade, exempt de souillure et d’imperfection, il peut cependant être transgressé. Pour Rudolf Otto, il est aussi bien mysterium tremendum que mysterium fascinans. Roger Caillois évoque un « sacré de transgression » ou un « sacré de respect », à la fois vénéré et redouté. Le sacré sidère. Il est immobile, intouchable, tabou. Il effraie également, il humilie. Intrinsèquement lié au langage, il se caractérise quelquefois par l’extinction de toute parole – silence apophatique qui est proprement communication, justement impossible, devant ce qui épouvante.
Comme tel, le sacré s’attache donc au pouvoir, habitant ses démonstrations de force, ses insignes et souvent ses pratiques. D’un point de vue théorique, l’appropriation du sacré par une monarchie de droit divin ou par toute forme politique qui enracine son exercice dans l’existence d’une transcendance, semble compréhensible. Pour un État qui se veut laïque, « rationnel », débarrassé de l’inexplicable et du surnaturel, le lien est, cependant, moins évident. Car d’où vient alors cette force qui saisit et fige, jusqu’à imposer le silence ? Ainsi l’ambiguïté de la campagne publicitaire autour de la charte des valeurs au Québec révèle-t-elle cette quête, sans fin et peut-être illusoire, d’un pouvoir qui défend la neutralité tout en se rêvant souverain, voire sublime.
Si le sacré, sous ses différentes formes, est essentiel au mystère de la foi et du culte, le saint joue également un rôle central. D’ailleurs, sanctus, qui signifie d’abord « sacré, inviolable », se rattache étymologiquement au terme sacer. Le saint et le sacré sont ainsi profondément liés en même temps qu’antinomiques à bien des égards. Si le sacré pétrifie, la sainteté, quant à elle, est marquée par la mobilité : le saint est celui qui a pris le chemin de la perfection, qui a connu la conversion, c’est-à-dire la transformation et le renouveau. Les hagiographies insistent toutes sur sa capacité à mettre en mouvement et à dénoncer les fausses idoles – précisément le sacré[10]. Ainsi de Moïse, d’Élie ou de Jésus, de François d’Assise. Le saint, humble et modeste, sanctifie, c’est-à-dire qu’il humanise, arrachant tous les oripeaux. Intercesseur, guide ou patron, il rappelle au politique la nécessaire humilité – telle la figure, en France, de saint Louis, au-delà de ses aspects historiques controversés. S’il ne s’oppose pas au politique, il l’avertit de ne pas manipuler le sacré, sous peine de déchaîner des forces diaboliques. Il fait scandale et dérange. Le saint est toujours, et par excellence, un personnage politique[11]. Distinct du héros, il est un intercesseur exemplaire, figure mondaine et porteuse d’une altérité qui le fait, déjà, habitant d’un autre monde[12].
Mais où est le saint dans des sociétés où le pouvoir se dégage du religieux ? Où se trouve désormais ce personnage de passeur et d’opposant ? Le pouvoir, dégagé de la religion, a-t-il en lui-même les moyens d’échapper à la tentation du sacré ? Comment limiter l’hybris du politique ? La société civile a-t-elle les moyens et les ressources pour remplir la fonction du saint ? Un saint peut-il être sans religion ? Voici quelques-unes des questions que ce collectif explore et auxquelles il tente de répondre. La diversité des approches et des perspectives proposées, l’empan chronologique et géographique, devraient permettre d’ouvrir des pistes de réflexion pertinentes sur la question des relations entre le saint et le sacré dans leur relation au pouvoir, notamment politique.
Le premier ensemble d’articles interroge l’élaboration de l’opposition et des dissensions entre le saint et le sacré. Dans « Le rite entre saint et sacré », Marc de Launay examine les conséquences de l’antériorité du rite sur la constitution du mythe. La dimension polymorphe et la fonction unificatrice du rite conduit à une « crise » de ce dernier, qui est aussi la condition de l’affranchissement de sa fonction prescriptive. Dans ce contexte, le rite est porteur d’une « nouvelle conception de l’histoire » dans laquelle la sainteté ne se pense plus en termes d’actualité ou d’effectivité. Pour Pierre Caye, la religion, de l’ordre de la « sanctuarisation plus encore que de la sacralisation ou de la sanctification », permet d’opérer une critique théologique et politique. L’auteur explore ainsi la place et les transformations du sacré et du religieux dans les théologies contemporaines ou les théologies sans religion. Enfin, Dan Arbib questionne les réflexions de René Girard sur le bouc-émissaire, le sacrifice et la Passion à la lumière du judaïsme, montrant comment la rivalité mimétique s’y trouve dépassée par la parole. Cette parole même lie l’homme au saint et distingue le divin du sacré.
La deuxième série d’études porte plus spécifiquement sur l’ancrage politique du saint et du sacré. Sylvain-Karl Gosselet propose de comparer des représentations iconographiques de l’Europe dans le courant du XVIe siècle. À l’heure de la Réforme et des premières manifestations d’une forte sacralisation du pouvoir par la monarchie absolue, la figure allégorique d’Europe se désacralise. Au moment de la Contre-Réforme, on passe ainsi d’une image de l’Europe mariale sainte et sacrée à une Europe symbolisant la puissance commerciale, culturelle et politique. Ugo Pavan Dalla Torre s’intéresse quant à lui à l’expérience religieuse des officiers blessés durant la Première Guerre Mondiale, phénomène qui éclaire les rituels et la liturgie séculière mis en place autour de la figure du soldat inconnu. L’article de Jean-Marie Privat, « Le bon pasteur républicain. Un transfert de sacralité », révèle les modalités discursives, scéniques et gestuelles par lesquelles le président François Hollande prit le rôle du pasteur lors de son discours du 27 novembre 2015 en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015.
Le dernier ensemble est consacré aux incarnations littéraires du saint et du sacré. Luc Fotsing met en lumière l’irruption du geste profane dans Bruges-la-Morte. Dans sa lecture de Parabole, comics de Stan Lee et Mœbius publié chez Marvel, Charles Combette dégage l’importance des figures archétypales à travers lesquelles se confrontent deux visions distinctes du divin, et où le divin et le saint peuvent également entrer en conflit. Enfin, le volume se termine sur l’article de Sylvie Taussig qui cherche à comprendre ce qui fonde la méfiance de l’Église à l’égard du roman. L’hypothèse avancée ici est que, au tournant du XVIe, tandis que le sacré est accaparé par l’absolutisme monarchique, le saint est investi par le roman.
Judith Sribnai – Université du Québec à Montréal
Liste des contributions
Marc de Launay (CNRS – Archives Husserl de Paris), « Le rite entre sacré et saint »
Pierre Caye (CNRS), « De la religion comme critique des théologies sauvages »
Dan Arbib (ENS), « Paganisme et anthropologie. À propos de l’hypothèse de R. Girard »
Sylvie Taussig (CNRS), « Le roman, saint et bâtard »
[1] Charte des valeurs québécoises, Loi 60, dont on peut lire le texte sur le site du Secrétariat à l’accès à l’information et à la réforme des institutions démocratiques : <https://www.institutions-democratiques.gouv.qc.ca/laicite-identite/charte-valeurs.htm>
[2] Le projet, qui aurait obligé à revoir la Charte des droits et libertés de la personne, est perçu comme une atteinte aux libertés individuelles. De plus, l’histoire politique et migratoire du Québec, sa place au sein du Canada, rend difficile l’adoption d’une laïcité « à la française », modèle qui, par ailleurs, a montré ses limites.
[3] Eric Voegelin, Les Religions politiques, Paris, Cerf, 1994.
[4] Sur les religions politiques, voir, entre autres, Emilio Gentile, Les Religions de la politique. Entre démocraties et totalitarismes, Paris, Seuil, 2005 et “The Sacralisation of Politics: Definitions, Interpretations and Reflections on the Question of Secular Religion and Totalitarianism”, Totalitarian Movements and Political Religions, n° 1, 2000, p. 18-55 ; Jean-Pierre Sironneau, Métamorphoses du mythe et de la croyance, Paris, L’Harmattan, 2000.
[5] Marc Bloch, Les Rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale, particulièrement en France et en Angleterre, 2 vols, Paris, Armand Colin, [1924] 1961.
[6] Par exemple, autour de la mort de François Mitterrand, Jacques Julliard, La Mort du roi. Essai d’ethnographie politique comparée, Paris, Gallimard, 1999.
[7] Luc de Heush (dir.), Le Pouvoir et le sacré, Université de Bruxelles, Institut de sociologie, 1962.
[8] Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris, Minuit, 1981.
[9] Giorgo Agamben, Homo sacer : le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1998.
[10] Sur la relation du saint au politique, voir notamment Stéphane-Marie Morgain (dir.), Pouvoir et sainteté : modèles et figures, Paris, Parole et silence, 2008.
[11] Voir par exemple, Yves Byzeul, « Le statut de la sainteté dans les “religions politiques” », Les Saints et la sainteté, Conserveries mémorielles, 2013, n° 14, [en ligne] <http://cm.revues.org/1643>.
[12] Brigitte Cazelles, Le Corps de sainteté, d’après Jehan Bouche d’Or, Jehan Paulus et quelques vies des XIIe et XIIIe siècles, Genève, Librairie Droz, 1982.