2023Emergenceune

Le réalisme conséquent : exige-t-il la mort du sujet ? La réponse de la part de l’épistémologie pragmatiste

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Biographie

Dominik Jarczewski est philosophe, docteur et professeur assistant de recherche à l’Université Jagellonne de Cracovie. Il est spécialisé dans l’épistémologie de vertus et l’épistémologie sociale. Il dirige actuellement deux bourses de recherche, sur les valeurs dans l’environnement épistémique social et sur la normativité liée à l’autorité épistémique.

Résumé

L’article propose une critique du réalisme radical de M. Ferraris, présentée dans son Émergence. En particulier, il est montré comment l’accent mis sur l’ontologie ne lui permet pas de construire une épistémologie satisfaisante. Il est ensuite défendu qu’une épistémologie pragmatiste qui évite les extrêmes de l’idéalisme et du réalisme de Ferraris est mieux à même de traiter les problèmes au niveau phénoménologique et épistémologique, et peut en même temps fournir la base du programme éthique de Ferraris.

Mots-clés : M. Ferraris ; réalisme radical ; pragmatisme ; enregistrement ; C.I. Lewis

Abstract

The paper presents criticism of M. Ferraris’s radical realism, as presented in his Émergence. In particular, it shows how his emphasis on ontology does not allow him to construct a satisfactory epistemology. It is then argued that a pragmatist epistemology that avoids the extremes of idealism and Ferraris’s realism is better off to deal with problems at the phenomenological and epistemological level, and can at the same time provide the basis for Ferraris’s ethical programme.

Keywords: M. Ferraris; radical realism; pragmatism; recording; C.I. Lewis


I. « Le réalisme que je propose ne se limite pas à croire en l’existence de tables, de chaises et de philosophes anti-réalistes : en tant que réalisme négatif, il rappelle que la réalité résiste à la pensée ; en tant que réalisme positif, il affirme que la signification dérive du monde et de ses invitations ; et en tant que réalisme transcendantal, il soutient que la racine commune de la résistance et de l’invitation se trouve dans l’enregistrement. Il est donc nécessaire de partir de là »[1]. La déclaration initiale d’Émergence par Mauricio Ferraris ne pourrait pas être plus claire et ne devrait surprendre personne qui trace le déploiement de sa pensée dans les livres et les articles suivants. Si sa focalisation sur la notion de l’enregistrement (alors la conséquence épistémologique de son option pour la priorité d’un « a priori matériel plus fort que tout a priori conceptuel »[2]) a été déjà bien mise en évidence, c’est sa motivation morale (alors l’objectif de sa soutenance déterminée et forte d’une position aussi radicale qu’à contre-courant) qui apparaît être la conclusion vers laquelle tout l’argument de son livre converge. Sans doute, la vision éthique que Ferraris dessine dans la troisième partie mérite toute notre attention. La notion de l’exemplarité autour de laquelle il propose de construire une nouvelle pensée morale (que l’auteur appellerait plutôt politique) pour le monde actuel n’est pas seulement attirante, mais aussi pertinente pour aujourd’hui.

Cela dit, j’aimerais proposer une critique de la partie épistémologique[3] (et, nécessairement, de certains aspects de son ontologie) du nouveau réalisme de Ferraris. Si je partage sa motivation et plusieurs de ses conclusions, je ne peux pas accepter leurs fondements théoriques. Dans mon article, j’indique certains graves problèmes impliqués par la position radicale de Ferraris. Je montre la manière dont l’accent mis sur l’ontologie ne lui permet pas de construire une épistémologie satisfaisante. La question que je me pose est la suivante : étant donné la conclusion et la motivation de Ferraris, sa version radicale du réalisme est-elle nécessaire pour les soutenir ? N’est-il pas préférable d’imaginer une version plus modeste du réalisme, qui ne soit pas seulement plus largement acceptée, mais qui évite aussi les problèmes indiqués ? Ensuite, j’examine une question encore plus grave. Certains des défauts ainsi révélés ne risquent-ils pas de rendre impossible le projet éthique soutenu  ? Autrement dit, non seulement le réalisme radical de Ferraris n’est pas nécessaire pour l’éthique exemplariste, mais peut-être même la contredit-il ? Je présente ma critique depuis la perspective pragmatiste, un autre courant philosophique contemporain dont le cœur est aussi la liaison entre la philosophie théorique et la philosophie pratique. Je profite de cette perspective pour proposer une solution alternative qui assure les exigences de la théorie morale soutenue, tout en satisfaisant une condition réaliste plus modeste, ce qui permet d’éviter les problèmes indiqués.

II. L’axe de controverse représenté par Ferraris est la querelle entre les différents idéalismes et le réalisme. Parmi ce premier groupe, historique au premier regard, l’auteur classifie les courants plus récents, surtout les constructivistes et les postmodernistes[4]. La première question que l’on peut se poser est de savoir s’il existe vraiment une version unique du réalisme. L’auteur présente la sienne et la soutient contre les arguments anti-réalistes. Mais les idéalistes, les constructivistes, les postmodernistes, etc., sont-ils ses seuls ennemis ? Ne conviendrait-il pas de soutenir ce nouveau réalisme aussi contre les autres réalismes ? La version du réalisme présentée dans le livre est assez radicale. Je la classifierais comme moniste (j’y reviendrai dans la suite). Cela signifie-t-il que seule une version aussi radicale est capable de battre l’anti-réalisme ? Est-elle la seule garantie de la philosophie morale (et politique) proposée de manière si attrayante dans la troisième partie du livre ? Toute position extrême dans la philosophie devrait être scrutée de manière particulière. Ferraris accuse les idéalismes de confondre l’épistémologie avec l’ontologie quand ils identifient la connaissance avec l’être. L’être est subsumé sous la connaissance, pour être plus précis — la relation est asymétrique. L’ontologie (et l’éthique) exige la priorité de l’être par rapport à la connaissance. Ici, je suis d’accord. Toutefois, en ce qui concerne l’épistémologie, Ferraris, ne commet-il pas une erreur opposée ? Les idéalistes ont substitué l’épistémologie à l’ontologie. Ferraris substitue l’ontologie à l’épistémologie. Ne faudrait-il pas plutôt garder et distinguer les deux ? Dans cette ligne, il faudrait parler et du réel ontologique, et du réel épistémologique. Les deux ont du sens et ne se contredisent pas si l’on distingue bien les plans correspondants.

Le monisme de Ferraris que j’ai mentionné s’inscrit dans la polémique entre l’idéalisme et le réalisme qui devient une guerre totale. Pour cela, il n’y a plus de positions neutres : soit l’ontologie, soit l’épistémologie. En allant plus loin : soit l’objectivité, soit la subjectivité. Bien entendu, il faut avoir une théorie de la connaissance. Toutefois, celle-ci sera formulée sous le régime ontologique. Ainsi, pour garder l’objectivisme dans le domaine normalement lié au subjectivisme, le philosophe introduit l’enregistrement comme sa catégorie fondatrice. Il le comprend comme une catégorie transcendantale. De son point de vue, pour penser ontologiquement la possibilité d’un monde structuré sans considérer celui-ci comme prédonné, il faut poser l’enregistrement, c’est-à-dire la possibilité de laisser des traces. Dans cette perspective, la mémoire cesse d’être une caractéristique propre aux êtres vivants[5]. Elle n’est pas une intentionnalité dirigée vers des faits du passé, n’existant que dans cette intention de rappel. La mémoire est remplacée par l’inscription en tant qu’enregistrement matériel de ces faits. En ce sens, l’ADN est la mémoire de l’évolution, les cernes annuels — les biographies des arbres. Cependant, alors qu’un philosophe pragmatiste, herméneutique ou un phénoménologue exigerait, à côté de l’enregistrement, un sujet actif qui déchiffre ces signes, donne un sens à la matière, l’interprète, entrant dans un relais créatif de lectures et d’interprétations successives ou, enfin, impose des catégories nouménales à ce qui est donné, pour Ferraris les données de l’enregistrement sont porteurs autonomes de la signification. D’ailleurs, en fin de compte, l’enregistrement, qui contrairement à la mémoire peut être purement matériel, physique, est une catégorie plus fondamentale qu’elle ne l’est. Cela engendre des conséquences importantes pour l’épistémologie qui ne peut qu’être radicalement objectiviste et empiriste (l’empirisme privé du côté subjectif). Dans cette perspective, le sujet reste passif. Le monde justement entre en lui. Ici, l’on retrouve le vieux modèle présentiel du réalisme (opposé au représentationnel des subjectivistes). Pour que la connaissance ne falsifie pas le monde comme tel, le sujet doit se taire. Dans le meilleur des cas, il devrait mourir.

Dans la suite, je montrerai premièrement pourquoi le modèle présentiel et passif est problématique et, peut-être, même insoutenable. Dans un second temps, j’explique pourquoi l’approche activiste ne doit pas conduire aux idéalismes et relativismes. L’épistémologie pragmatiste veut transcender l’opposition de la présence et de la représentation, en proposant un modèle de la connaissance comme l’enquête.

III. Le modèle objectiviste de la théorie de la connaissance manifeste particulièrement son insuffisance dans le cas de la perception. Il s’inscrit dans la classe plus vaste des théories copistes[6]. D’habitude, elles existent dans leur version subjectiviste. La perception fait une copie de la réalité. La question est de savoir si ou à quel degré cette copie correspond à l’original[7]. Dans la version objectiviste, cette dernière question ne se pose pas. Pour cela, ceux qui la soutiennent espèrent avoir défendu le réalisme épistémologique. Toutefois, ce modèle ne correspond pas à la manière dont la perception fonctionne. Car, son essence est justement le choix, la sélection[8]. Celle-ci concerne déjà le plan physique : dire que les organes sont sélectifs semble banal. C’est pourquoi, par exemple, Richard Barton Perry, le représentant d’un autre nouveau réalisme (au début du 20e siècle, aux États-Unis) a estimé important d’inclure quand même la sélectivité parmi les données fondamentales objectives. La seule présence de certains éléments comme tels dans un complexe dépend de l’activité sélective de la conscience[9]. Par exemple, pour que le vert apparaisse dans le contenu d’un esprit E, E doit avoir la capacité de vision développée dans la mesure qui permette la discrimination des couleurs[10].

Je parle de la sélectivité de la conscience et de la sélectivité des organes sensoriels, mais l’enregistrement est aussi sélectif. Il est sélectif parce que son matériel n’est capable d’enregistrer que certaines informations, la limite étant et quantitative, et qualitative. Mon ADN n’enregistre pas mes préférences musicales ni les livres que j’ai lus. La plaque photographique autrefois et la matrice électronique aujourd’hui n’enregistrent qu’un certain spectre de couleurs avec une résolution limitée et toujours relative au degré de la luminosité. De même la réceptivité du disque de longue-durée était physiquement limitée. L’enregistrement contemporain du son connait aussi des limites. Tous les documents historiques, les fossiles et les vestiges sont les témoins partiels du passé. Il s’agit toujours de limitations avant l’appréhension et avant toute interprétation volontaire.

Ferraris défend des standards très élevés pour le réalisme épistémologique. Pour lui, la vérité dépend de l’objectivité présentée directement. Il est douteux si l’on était capable d’arriver jusqu’au bout de ce chemin objectiviste, de se priver de toute interprétation. Mais avant tout, il est probable que la connaissance gagnée par cette méthode serait extrêmement pauvre. Supposons même, pour l’instant, que l’on réussisse à de-subjectiviser l’expérience. À cause de ladite sélectivité de l’enregistrement, nos fondements sûrs et stables seraient très restreints, car c’est justement grâce à l’interprétation que l’on arrive à la connaissance. En toute honnêteté, quelle que soit la richesse de l’expérience sensorielle que le monde est capable de nous offrir, la capacité à assimiler des données est très limitée. Pourtant, la grandeur de l’esprit humain (mais aussi animal[11]) réside dans sa capacité à abducter une multitude de propositions plausibles à partir d’une pauvreté d’informations. Il est important de noter qu’il n’y a rien dans les données elles-mêmes qui préjuge de ces hypothèses de manière apodictique. L’abducté est absent de la perception et peut le rester. La mesure dans laquelle nous sommes capables d’aller au-delà de ce qui est directement donné ne dépend pas de la richesse des données, mais de la puissance intellectuelle (basée sur l’expérience) du sujet qui interprète activement.

Voyons cela à l’aide de deux exemples. Anna et Frédéric assistent à un concert de musique classique. Anna est une violoniste douée, dotée d’une oreille exercée et d’une grande érudition musicale. Frédéric n’a aucune connaissance en la matière. Lorsqu’ils entendent tous deux le premier mouvement de la Symphonie no 5 de Mahler, ils perçoivent les mêmes qualités sensorielles. Mais alors que Frédéric entend une « musique » qui peut être plus ou moins forte, plus ou moins triste, joyeuse, ou rapide, Anna perçoit dans la masse mélodique les instruments particuliers qui jouent ; leur timbre, le jeu d’archet et les tensions harmoniques. De même, lorsque Robert, un œnologue, et Margaret, une profane, goûtent du vin, ils ont la même substance et leurs papilles ressentent les mêmes saveurs, mais pour Margaret, il s’agit simplement de vin (peut-être fortement acide ou aigre), alors que Robert peut percevoir des arômes particuliers, des niveaux d’acidité, de tanins ou d’alcool, et il peut en outre en dire beaucoup sur l’origine, le style et la qualité du vin à partir de ces informations. La multiplication de la connaissance ne dépend pas tant de l’information reçue que de la capacité à passer du présent donné à l’absent signifié. Cela nécessite une activité d’interprétation de la part du sujet et constitue son apport subjectif, qui n’existe pas dans les données, ce qui ne signifie pas qu’il soit arbitraire.

Ferraris, d’une part, sous-estime l’importance de la composante subjective et interprétative dans l’émergence de la connaissance. Il la traite comme un corps étranger, falsifiant facilement la vérité des données — matériellement présentes ici et maintenant[12]. Mais en même temps, il ne reconnaît pas que le processus d’enregistrement lui-même est également sélectif et donc — dans la même mesure — falsifiant (si nous devons le qualifier de falsifiant, soyons cohérents). Ne faudrait-il donc pas également traiter cette sélection nécessaire de l’enregistrement comme un genre de pré-intentionnalité ?

IV. Le deuxième aspect de la théorie de la perception que j’aimerais évoquer est le problème phénoménologique. Dans son manuel de philosophie de la perception, William Fish rappelle qu’une bonne théorie de la perception a deux chapeaux à porter : phénoménologique et épistémologique[13]. Les différentes théories se trouvent plus à l’aise avec le premier ou le second, aucune n’étant idéale. Cependant, on exige au moins qu’elles satisfassent les deux conditions à un certain degré. L’analyse d’exemples que Fish donne permet de conclure que, d’habitude, plus la théorie se situe au centre entre les deux pôles, mieux elle fait face aux problèmes. Il faut surtout éviter des solutions unilatérales. La position de Ferraris se concentre sur le côté véridique. Elle veut assurer l’adéquation de la connaissance, mais elle ne propose pas une phénoménologie satisfaisante. L’auteur donne l’exemple des illusions perceptuelles comme un argument contre l’activisme épistémologique[14]. Un bâton apparaît brisé. L’esprit peut le conceptualiser, l’expliquer, mais il ne peut pas éliminer l’apparence illusoire. Cela doit impliquer l’infériorité de l’esprit et l’irrésistibilité de l’expérience. Toutefois, si l’auteur comprend l’expérience de manière objectiviste, l’argument semble avoir deux tranchants. Quel est le statut des illusions selon Ferraris ? Le bâton est-il vraiment brisé si l’expérience est objective ? Est-il à la fois brisé et droit ? En éliminant la subjectivité et, par la suite, la phénoménologie propre, le paradoxe paraît insoluble. Alors ni l’idéalisme ni l’empirisme radical ne sont capables de donner une réponse satisfaisante. C’est pourquoi il nous faut une épistémologie qui respecte les deux côtés : empirique et conceptuel, le donné et l’interprétation.

J’ai demandé au début si le nouveau réalisme était vraiment le seul réalisme à considérer. J’ai remarqué son extrémisme, mais, peut-être, faudrait-il dire aussi qu’il est trop restreint en identifiant le réel à l’objectif. Cela devient visible justement dans le cas de la phénoménologie. La phénoménologie concerne le monde du subjectif et du réel. Le bâton est réellement objectivement droit. Mais il est aussi vrai que réellement j’ai sa perception comme brisé. Il existe un réel subjectif. Ainsi, dans l’épistémologie, on peut (et doit) soutenir la différence entre la matière et la forme de la connaissance. La distinction est post-analytique, ce qui veut dire que celles-ci (forme et matière) sont deux pôles inséparables dans la perception. Simplement, la connaissance ne peut pas ne pas être subjective. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de réalité ontologique objective. La vérité n’invalide pas le monde subjectif. L’ontologie et l’épistémologie, ou, peut-être, pour être plus précis : l’ontologie et la phénoménologie, ne doivent pas entrer en conflit, à condition de ne pas dépasser leurs plans respectifs.

V. Passons à la dernière partie, positive, où je propose une alternative pragmatiste qui ne traite pas la connaissance comme produit, mais processus[15]. Dans cette perspective, la vérification n’est pas liée à l’adéquation d’une copie de la réalité et l’original. Elle se fait en action. Les croyances ne sont pas un ensemble de jugements théoriques, mais des prescriptions qui portent des conséquences pratiques. Elles sont alors évaluées et vérifiées en action. Le syllogisme correct rassemble plutôt un syllogisme moral. Il ne s’agit plus d’une cohérence de croyances (on a assez critiqué nos collègues idéalistes de ce que la non-contradiction ne garantit pas la vérité et les pragmatistes rejoignent à cette argumentation). Les prémisses du raisonnement sont les actions entreprises. Ce qui les vérifie est leur succès présupposé, en confrontation avec cette résistance invincible du monde dont Ferraris parle dans son livre. Je suis tout à fait d’accord avec la dimension négative du réalisme. Pourtant, je ne passe pas à ses deux dimensions suivantes. Grâce à l’approche pratique, la résistance seule suffit pour fournir le critère de la réalité. Puisqu’il ne s’agit plus d’une pure réceptivité de la part d’un sujet mortellement passif, mais d’action-réaction[16] et puisque la confrontation ne concerne pas la correspondance mimétique de la copie (la connaissance) avec l’original (l’être), la vérification n’exige que l’apparition ou non d’un fait. Soit la réponse prévue est rencontrée, soit — non.

Sur ce point, il faut faire une remarque importante à propos de la nature propre de la résistance. (Cette résistance qui reste le point commun entre la position de Ferraris et le pragmatisme.) Pour que l’on parle de la résistance, il faut que les deux pôles soient indépendants : et les données, et le sujet cognitif. Un seul ne suffit pas. L’idéaliste se trompe en subordonnant totalement l’expérience à l’esprit. Toutefois, si le sujet émerge de l’objectivité, est une émergence de l’objectivité, il n’y a aucune confrontation non plus. Le problème de la fidélité perceptive, de l’illusion, de la vérité ne se pose pas, mais en même temps il n’y a pas de point de résistance. Le sujet et le monde sont du même côté.

Clarence Irving Lewis a dit une fois qu’il y a deux conditions négatives à l’épistémologie. Elle doit expliquer les deux phénomènes : l’ignorance et l’erreur[17]. L’idéalisme ne sait pas rendre compte de l’ignorance. L’empirisme représenté dans Émergence a des difficultés avec l’erreur. Si nous voyons les choses telles qu’elles sont, comment pouvons-nous nous tromper ? Si les données, sans l’interprétation du sujet, reflètent directement l’état des choses, pourquoi succombons-nous aux illusions ? La recherche de la certitude et de l’objectivité conduit Ferraris à un optimisme, nomen omen, irréaliste, dans lequel le monde des objets (incarné dans l’inscription) a déjà tout fait pour nous. Il suffit de lire cette inscription directe (sans interprétation). Mais la vie n’est pas si simple. La connaissance exige que nous interprétions — pour le meilleur et pour le pire. Et c’est de cette interprétation que dépend le succès ou l’échec de la connaissance. Il n’existe pas d’illusions qui nous condamnent à nous tromper sur la vérité (bien que je puisse voir un bâton brisé, je ne pense pas qu’il se brise et se redresse lorsqu’il passe à la surface de l’eau), et il n’existe pas de données que nous ne puissions pas mal interpréter.

Lewis a indiqué encore une autre chose pertinente dans notre débat. L’expérience comme subjective est ineffable, mais cela n’empêche pas une bonne communication. Premièrement, il est douteux si je puisse transmettre le contenu subjectif de ma conscience. Mais, deuxièmement, ce n’est pas l’expérience que l’on partage en communication. Nos dictionnaires peuvent être aussi distincts que l’on souhaite. Ce qui compte pour la vérification est cette confrontation brutale entre les concepts et la résistance du monde. Elle est finalement exprimée par le réseau des relations entre les croyances. Et c’est exactement le pôle formel, pas matériel, qui compte pour la communication. Je peux avoir un quelconque filtre subjectif, je peux utiliser un quelconque dictionnaire, la connaissance étant formulée sur le plan formel et traduite en action sera tôt ou tard vérifiée en action par la confrontation avec la résistance du monde. C’est ici que mon monde subjectif rencontre l’objectivité. Aucun réductionnisme de l’un ou de l’autre côté n’est nécessaire.

VI. L’espace pour une exposition plus élaborée de cette épistémologie alternative est limité. J’espère quand même avoir réussi à en donner une, à donner son ébauche qui permettra de s’en faire une représentation globale et suppléer aux parties manquantes. Mon objectif était de montrer qu’un réalisme aussi radical que celui de Ferraris n’est pas nécessaire pour fonder l’éthique de la troisième partie du livre que j’apprécie beaucoup. De plus, on peut douter qu’un tel réalisme n’exclue pas l’éthique exemplariste — si je peux l’appeler ainsi. N’oublions pas que la motivation des idéalismes était justement morale (cf. Fichte). Si tel était le cas, je serais très attentif à toute attaque totale contre l’idéalisme, pour ne pas jeter l’enfant avec l’eau du bain. Pour s’opposer, pour résister, un sujet fort est nécessaire. La révolution n’émerge pas du courant de la réalité. De sa nature, elle est le contre-courant.

 

[1] Maurizio Ferraris, Emergence, Paris, Le Cerf, 2018, p. 27-28.

[2] Ibid., p. 19.

[3] J’utilise « épistémologie » et « épistémologique » dans le sens de la théorie de la connaissance générale et pas la philosophie des sciences comme le dicterait la tradition française. Je suis sur ce point l’usage présent dans le livre.

[4] Maurizio Ferraris, ibid., p. 126-129.

[5] Ibid., p. 33.

[6] L’interprétation d’épistémologies classiques comme adhérentes à la théorie de la copie à propos de la perception et, ensuite, la critique de cette théorie furent proposées par Clarence Irving Lewis, dans Mind and The World Order. An Outline of a Theory of Knowledge, New York, Charles Scribner’s Sons, 1956, p. 155 et suiv.

[7] Selon Ralph Barton Perry les objets de la connaissance et les idées de ces objets simplement coïncident. C’est pourquoi Lewis l’appelle la théorie du phare. Cf. Clarence Irving Lewis, « Replies to my critics », dans Paul Arthur Schilpp (éd.), The Philosophy of C.I. Lewis, Library of Living Philosophers, vol. 13, La Salle, Open Court,1968, p. 667.

[8] Cf. par exemple Alva Noë, Action in Perception, Cambridge, The MIT Press, 2004, pour la discussion et les références bibliographiques.

[9] Ralph Barton Perry, A Realistic Theory of Independence, in The New Realism. Cooperative Studies in Philosophy, New York, The Macmillan Company, 1912, p. 138 et suiv.

[10] En marge, cette version du réalisme est assez intéressante justement pour sa modération. Perry soutient l’objectivité de la connaissance, en laissant un grand espace pour la subjectivité aussi. Ainsi, elle peut être considérée comme une autre alternative au réalisme de Ferraris, qui se situe à mi-chemin entre Ferraris et la position que je soutiens dans la suite.

[11] Voir Franz de Waal, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ?, tr.fr. Elise Chemla et Paul Chemla, Arles, Actes Sud, 2021.

[12] Maurizio Ferraris, ibid., p. 102–103.

[13] William Fish, Philosophy of Perception. A Contemporary Introduction, New York : Routledge, 2010, p. 2.

[14] Maurizio Ferraris, ibid., p. 54.

[15] La tradition à laquelle je me réfère à une histoire déjà assez bien établie avec ses versions diverses. Elle prend ses racines chez Charles Sanders Peirce et son concept de la connaissance comme enquête, subordonné au principe faillibiliste. Puis, on peut indiquer la deuxième génération des pragmatistes avec Clarence Irving Lewis (cf. la deuxième partie de son Analysis of Knowledge and Valuation) et Wilfrid Sellars (cf. surtout la conclusion du 8e chapitre d’Empirisme et philosophie de l’esprit). Parmi les manifestations plus récentes, on peut évoquer surtout l’épistémologie des vertus. J’analyse le projet de l’épistémologie pragmatiste chez Lewis dans mon livre. Dans le contexte du livre de Ferraris, je trouve les discussion du première moitié du 20eme siècle et les solutions proposé par Lewis très pertinentes. Voir Dominik Jarczewski, La théorie pragmatiste de la connaissance de Clarence Irving Lewis, Paris, Le Cerf, 2021.

[16] Les associations Deweyenne sont ici tout à fait correctes.

[17] Clarence Irving Lewis, Mind and The World Order. An Outline of a Theory of Knowledge, op.cit., p. 179.

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