Le rationalisme poppérien et les sciences sociales.
L’un des objectifs majeurs de la philosophie rationaliste des sciences de Popper aura été, d’un bout à l’autre, d’établir une différence logique entre science et non-science, plus précisément, entre science et métaphysique et de déterminer le critère premier (la falsifiabilité), décisif à l’établissement d’une telle frontière.
I. Contre l’historicisme
Son but était avant tout de réfuter le caractère prétendument scientifique des théories marxistes et de la psychanalyse, qui, à l’époque, revendiquaient le statut de science. Par contre, il refusait la frontière établie par Carnap et une bonne partie du cercle de Vienne (à l’exception de Wittgenstein II, cependant), assimilant la frontière entre science et métaphysique à la frontière entre sens et non-sens, et souhaitant, en conséquence, venir à bout de la métaphysique comme forme de connaissance dépourvue de signification, irrationnelle. La grande erreur que l’on pourrait commettre à propos de la philosophie des sciences de Popper serait de la prendre pour un prolongement de cette forme de positivisme. Il ne prétend pas à la capacité des sciences d’occulter toute métaphysique, ce qui n’était à son avis pas même souhaitable.
La métaphysique n’était pour Popper en rien scientifique, mais était loin d’être dépourvue de sens. Popper avait une vision des sciences sociales très dépendantes du contexte dans lequel il a mené ses réflexions. En effet, il a souvent tendance à réduire les sciences sociales à une application d’une forme spécifique d’historicisme, qui se voulait théorie scientifique, reflet d’une forme de scientisme prophétique issue d’une lecture particulière du marxisme très présent à l’époque[1], consistant à croire en un destin de l’histoire humaine, vouée à un but, vers lequel s’acheminerait l’humanité à travers une série d’étapes nécessaires. Cette vision de l’histoire comme réalisation d’un processus dont les étapes futures pourraient être saisies par l’esprit humain ne peut reposer pour Popper sur une connaissance objective de la réalité sociale[2]. Mû par une croyance quasi dogmatique teintée d’un reste de positivisme en l’autorité de la science comme reflet de la raison, contre toutes les formes de faux prophétisme, et notamment politique[3], il vouait un scepticisme viscéral à toute tentative de fonder la scientificité des sciences sociales sur un autre modèle que celui des sciences de la nature, et en particulier de la physique. Son scepticisme vis-à-vis des sciences sociales semble tout entier conditionné par sa hantise des tentations prophétiques de certaines théories.
Par contre, il est également un préjugé tenace sur la philosophie de Popper, qui veut qu’il dénierait toute scientificité à l’ensemble des sciences sociales, au prétexte que leurs théories ne pourraient, par nature, pas satisfaire au critère de réfutabilité. En réalité, la position de Popper par rapport aux sciences sociales est plus complexe. Pour Popper, l’histoire humaine est profondément indéterminée et toute tentative de formulations de « lois » permettant de déduire le cours de l’avenir est une démarche proprement irrationnelle et dangereuse. Par contre, une fois réfuté l’historicisme, Popper s’attaque à la méthodologie des sciences sociales.
II. Une vision naturaliste des sciences sociales.
Il affirme d’une part l’unité logique des sciences, tout en reconnaissant la spécificité des sciences sociales du fait de la nature de leur objet, « obstacle » indépassable, qui pourtant n’empêche pas les sciences sociales d’appliquer la méthode expérimentale, même si elles éprouvent « certaines difficultés à la pratiquer de façon quantitative »[4]. En somme, la différence entre les sciences sociales et les sciences de la nature pourrait n’être qu’une différence de degré, car elles suivent les mêmes principes fondamentaux que ces dernières : tout changement est explicable en fonction d’une loi, tout fragment de la réalité doit être isolé afin d’en déterminer les facteurs.
Popper admet bien la distinction au sein des sciences sociales entre sciences théoriques (sociologie, théorie économique, théorie politique) et sciences historiques (histoire sociale, économique, politique), mais rejette ces dernières dans la catégorie des activités descriptives au caractère heuristique essentiel, mais cela ne remet pas en cause l’unité de la méthode puisque les disciplines historiques sont, à son sens, des activités non analytiques. De plus, même si ces disciplines historiques sont d’un niveau de scientificité inférieur à celui des sciences théoriques, puisqu’elles ne peuvent fournir de lois universelles, elles obéissent de la même façon au schéma d’explication causale, dans la mesure où elles se préoccupent de déterminer les facteurs à l’origine d’événements singuliers.
Pour Popper, les sciences sociales doivent servir à déterminer les conséquences non-intentionnelles des actions sociales intentionnelles[5], par le biais de lois, comme on l’a vu plus haut. C’est ainsi qu’il opère une hiérarchisation des disciplines des sciences sociales qui va tout à fait dans le sens de l’affirmation de l’unité méthodologique et logique des sciences sociales. C’est la science économique qui, seule, peut être à même de formuler des lois positives. Les disciplines historiques, elles, ne sont pas des sciences au sens poppérien dans la mesure où elles sont incapables de déterminer les conséquences non-intentionnelles de comportement sociaux intentionnels, puisque leur visée n’est pas théorique. La préférence de Popper va à l’économie théorique, construisant des modèles au sein desquels on peut déterminer, en faisant varier certaines données, quels comportements sont rationnels. Il estime d’ailleurs que toutes les disciplines des sciences sociales, la sociologie en particulier, devraient retrouver cette ambition théorique, modélisatrice, à l’exemple de la science économique, et que ce n’est qu’à ce prix qu’elles pourront gravir les échelons de la scientificité afin de s’établir définitivement comme sciences, certes toujours inférieures aux sciences de la nature, et surtout la physique, mais dont le caractère rationnel et scientifique ne pourrait plus être dénié.
Popper a beaucoup inspiré les sociologues ou chercheurs en sciences sociales, qui ont cherché à appliquer ses principes (falsifiabilité)aux sciences sociales. En effet, l’idéal rationaliste de Popper propose une alternative à la polarisation entre positivisme radical (instaurant un primat des « faits bruts », au détriment de la théorie) et relativisme remettant en cause toute possibilité d’objectivité, de connaissance objective, en sciences sociales. Il permet une critique de l’inductivisme positiviste tout en proposant un critère de scientificité qui s’appuie sur l’empirie, contrecarrant par là toute tentation purement spéculative, ou absolument théorique, porte ouverte aux « faux prophètes ». Surtout, la théorie de Popper est une barrière solide contre le subjectivisme, qui, en sciences sociales, menace toujours la validité des recherches.
En France, Popper a été relativement peu lu, ce qui pourrait s’expliquer par le fait que nombre des principes à la base des théories de Popper se retrouvent chez d’autres philosophes des sciences français, Bachelard en tête, qui ont inspiré de nombreux sociologues. Par ailleurs, la vision poppérienne des sciences sociales est un monisme épistémologique, qui subordonne les critères d’évaluation de la scientificité des sciences sociales à ceux des sciences de la nature. Or le monisme est la posture épistémologique qui a dominé l’ensemble des sciences sociales françaises dès leur constitution.
Par Claire Saillour
Cette brève présentation de certains aspects de la pensée de K. Popper est tirée d’un précédent travail de recherche : « le naturalisme dans les sciences sociales ».
[1] K.R. POPPER, Conjectures et refutations. La croissance du savoir scientifique, Paris, Payot, 1985 [1953], p. 490-492.
[2] R. BOUVERESSE, Karl Popper ou le rationalisme critique, Paris, Vrin, 1998, p.166
[3] Ibid., p. 181.
[4] Ibid.
[5] Ibid., p. 170