Le questionnement philosophique dans l’enseignement de la physique au lycée : l’entendre, le nourrir, le susciter
Par Cyril Verdet, professeur de sciences physiques au lycée Saint Louis de Gonzague à Paris (Franklin), formateur en épistémologie à l’ISFEC d’Ile-de-France.
Bien que les sciences physiques ne soient pas enseignées aujourd’hui comme une philosophie de la nature, leurs contenus et donc aussi leur apprentissage se prêtent toujours à un questionnement de nature philosophique. En particulier, le caractère mathématique de la physique marque souvent une rupture dans la construction intellectuelle des élèves, à laquelle il appartient à l’enseignant de veiller. Cette rupture porte essentiellement sur l’apprentissage de l’abstrait, le deuil d’un réalisme naïf et les limites des analogies. Ces questionnements méritent d’être explicités ouvertement en classe pour permettre un juste apprentissage de cette discipline.
Introduction
Il pourrait paraître logique que l’enseignement des sciences physiques, comme toute autre science, ne pose aucune difficulté au regard de l’ordre implacable qu’une science aussi ordonnée et aboutie présente aujourd’hui. En toute rigueur, il n’y a pas de raison pour que deux copies de physique répondant à un même sujet soient différentes ; on s’attend plutôt au contraire : qu’elles soient en tout point semblables, à l’inverse de deux copies de lettres. Or, force est de constater que ce n’est pas le cas, loin de là. Non seulement il est difficile de faire l’apprentissage de la physique ou des sciences physiques, mais probablement plus encore de les enseigner. Et cette difficulté à dispenser l’argumentaire de cette discipline ne vient pas tant de ses contraintes techniques comme l’usage du calcul – celui-ci a été réduit à sa plus simple expression jusques et y compris en classe de terminale scientifique – que de la difficulté à pénétrer les concepts. Dit autrement, l’obstacle à l’enseignement de la physique est fondamentalement de nature philosophique et ne se révèle que dans l’exercice d’enseignement. Il n’est qu’à voir la difficulté que rencontrent la plupart des élèves à formuler correctement une question portant sur une notion de physique ou de chimie, pour entrevoir combien l’obstacle à l’apprentissage est de nature philosophique. Si l’on souhaitait le caractériser on pourrait relever trois aspects nettement indentifiables par tout professeur soucieux de se rendre intelligible à ses élèves : donner goût à l’abstraction, accompagner le deuil d’une explication par trop réaliste, apprendre à recourir honnêtement et avec modération aux analogies.
1. Donner goût à l’abstraction
Tout concourt, y compris les programmes, à faire passer la physique pour la science du concret. Si par « science du concret » on entend tout proche l’affirmation « science du commun », « science de l’évident » ou encore « science facile parce que science du quotidien » alors on tombe dans le piège, l’attrape-nigaud dans lequel beaucoup d’élèves se fourvoient. Penser ou laisser à penser que le concret est la matrice de la physique est un leurre dont les élèves se voient contraints de se départir la plupart du temps à leurs dépends. Si tant est que la physique soit la science qui entend rendre compte des réalités sensibles, c’est toujours par le moyen d’un effort d’abstraction qui ne retient de cette réalité que ce qui peut être saisi par l’esprit. Bien loin d’être la science du concret, la physique est la science de l’abstrait en tant qu’elle ne peut se construire qu’à la condition sine qua non de reconnaître quelque chose d’universel dans le fatras des observations et même des expérimentations. Quelque chose qui ne se donne pas à voir sans imagination et sans éducation du regard. Qu’y a-t-il de concret dans une masse volumique, un volume molaire et de manière générale dans les grandeurs intensives ? Tout autant, peut-on dire de la masse que c’est un objet concret ? Qui a jamais touché la masse, le temps ou même l’espace ? Toutes ces grandeurs sont autant de constructions que l’esprit se donne à lui-même pour construire un savoir portant sur des objets certes concrets, mais ces grandeurs n’ont, en tant que telles, rien de concret.
La première étape qui incombe à l’enseignant – et pour ainsi dire, l’étape initiatique – consiste donc à lever le voile pudique du concret pour laisser entrevoir ce qui sert à la représentation du sensible. La description ne suffit pas pour construire une connaissance. Il faut la dépasser et même l’outrepasser pour prétendre reconnaître en elle quelque chose de connaissable. C’est là que l’enseignant vient accompagner cette phase si cruciale qui consiste à s’extraire du concret comme on se sort d’un marécage. Qu’y a-t-il à extirper dans la chute des corps pour rendre compte de ce phénomène ? Demandez à une classe d’où vient que les corps tombent et l’on vous rit au nez. Les uns parce qu’ils trouvent que la question est à ce point incongrue ou inutile de porter sur des choses aussi courantes qu’elle en devient ridicule ; les autres parce que la réponse tombe sous le sens tant la notion de pesanteur ou peut-être même la loi de la gravitation est chose courante. Dans tous les cas, la question n’a pas ou peu été posée pour elle-même. Elle n’a pas ou peu fait l’objet d’un doute prolongé au point d’ouvrir sur un questionnement en mesure de sonder non seulement la nature de la chute des corps, mais aussi celle de l’exercice même de la représentation d’un fait aussi naturel.
Il y a de la provocation et même de l’outrecuidance à poser publiquement et solennellement devant une classe des questions dont la réponse tient, pour une raison ou pour une autre, au mieux de l’évidence, au pire de la perte de temps. Mais précisément, la clef de l’abstraction tient dans cette forme d’audace. Suis-je capable de nommer avec précision ce qui se passe dans le phénomène de la chute d’un corps ? Suis-je en mesure de porter la suspicion sur une évidence ? L’évidence de l’interprétation obvie, celle qui tombe sous le sens ou qui éclaire le superficiel, mais qui s’effrite dès qu’il est question de la confronter à d’autres interprétations d’autres phénomènes qui entrent en contradiction. Ai-je l’imagination suffisamment développée pour apercevoir le concept dont je vais avoir besoin pour rendre compte de telle classe de phénomènes ? Si le concept de vitesse, si aisé à saisir pour un élève, avait été aussi familier à Galilée, jamais celui-ci n’aurait fait usage de la géométrie pour le forger. Il aurait développé un raisonnement algébrique en définissant la vitesse d’un corps comme le rapport de la distance qu’il parcourt avec la durée qu’il emploie à la parcourir. Mais encore eût-il fallu que le temps fût conçu comme une grandeur à part entière. Faute de mieux, le trophée de Galilée tient dans ce qu’il représente la durée par des segments de droites distincts, séparés de ceux qui représentent la distance parcourue. Quel effort d’abstraction ! S’arracher aux linéaments de la géométrie qui englue l’esprit dans le carcan d’une représentation spatiale. Et que dire du principe d’inertie que Galilée lui-même n’énonce pas encore correctement (au regard de la conception actuellement retenue de ce principe bien évidemment) ?
En livrant aux élèves des concepts déjà prêts à l’emploi, on occulte à leurs yeux les difficultés qu’il fallut vaincre bien longtemps auparavant pour les construire. Mais comment faire autrement ? N’importe qu’elle « situation déclenchante » censée immerger l’élève dans le questionnement qui préside à l’élaboration d’une réponse adaptée à un problème particulier de physique ou de chimie, demeure incapable de resituer à l’élève le soulagement intellectuel que fut celui des physiciens lorsque les concepts adéquats furent enfin saisis pour rendre compte qui du mouvement des corps, qui de la réaction chimique, qui des phénomènes électriques. C’est une difficulté ardue que de faire émerger à la conscience d’un élève toute la puissance d’un concept si celui-ci ne vient répondre à aucune question préalable. Car c’est un fait que les élèves font resurgir presque violemment à la conscience de l’enseignant : la question a été oubliée ! Et de ce point de vue, la physique en tant qu’objet d’apprentissage, est doublement abstraite. D’abord parce qu’elle nécessite la construction de concepts sans lesquels il n’y a pas de raisonnement universel possible, ensuite parce que, aussi séduisant qu’on le souhaite, le cours de science apporte le plus souvent des réponses à des questions qu’on ne se posait pas. En sorte que l’élève consciencieux doit faire non seulement l’apprentissage de la réponse, mais aussi celui de la question. C’est ainsi que des notions aussi peu offensives que la quantité de matière ou l’unité de masse atomique, posent des problèmes douloureux à certains jeunes esprits, incapables de concevoir la question à laquelle ce genre de concept répond.
2. Accompagner le deuil d’un réalisme naïf
Mais tout ceci n’est pas grand-chose devant ce qui constitue de manière incontournable la pierre d’angle de l’abstraction en physique, à savoir l’idéalisation par la mathématique. La physique est écrite dans la langue des mathématiques disait Galilée. C’est peu dire que près de quatre siècles plus tard la mathématique est la langue de la physique. La consanguinité entre ces deux disciplines est telle qu’il est impossible de dire quelle est celle qui suscite le développement de l’autre. La pensée physique est une matrice pour les objets des mathématiques et vice versa. C’est une situation d’autant plus ambiguë pour un élève que cette proximité conceptuelle entre ces deux versants de la pensée de la grandeur et du nombre n’est ni affirmée, ni assumée dans les programmes scolaires. Pis que cela, elle fait l’objet d’un cloisonnement disciplinaire si étanche que nombre d’élèves doivent abattre par eux–mêmes les murs intellectuels au cours du premier trimestre de sciences physiques en classe de première S. Où il faut apprendre que les mathématiques ne sont pas seulement utiles aux raisonnements de la physique, mais qu’elles en sont le moyen privilégié d’expression et même le prolongement spéculatif. Où il faut saisir qu’une expression littérale présente bien plus de valeur aux yeux du physicien qu’une valeur numérique, même si l’estimation des ordres de grandeur garde toute son importance. L’idéalisation d’une grandeur « jaillie de l’expérience » pour reprendre les mots de Pierre Duhem, trouve son aboutissement dans les formes symboliques que l’algèbre confère à la physique. Or sur ce point précis, la circonspection de bien des élèves est immense. Elle rappelle au professeur combien est outrancière cette réduction au symbole et combien il est nécessaire de là justifier et même de là légitimer. Comme si, la physique étant la science du concret, les symboles n’avaient pas voix au chapitre. Notre physique est une physique mathématique et cette réalité nous oblige. Elle nous oblige à la gymnastique intellectuelle de la sublimation du réel vers des idéalités construites. Comme le fait remarquer Ernst Cassirer dans Substance et fonction, cette sublimation cherche « outre la diversité, l’unité, outre le changement, l’identité. »[1] C’est donc pour retrouver des objets clairs et distincts à partir desquels légiférer que l’enseignant des sciences physiques est amené à faire preuve de pédagogie dans un premier temps pour accompagner l’élève dans le dessaisissement de l’obvie et l’appropriation du mesurable et du comparable, non sans y prendre goût. L’abstraction donne en effet à l’esprit une saveur de puissance et le sentiment d’une connivence entre le monde des sens et celui de l’esprit qui n’est pas pour déplaire, pourvu qu’on puisse apercevoir les vertus d’une spéculation correctement menée.
Que penser dès lors des modèles ainsi élaborés s’ils ne saisissent la réalité que de manière partielle ? De quoi nous parlent-ils ? Si le travail d’abstraction consistait à poursuivre mentalement par récurrence les tâches de l’analyse grossière des faits et de remonter ainsi jusqu’à l’atome par exemple, il y aurait encore un lien intuitif presque affectif, bien que ténu, avec le réel. Il n’y aurait qu’une différence de degré entre la table en bois sur laquelle je pose mon livre et l’atome de bois dont j’imagine qu’il est un constituant élémentaire de cette même table. L’atome serait alors comme on l’imaginait jadis, une petite boule pleine de matière entourée de vide. C’est d’ailleurs précisément la représentation qu’un élève se forge lorsqu’il entend parler pour la première fois de ce genre d’objet : l’atome conçu comme individu, comme élément constitutif du réel. Mais dès qu’il entre en lycée, c’est une autre représentation qu’il est demandé d’assimiler par le même élève. L’atome, comme d’ailleurs tout autre constituant individuel que la physique peut construire tels le photon, l’électron ou tout simplement le point matériel, ne doit plus être conçu comme un être individuel, mais avant tout comme une quantité fixe. Or c’est là que le bât blesse et qu’il blesse même violemment en heurtant l’intuition restée jusque-là le guide privilégié de la réflexion. La véritable abstraction à laquelle l’apprentissage de la physique mathématique contraint l’élève, n’est pas tant celle qui consiste à recomposer le réel par degrés, mais à le reconstruire selon une nature différente : celle de la mathématique. L’apprentissage du photon est en symptomatique. En associant un individu de lumière à une fréquence et non à une masse, laquelle est intuitivement reliée à la matière, on perd le lien avec une réalité sensible. Ce lien est même définitivement rompu. Il n’est plus question d’émerveillement devant une expérience spectaculaire ou d’étonnement devant un raisonnement particulièrement spéculatif. Désormais, ce qui règne dans les esprits, c’est au mieux une profonde circonspection pour les plus téméraires, au pire une trahison pour les plus scolaires. Dans tous les cas, c’est le moment du deuil. Celui d’une physique descriptive et explicative. L’âge de la « virilité de notre connaissance » cher à Auguste Comte, qui ouvre l’esprit à une physique spéculative, et uniquement spéculative. Où il faut cesser de croire pour espérer prédire. L’élève est invité à faire le deuil d’une physique trop incarnée, pour renaître à une connaissance plus spirituelle, certes plus absconse mais tellement plus puissante dans sa capacité à rendre compte. De ce point de vue, l’étonnement de l’élève devant cette modélisation rappelle immanquablement le professeur à l’essentiel : si vérité il y a dans ce qu’il enseigne à propos du photon ou de tout autre entité élémentaire, il ne s’agit certainement pas d’une vérité ontologique, seulement d’une vérité logique, laquelle est dite avec l’aide de la mathématique. C’est d’ailleurs par l’intermédiaire des horizons extraordinaires que la mathématique offre à la spéculation que peuvent renaître l’enchantement, la stimulation et le goût pour l’abstraction, dans la mesure où elle prend désormais tout son sens.
Ce travail de deuil doit faire l’objet d’un accompagnement particulièrement attentionné de la part du professeur. C’est un passage obligé pour quiconque souhaite continuer à pratiquer les sciences physiques dans ses études supérieures. Il faut donc y mener patiemment les esprits les plus rétifs d’une part et guider d’autre part l’enthousiasme de ceux pour qui la perspective de ces horizons nouveaux est une libération intellectuelle et même spirituelle. Car une fois acquise l’exigence du physicien-mathématicien, le continent nouveau qui s’ouvre et se déploie sous les yeux prend l’allure non plus de syllogismes comme c’était le cas au collège, mais de formes symboliques imbriquées entre elles par des relations de subordination et de corrélation. Le réel est passé en trame du langage symbolique et il convient, plus que jamais devant pareille métamorphose, d’apprendre à suspendre son jugement. Ce qu’on nomme « corpuscule » n’a plus rien de corpusculaire sinon selon la quantité uniquement. Ce dont on dit qu’il « se conserve » vaut d’être pensé en dehors de toute référence à une quelconque substance, sous peine d’être induit en erreur et même gravement. En d’autres termes, le pendant de l’abstraction puis de la mathématisation, si pénétrantes dans leur capacité à prédire, est le mutisme de ces deux activités face à la question de l’être toujours en suspens, surtout pour un jeune esprit désireux de connaître l’explication du monde qui l’entoure. La question du « qu’est-ce que c’est ? » s’évanouit peu à peu pour laisser place à un long silence, lequel silence doit être habité par la confiance dans le professeur non pas tant à cause de son autorité qu’en vertu de ce qu’il est en mesure de rendre témoignage de la possibilité de progresser dans une certaine connaissance du monde.
C’est donc une responsabilité capitale du maître que de veiller à ce que l’élève ne se morfonde pas dans un scepticisme désespéré qui prend en général plutôt le visage d’une capitulation devant l’inintelligibilité des raisonnements, ni ne se complaise dans un dogmatisme sans vergogne où seule la démonstration mathématique est capable de conférer à la physique l’apodicticité qu’elle recherche. C’est une difficulté d’autant plus grande que le degré de mathématisation de la physique au lycée n’est pas encore complètement développé. Il est aujourd’hui possible de réussir l’épreuve de physique du baccalauréat sans maîtriser vraiment le cours de mathématique. D’où ce flottement très inconfortable qui en résulte, tant pour les élèves que pour le professeur. Dans bien des cas l’élève doit se contenter d’un simple « on montre que » pour admettre le théorème qui lui est donné. C’est le cas notamment pour les phénomènes lumineux tels que la diffraction ou les interférences. L’étude de ces phénomènes en classe de terminale repose sur une face cachée qui ne peut être complètement dévoilée aux yeux des élèves sans sortir très loin du programme de physique et de mathématique.
De la même manière, l’ouverture sur le monde quantique par l’effleurement de la notion d’onde de matière est en mesure de susciter l’étonnement et la curiosité, mais aussi dans le même temps, la frustration de ne pas avoir les capacités pour saisir ne serait-ce qu’un commencement de conséquences précises propres à certains champs d’études. En affirmant le caractère ondulatoire d’un corps matériel, le professeur se voit contraint de ne pas abandonner l’élève dans une expectative aussi déconcertante. Et l’on pourrait en dire tout autant à propos de l’ébauche qui est faite de la théorie de la relativité restreinte.
Ces quelques exemples montrent, s’il en était besoin, combien est grande la nécessité pour le professeur de sciences physiques d’accompagner les questionnements relatifs à ces parties de la physique qui reposent sur des postulats ou sur des spéculations d’origine entièrement mathématique. Quelle relation entre la dilatation des durées telles qu’elle est démontrée dans le cadre de la théorie de la relativité restreinte, et la durée vécue par tout un chacun ? Comment entendre que tout corps matériel peut être vu comme une onde selon le principe de Louis de Broglie ? La solution à ces interrogations ne tient évidemment pas dans la formulation d’une réponse univoque portant sur la nature de ces objets d’étude ontologiquement impénétrables. Elle tient surtout dans l’exemplarité que le professeur est en mesure de donner à propos du questionnement relatif à ces difficultés. Dit autrement, la meilleure réponse tient probablement dans l’introduction patiente des concepts utilisés, de leurs limites, leurs relations à ceux de la physique classique et surtout dans une ébauche de critique sur les objets de connaissance en question.
3. Faire un usage raisonnable des analogies
C’est pour amoindrir la difficulté de ce travail de deuil au moment du passage du monde sensible vers l’intelligible que l’enseignant recourt le plus souvent à la comparaison des notions entre elles. Par ce biais, il laisse à penser qu’il y a toujours moyen de trouver entre ces deux mondes une simple différence de degré. Par le moyen du « comme si », il juxtapose en trame de la réflexion de l’élève une ou plusieurs étapes susceptibles de rendre le passage moins obscur. Il offre une lecture intermédiaire à mi-chemin entre ce qui a été éprouvé dans l’intuition au moment de l’observation ou de l’expérimentation, et la construction intellectuelle qui doit prendre la forme d’un symbolisme propre à se soumettre intégralement aux règles de l’algèbre et de la logique. Or, paradoxalement, cette manière d’enseigner est à la fois incontournable et risquée.
Elle est incontournable dans la mesure où l’étape initiale de la construction consiste en un recueil patient des données sensibles pour en abstraire, comme on l’a déjà dit, ce que notre arbitraire juge digne d’être relevé. Mais précisément parce qu’elle est arbitraire et donc solitaire, cette sélection demande à être assurée, elle cherche des garanties ailleurs que dans le seul raisonnement. Et l’on cherche dans d’autres classes de phénomènes un raisonnement similaire ayant montré sa justesse par son efficacité. Le recours au « comme si » a pour fonction non pas de constater une analogie, mais de valider un choix, de lui offrir la garantie d’un probable succès : mutatis mutandis, le courant électrique est comme un courant d’eau, car l’intensité est comme un débit alors que la tension (ou différence de potentiels) est comme une différence d’altitudes entre la source du cours d’eau et le niveau de la mer. La convocation de ces images est d’autant plus importante dans le cadre d’une situation d’apprentissage que l’élève est tenté d’aller les chercher par lui-même si aucune ne lui est donnée. C’est même très souvent le moyen privilégié de formulation d’une question : « Peut-on dire que ça se passe comme si.. ? », « C’est un peu comme si… ! » De telles remarques sont si fréquentes en situation d’apprentissage qu’elles s’imposent à l’enseignant avec une férocité qui trahit la puissance intellectuelle de la comparaison, et l’invitent à anticiper avec sagesse et patience les comparaisons malvenues ou malheureuses, susceptibles d’être faites. D’où l’importance pour le maître d’inviter l’élève à sélectionner les comparaisons et surtout à faire émerger à la parole les analogies qui ont cours dans les jeunes esprits afin de neutraliser celles qui pourraient conduire dans une mauvaise direction, celle d’un paralogisme. On entend régulièrement des raisonnements aussi absurdes que « le son monte », « le courant s’arrête à l’interrupteur »… Il y a là un véritable enjeu pédagogique que d’offrir comme moyen de comparaison les images les plus éclairantes.
Dans le même temps en effet, le choix du passage par l’analogie est risqué parce que la vraie différence entre le monde des phénomènes et celui de l’algèbre, ne relève pas d’une différence de degré mais bien comme on l’a vu, d’une différence de nature. Si tant est que les images, en offrant une première prise de recul, permettent de s’affranchir d’une lecture trop réaliste du modèle à construire, elles sont cependant en mesure de susciter la complaisance. En effet, le confort intellectuel qu’elles offrent est en mesure de freiner le processus d’abstraction à un niveau intermédiaire, qui n’est ni au niveau de la simple description des phénomènes, ni au niveau abouti requis pour prétendre à une physique mathématique autonome du point de vue de son propre formalisme. À trop vouloir séjourner dans l’espace rassurant des analogies, on perd de vue la finalité de la physique-mathématique qui est de construire une théorie dont les pièces élémentaires doivent toutes avoir leur équivalent dans la langue de l’algèbre. C’est pourquoi, dans le cadre d’une situation d’apprentissage, il convient d’inviter les élèves non seulement à leur proposer des images de comparaison aussi peu nocives que possible, mais aussi et surtout à ne pas s’installer dans ces « comme si » qui ne conviennent pas à l’établissement d’une maturité intellectuelle propre à juger de la cohérence de et de la pertinence d’un modèle.
En fin de compte, les images convoquées pour soutenir le travail d’abstraction agissent tels des échafaudages. Le propre d’un échafaudage est d’être à la fois indispensable pour réaliser la construction, mais indésirable dès lors que celle-ci est aboutie. Bien que sans eux il n’est pas possible de construire quoi que ce soit de très élevé, leur nécessité n’est que temporaire. Il en va de même dans l’apprentissage d’une science qui nécessite de s’élever au-dessus de la description des faits. Les images qui servent à la comparaison font office d’échafaudage à la pensée. Elles n’ont de sens que dans la mesure où elles permettent à la pensée de se familiariser avec une lecture plus haute de la réalité, celle qui est donnée par le formalisme de l’algèbre. Mais dès lors que ces images s’incrustent dans la pensée, elles ne font plus office que de parasites. Elles empêchent inévitablement de construire plus haut encore et même d’imaginer des architectures tout autres que celles pour lesquelles on a pris l’habitude d’utiliser les échafaudages qui servent de manière récurrente. L’affirmation célèbre de William Thomson en est emblématique : « Je ne suis jamais satisfait, disait-il, tant que je n’ai pu construire un modèle mécanique de l’objet que j’étudie ; si je puis faire un modèle mécanique, je comprends ; tant que je ne puis pas faire un modèle mécanique, je ne comprends pas»[2]. La matrice du mécanisme est en effet extrêmement puissante pour générer sans cesse les images adéquates dans les esprits et rattacher in fine tout type de phénomène à la figure et au mouvement. Mais, hélas, tout ne se réduit pas à cette combinaison et la propension de nombreux élèves à succomber à ce type de représentation s’érige devant eux comme autant d’obstacles épistémologiques tels que Bachelard les décrivait. Le risque de l’analogie tient en effet dans son usage illégitime qu’on retrouve en partie dans la propension au mécanisme. L’usage légitime de l’analogie consiste à prendre appui sur un type de représentation déjà utilisé par ailleurs, et dont la validité n’a pas été contestée. Peut-être même à établir une symétrie dans l’expression algébrique comme la loi de Coulomb pour l’interaction électrostatique au regard de la loi de Newton pour l’interaction gravitationnelle. Ces deux lois présentent une symétrie parfaite. En opposition à cela, l’usage illégitime de l’analogie consiste à reconnaître, dans ce avec quoi l’on compare le phénomène étudié, une attitude ou une disposition proprement humaine. Ce sont les anthropomorphismes, c’est-à-dire ces figures de style pour lesquelles les élèves montrent une grande affection : « l’atome cherche à perdre un électron », « le courant veut emprunter le chemin le plus aisé » etc. Mais comment pourrait-on épargner pareilles aspirations aux élèves lorsque la physique enseignée puise elle aussi abondamment dans les expressions anthropomorphiques notamment pour interpréter les coefficients des lois expérimentales ? Le conducteur ohmique résiste ou encore tel corps présente une grande capacité à transmettre la chaleur, etc. Ces analogies qui ont cours dans la physique ne sont là que pour nourrir une interprétation des coefficients orphelins de toute définition algébrique. Ils tiennent donc une place toute particulière dans l’édifice théorique et le physicien confirmé, sait l’usage raisonnable qu’il convient d’en faire.
Mais, il en va autrement pour un élève en situation d’apprentissage, pour qui ces images sont un véritable support à l’intelligibilité de ce qui lui est donné d’apprendre et de comprendre. D’où l’importance pour l’enseignant de surveiller son langage en évitant par exemple les appropriations sentimentales telles que « mon électron », « ma masse », « mes photons », etc. La mise en scène des objets de connaissance par le biais d’un langage courant puisant ses articulations dans la sentimentalité ordinaire, loin de servir l’intelligibilité du discours, est plutôt propre à l’entraver. Il n’est d’ailleurs pas question ici d’analogie, mais bien d’une pénétration du langage savant par la langue vulgaire. Aucune œuvre de pédagogie n’est à rechercher dans ces termes, seulement la marque d’une négligence langagière dont la conséquence involontaire est de permettre la confusion entre les deux registres de langage. Or la vérité profonde des idéalités algébriques, mêmes lorsqu’elles signifient une réalité sensible, est qu’elles ne se prêtent ni à l’affection, ni aux sentiments, seulement aux injonctions de la logique. C’est d’ailleurs précisément ce qui fonde l’efficacité redoutable de la physique-mathématique et dans le même temps son insondable distance avec la sensualité des phénomènes qu’elle nous permet de pénétrer selon une autre nature. En revanche, si l’inclination des élèves à faire usage d’un langage plus riche que celui de la mathématique trahit quelque chose de la physique, c’est que quel que soit son degré d’abstraction, cette discipline est abordée avant toute chose comme une science de la nature, et même à proprement parler, pour certains élèves, comme une véritable philosophie de la nature.
Conclusion
L’enseignement de la physique au lycée est traversé de part et d’autre par un questionnement dont les véritables racines sont philosophiques. Si l’entraînement et le travail assidu permettent de venir à bout des difficultés techniques portant sur la complexité des calculs, l’adoption des conventions d’écriture ou des modes de résolutions classiques, le questionnement philosophique quant à lui, ne peut être surmonté par les mêmes moyens ; la capacité à résoudre les équations différentielles de tout type de mouvement de chute libre ou réelle n’a jamais permis de répondre un tant soit peu à la question de l’origine de la gravitation. C’est pourquoi, ce questionnement inévitable, nécessite d’abord d’être pris en compte par celui qui dispense cette connaissance, puis surtout d’être accompagné par des éclairages propres à mettre en perspective les vastes problématiques dans lesquelles il prend place. Aider le travail d’abstraction, interpréter les formes symboliques utilisées et accompagner avec justesse dans la comparaison entre la réalité et sa re-présentation, mais aussi, prendre appui sur la formidable sollicitation de l’imagination pour nourrir un regard juste et pénétrant : tout, dans l’apprentissage de la physique, n’est pas obstacle épistémologique.
A l’heure où toute connaissance technique est accessible en un clic, le maître en physique trouve plus que jamais le sens de sa présence dans l’accompagnement critique de cette connaissance. Voilà pourquoi, plus que jamais, c’est en dépliant le discours de la physique que le professeur a l’insigne honneur d’inviter les élèves à développer concomitamment et sans relâche, un travail critique sur cette connaissance afin d’en connaître sa valeur et ses limites.
[1] Ernst Cassirer, Substance et fonction, éléments pour une théorie du concept, Les éditions de minuit, p.144.
[2] William Thomson, Lectures on molecular Dynamics, and the Wave Theory of Light, John Hopkins University, 1884, p.131.