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Le numérique, milieu « macranthrope »

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Marine Riguet est maîtresse de conférence en Humanités Numériques et en Littérature française (XIXe-XXIe siècles) à l’Université de Reims Champagne-Ardennes. Elle a réalisé son post-doctorat à l’Observatoire de la Vie Littéraire (OBVIL) de la Sorbonne.

Résumé

Si le numérique est souvent pensé en termes spatiaux, on constate néanmoins la persistance d’un flou terminologique entre des notions (espace, environnement, milieu, écosystème) qui sont loin d’être équivalentes. Cet article s’intéresse aux enjeux véhiculés par un tel vocabulaire, en interrogeant plus particulièrement la notion de « milieu numérique », dont une rapide archéologie invite à repenser la façon dont l’homme établit son rapport au monde.

Mots-clés : numérique – environnement – milieu – langage – espace – technique – écologie

Abstract

While the digital world is often thought in spatial terms, there is still a lack of clarity for concepts (space, environment, milieu, ecosystem) that are far from being equivalent. This article deals with the issues conveyed by such a vocabulary, in particular by examining the notion of « digital milieu », a concept that invites us to rethink the way in which humans establish their relationship with the world.

Key-words: digital – environment – language – space – technology – ecology

I. Espace, environnement, milieu : un flou terminologique

En 1996, la Déclaration d’indépendance du cyberespace entérine une représentation spatiale du numérique en la structurant sur le modèle du territoire. Aujourd’hui encore, les mots ne manquent pas : espace, environnement, milieu, écosystème, paysage, cherchent à saisir cette nouvelle réalité dans une dimension spatiale, parcourable (l’utilisateur navigue, explore, visite, accède par chemins à des sites, eux-mêmes hébergés, etc.) et d’autant plus foisonnante que les qualificatifs (cyber, virtuel, technique, etc.) sont nombreux. Les infrastructures informatiques s’entendent par leur aptitude à produire un espace – espace numérique qui, depuis la fin des années 1990, ne paraît plus dissociable de l’espace physique, qu’il participe à structurer. Et les humanités numériques semblent, par un récent spatial turn, faire de plus en plus cas de cette réflexion sur l’espace, attachée à la pensée du fait numérique[1].

Si la notion d’espace semble si intrinsèque à l’implantation du numérique, c’est que celle-ci réinterroge la relation première, et pourrait-on dire, fondatrice, de l’homme avec son environnement – « je suis l’espace où je suis » rappelle Gaston Bachelard, en citant le vers de Noël Arnaud[2]. Par là, nous ne considérons pas seulement le numérique dans sa dimension technologique, mais nous supposons qu’il dépend du positionnement de l’homme dans le monde, de ses pratiques et de ses représentations. Nous l’entendons comme un ensemble hybride d’outils, de savoirs, et de valeurs, c’est-à-dire associé à une culture numérique, telle qu’elle a été théorisée ces dernières années par Milad Doueihi. Or, pour Doueihi, c’est d’abord parce que l’homme est un « être spatial », qui se définit par sa manière d’habiter, que le numérique introduit la mise en place d’un nouvel urbanisme :

L’humanisme numérique est pour moi l’expression de cet urbanisme virtuel, de ce rapport, porté par l’architecture, de l’homme à son environnement, des frontières et des seuils, des espaces réservés aux cultes et à l’intime, au savoir et à sa transmission, bref, des espaces marqués par des usages et habités par des pratiques mais aussi par des valorisations symboliques et esthétiques.[3]

Penser le numérique comme un espace hybride, au sein duquel l’homme est amené à faire évoluer ses usages et ses pratiques, permettrait en bref de saisir, par-delà sa composante technique, la façon dont le numérique accompagne l’apparition d’une nouvelle culture. Une culture où l’espace, comme dimension fondamentale, semble avoir pris le pas sur le temps.

Dans cette perspective, néanmoins, un certain flou terminologique persiste. On constate fréquemment une indétermination, voire une substitution équivalente des termes. Pourtant, parler d’espace, d’environnement, ou encore de milieu numérique, ce n’est ni recourir aux mêmes implications sémantiques ni convoquer le même héritage. C’est pourquoi nous aimerions esquisser certaines lignes de démarcation, en prenant d’emblée le parti d’adopter la notion de milieu. Au vu de ses évolutions historiques, celle-ci a en effet la particularité d’engager une réflexion spatiale du numérique à partir de la place de l’homme – ou plutôt, à travers elle. Or, c’est bien ce rapport de l’homme avec l’espace que le numérique renouvelle. Pour dégager les enjeux et les éventuelles mutations qui lui sont associés, cet article entend réinscrire la notion de milieu numérique dans une histoire plus globale, littéraire, philosophique et scientifique, autrement dit dans un ensemble de traditions culturelles dont on ne peut la dissocier. Sans pouvoir prétendre à davantage qu’une ébauche de réflexion, nous privilégierons ici une approche sémantique, en commençant par un survol historique du concept de milieu dans ses différents âges physique, biologique et technique ; ainsi pourrons-nous mieux cerner de quelle façon le milieu nous semble opérant, en tant que concept, pour penser le rapport au monde numérique que l’homme établit dans nos sociétés occidentales très contemporaines.

II. Histoire d’un rapport de proportion

La particularité de la notion de milieu sur celle d’environnement ou d’espace, on le sait, tient à la duplicité quasi antinomique de son sens. Elle renvoie à la fois, d’après l’étymon latin, au medius locus, entendu comme « point central » jusqu’à la Renaissance ; et à la notion latine de medium, à laquelle les humanistes l’affilient, en lui attribuant de ce fait le caractère d’intermédiaire entre des objets sur le modèle du medium newtonien. Leo Spitzer, dans l’immense étude qu’il mène à l’occasion d’une conférence de 1942[4], insiste sur la connotation géométrique attachée au mot français : le milieu, dans sa position intermédiaire, est déterminé par son rapport aux extrêmes. C’est dans cette configuration que Pascal pense la position de l’homme entre deux infinis. Dès lors, le milieu instaure un rapport de proportion entre l’homme et le monde, que celui-ci établit à la mesure de son corps.

La première chose qui s’offre à l’homme, quand il se regarde, c’est son corps, c’est-à-dire une certaine portion de matière qui lui est propre. Mais pour comprendre ce qu’elle est, il faut qu’il la compare avec tout ce qui est au-dessus de lui, et tout ce qui est au-dessous, afin de reconnaître ses justes bornes.[5]

Non seulement le milieu, par sa double incidence sémantique, sert à penser le tout en plaçant l’homme comme point charnière entre infiniment grand et infiniment petit ; mais il l’entoure, au sens où il réaffirme ses bornes, ses contours physiques et matériels.

C’est sous ce rapport que peut s’entendre l’usage du milieu environnant, ce « monde ambiant » compris jusqu’au XIXe siècle dans le sillage de l’ambient medium par lequel Newton désignait le fluide, l’éther, servant d’agent entre les corps inertes. Son passage de la physique à la biologie – au pluriel, d’abord, sous la plume de Lamarck, puis au singulier chez Etienne Geoffroy Saint-Hilaire –, étend la notion de « milieu ambiant » au monde vivant, mais conserve une approche mécanique. L’homme, comme tous les organismes, forme un corps clos pouvant être délimité relativement à ce qui l’entoure. Le milieu dans lequel il est plongé réaffirme ipso facto les bornes de son corps.

La véritable évolution du concept se réalise au cours du XIXe siècle et tend à modifier cette façon dont l’homme conçoit son rapport au monde. D’une part, par son extension aux domaines biologique et sociologique, le milieu « ambiant » devient « influent ». Auguste Comte, dans la leçon XL de son Cours de philosophie positive, propose une véritable théorie biologique du milieu dans le prolongement des « circonstances influentes » de Lamarck. Il pose ainsi le milieu comme une notion à part entière, servant :

[à] désigner spécialement, d’une manière nette et rapide, non seulement le fluide où l’organisme est plongé, mais, en général, l’ensemble total des circonstances extérieures, d’un genre quelconque, nécessaires à l’existence de chaque organisme déterminé.[6]

Par cette définition, Comte fait entrer l’organisme et son milieu dans un système de rapports. Pour l’espèce humaine en particulier, il reconnaît une action réciproque du milieu sur l’être, et de l’être sur son milieu. Dès lors, la notion de milieu influent ne tarde pas à servir une nouvelle compréhension de la relation que l’homme entretient avec son environnement, sur un plan historique, anthropologique ou encore sociologique. Les théories déterministes d’Hippolyte Taine participent à sa rapide implantation en Europe, en consacrant le milieu comme un des trois principes d’explication analytique de l’histoire : « L’homme, forcé de se mettre en équilibre avec les circonstances, contracte un tempérament et un caractère qui leur correspond… »[7]. L’homme n’est plus seulement délimité, il se voit également déterminé par son milieu (physique, biologique, social, familial, etc.). Plutôt qu’un rapport enveloppant du milieu, au sein duquel l’homme serait un corps contenu et clos, le principe d’influence induit une relation active. Il rappelle, en somme, le principe de sympathie, au sens physiologique, par lequel le macrocosme infléchit le microcosme dans la conception des matérialistes grecs[8].

À cette première évolution conceptuelle s’ajoute, d’autre part, le dédoublement du milieu, avec l’apparition du milieu intérieur posé par Claude Bernard. Il y a toujours, pour ce dernier, un milieu « ambiant » ou « cosmique », qui lie les conditions vitales des êtres à « l’influence de l’humidité, de la lumière, de la chaleur » du monde extérieur[9]. Mais pour les animaux complexes, le déterminisme tient moins au monde extérieur qu’à un autre milieu, intérieur, pensé à partir de la théorie cellulaire de Schleiden et de Schwann, et auquel revient la tâche d’assurer les conditions de vie constantes : « l’explication réelle des phénomènes de la vie repose sur l’étude et sur la connaissance des particules les plus ténues et les plus déliées qui constituent les éléments organiques du corps. »[10]. On trouve ici le fameux « paradigme de la biologie moderne. »[11] pointé par Georges Canguilhem : intermédiaire (au sens du medium classique) entre l’environnement extérieur et la vie organique, le milieu intérieur a un rôle de régulateur. Il permet à la fois de maintenir la constance de l’être par des lois physico-chimiques, et de lui faire gagner une certaine indépendance par rapport à son environnement. Canguilhem souligne l’importance de ce concept qui introduit l’idée d’intériorité dans la pensée biologique, comme appelée par le vivant lui-même. Grâce au milieu intérieur, l’être vivant s’adapte et résout le conflit premier qui l’opposait au monde ambiant : « Ce n’est point par une lutte contre les conditions cosmiques que l’organisme se développe et se maintient ; c’est, tout au contraire, par une adaptation, un accord avec celles-ci. »[12]. L’apport est notable, et témoigne de la façon dont l’ensemble de la seconde moitié du XIXe révise son approche du monde vivant. Par la loi d’adaptation et celle de régulation, le milieu biologique cesse d’être physique et naît à proprement parler. L’organisme trouve sa constance vitale non plus dans sa forme mais dans son organisation interne. Et la vie, plus que jamais, s’établit dans le rapport entre l’être et son milieu. Là aussi, le concept de milieu intérieur est très vite repris en sciences humaines afin de servir la compréhension du rapport entre l’homme et ce qui l’entoure : Durkheim, en sociologie, reprend la théorie bernardienne pour penser le « milieu social interne »[13], autrement dit la somme des consciences collectives (morales) qui assurent la régulation entre les individus et leur milieu social ; dans les travaux de psychologie de la fin du XIXe siècle, tel que ceux d’Alfred Fouillée, de Frédéric Paulhan, ou de William James, elle appuie également l’idée d’une constante interne de la conscience individuelle.

Ces grandes lignes historiques, que nous retraçons rapidement, nous semblent importantes pour embrasser les enjeux que le concept de milieu engage, et le rôle qu’il tient dans la façon dont l’homme conçoit son rapport au monde. Un rapport qui, par le dédoublement des milieux, se façonne à la fin du XIXe siècle sur une nouvelle dialectique dedans / dehors. Le corps sert toujours de point d’ancrage et d’échelle de mesure. Mais, s’il se fait milieu, ce n’est plus en tant que point intermédiaire entre deux extrêmes, comme on le trouvait chez Pascal ; c’est en tant qu’organisme vivant maintenu par l’interaction entre les éléments qui lui sont intérieurs et extérieurs. En d’autres termes, l’homme reçoit désormais son individualité du jeu d’influences concentriques entre le macrocosme qui le contient et le microcosme qu’il contient. Il se tient dans la relation, transversale, entre milieux organique et extra-organique.

III. Une technique médiane

Aussi le « milieu technique », tel qu’il émerge dans les années 1940 avec Georges Friedmann et André Leroi-Gourhan, est-il conçu au cœur de cette dualité des milieux. Pensé à partir de l’outil, sorte de prolongement du corps et des capacités de l’homme, il fait immédiatement office d’intermédiaire (entre l’homme et son environnement, entre l’intention et l’action), et se distingue de fait radicalement du concept d’environnement. André Leroi-Gourhan rend ce positionnement médian très imagé : en le définissant comme « la totalité des moyens d’action matérielle[14] », il voit dans le milieu technique une « pellicule interposée[15] » entre le groupe humain et le milieu qu’il cherche à assimiler. Par là, il fait du milieu technique une sorte de troisième milieu, situé entre le milieu intérieur (entendu, à l’échelle du groupe humain, comme milieu culturel) et le milieu extérieur (équivalent du milieu ambiant matériel). S’il ne fait aucun doute, pour Leroi-Gourhan, que la technique se trouve du côté du culturel et de l’artificiel, en tant que produit humain, elle assure néanmoins une sorte de jonction avec le milieu extérieur. C’est par le biais de cette couche technique, cette « enveloppe[16] » formée par les outils, que l’homme est apte à se préserver du milieu extérieur et, corollairement, à interagir avec lui. C’est donc par elle qu’il rend le monde habitable, au sens où l’entend Martin Heidegger[17] : la construction par la technè introduit une polarisation de l’espace, un point focal à partir duquel l’être trouve sa place au sein d’un système ; elle fait, pour ainsi dire, lieu par le milieu.

Cette conception illustre selon nous une évolution majeure dans la façon dont la philosophie du milieu reprend au XXe siècle le dualisme dedans / dehors et, conséquemment, le positionnement du corps humain : en prêtant à la technique le rôle de médiateur, elle l’érige en point de contact entre organique et extra-organique. Plus encore, la technique devient processus d’extériorisation de l’intériorité humaine. La notion d’extériorisation, très présente chez Leroi-Gourhan, est centrale dans la façon dont le couple homme / technique a pu être considéré, au cours du siècle, hors d’un plan purement instrumental (que ce soit par Gilbert Simondon, Gilles Deleuze, ou plus récemment par Bernard Steigler et Augustin Berque). En reflétant les facultés internes (physiologiques, mais aussi cognitives) dont elle est issue, la technique extériorise l’homme et le réalise, en tant que tel, dans son environnement. Elle forme la liaison entre les deux pôles, intérieur et extérieur, qui le maintiennent dans le monde. Dès lors, la technique n’est plus seulement traversante, mais également constituante. Ces dernières décennies, Bernard Stiegler a nettement mis en avant cette idée, en prolongeant le rôle de médiation de la technique présent chez Leroi-Gourhan, pour considérer l’extériorisation de l’homme comme un mouvement réciproque, propre à constituer, conjointement, dedans et dehors.

[…] il n’y a pas d’extériorisation qui ne désigne un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur. Cependant, l’intérieur est inventé par ce mouvement : il ne peut donc pas le précéder. L’intérieur et l’extérieur se constituent par conséquent dans un mouvement qui les invente à la fois l’un et l’autre : dans un mouvement où ils s’inventent l’un en l’autre, comme s’il y avait une maïeutique technologique de ce que l’on appelle l’homme.[18]

Stiegler établit ainsi la co-constitution simultanée de l’intérieur et l’extérieur de l’homme par le biais de l’outil – outil qui, de ce fait, n’est plus envisagé comme objet extérieur, mais comme processus par lequel l’humain se constitue en tant qu’humain.

Cette thèse de la Technique comme Anthropologiquement Constituante ou Constitutive (appelée TAC[19]) rend manifeste la façon dont le concept de milieu évolue avec la technique : il n’est plus tant question d’influence (du milieu sur l’homme) que de constitution (de l’homme avec son milieu). Le milieu technique, plutôt qu’un lieu, s’apparente à un agent intermédiaire permettant de faire advenir l’homme et d’infléchir son être-au-monde. C’est d’ailleurs dans ce sillage que le numérique se voit lui aussi hériter du concept de milieu. L’idée de « co-constitution » nous invite à le penser, à l’inverse de tout environnement naturel donné, comme un milieu à la fois performatif et prescriptif. « Lorsqu’il s’agit de la technique, notamment numérique, le concept de milieu permet de thématiser la relation de co-constitution de l’individu (individuel et collectif) et de la technique[20] », lit-on dans l’article que Serge Bouchardon et Isabelle Cailleau consacrent au milieu numérique. Le numérique semble alors indissociable de la dimension anthropo-philosophique qui lui est attachée, de façon sans doute encore plus flagrante que pour la technique générale.

Mais, au regard de cet héritage, le concept de milieu nous conduit également à vouloir distinguer certains enjeux spécifiques au numérique, et les modifications profondes qu’il engage dans le rapport entre l’homme et le monde.

IV. L’homme architecte de son milieu

Par-delà sa composante technique évidente, le numérique est avant tout un lieu de langage : structuré par du code, c’est-à-dire des langages de programmation multiples et évolutifs qui constituent le support numérique ; et abritant des contenus qui, quelle que soit leur nature, passent par une description textuelle et s’inscrivent dans un ensemble d’échanges langagiers (messages, signes, traces scripturales). Le web, devenu depuis la fin du XXe siècle un des éléments majeurs de la culture numérique, accompagne de manière patente cette structuration par l’écriture : son architecture, sous la forme métaphorique de toile, tient à une mise en relation d’objets entièrement façonnée par du code. L’espace qu’il produit s’entend comme un espace hybride dans lequel cohabitent différentes couches de langages informatiques et d’écriture numérique. Ce rôle central du langage et, plus encore, de l’écrit, en tant qu’ils conditionnent la possibilité d’existence des objets numériques, fait apparaître les caractéristiques propres au milieu numérique. Dans un article récent, Marcello Vitali-Rosati convoque la notion d’« éditorialisation »[21] afin de corréler la structuration de l’espace numérique à celle d’écriture. Avec lui, nous pensons que l’écriture devient moyen d’architecture et principe d’extension de l’espace numérique.

Ceci nous amène à relever deux caractéristiques dans le positionnement de l’homme face au numérique. Premièrement, celui-ci (dans toute la variété de ses rôles d’utilisateur, d’internaute, de codeur) serait apte, par le langage, à configurer son monde, réaffirmant sa nature de weltbildend telle qu’elle était donnée par Heidegger[22]. Deuxièmement, il ferait du numérique un nouveau support matérialisé par l’écriture, qui, pour reprendre la formule d’Husserl, est seule à pouvoir assurer « la présence perdurante des objets idéaux »[23], dans la mesure où l’écriture rend visible, spatialise, et ouvre à une mobilité des discours qui dépasse les conditions strictes et uniques d’une énonciation orale. Ces deux aspects alimentent les arguments d’une pensée culturelle du numérique. En étant façonné par des écritures plurielles et collectives, le numérique se conçoit comme un espace dans lequel s’établissent de nouveaux régimes de communication (forums, messages instantanés, réseaux sociaux, etc.), de savoir (nouvelles conditions de production, de validation et de transmission), et de mémoire (capacités de stockage, traitement des archives, etc.) ; en d’autres termes, un espace qui engendre une culture à part entière[24].

Entendu ainsi, le numérique se situe bien dans le prolongement du « milieu technique » intermédiaire tel que le définit Leroi-Gourhan, c’est-à-dire à la fois artificiel et culturel ; mais il s’extrait de l’opposition binaire entre intérieur et extérieur. À la différence des milieux physique, biologique et technique, qui ont toujours été posés à partir d’une pensée du corps physique, le milieu numérique, lui, ne se définit par sur les contours charnels de l’homme. Il ne fait pas de sa chair une ligne de démarcation, pas plus qu’il ne le place stricto sensu dans une relation de contenu-contenant. En d’autres termes, le numérique ne se comprend pas au prisme d’un intérieur et d’un extérieur du corps humain ; ou plutôt, il révise le dualisme dedans / dehors, ouvert / fermé, selon lequel ce dernier est traditionnellement pensé. Car c’est bien toujours par rapport à un corps que le numérique fait milieu. Mais un corps aussi organique que symbolique, dont il modifie lui-même les contours en lui offrant une visibilité étendue. Dans son blog, Marc Jahjah écrit :

Ce blog, comme ma bibliothèque, est mon corps. […] un corps n’est pas un « meuble », ou une unité physique (une réalité), qui pourrait se distribuer par endroits ; le corps est un assemblage continuel d’espaces, d’objets, de citations, de normes, de traces dont la partie la plus visible, la plus socialement lisible, est la chair.[25]

Il ne s’agit pas de minimiser la dimension physiologique du corps dans la sphère numérique, tant s’en faut : le toucher, le visuel, l’ouïe, la voix sont mobilisés en permanence dans notre usage des nouvelles technologies. Nous entendons plutôt prendre en compte ses implications et ses prolongements multiples, soit l’ensemble des formes par lesquelles l’homme se rend présent dans cet urbanisme numérique qu’il a lui-même façonné. En repoussant ses frontières au-delà du simple organique, en s’envisageant dans son interaction avec d’autres corps et avec le milieu dans lequel il est plongé, le corps de l’homme se situe autant au-dehors qu’au-dedans de l’espace numérique. Il n’est pas seulement extériorisé au sens où l’entendent les théoriciens d’une Technique Anthropologiquement Constituante. Il est étendu et redessiné en permanence, dans l’ensemble des traces à travers lesquelles il manifeste sa présence (avatars, publications, parcours de navigation, etc.), mais aussi des lieux au sein desquels il s’éprouve en entrant en relation avec d’autres corps (forums, plateformes, réseaux sociaux, etc.). À la fois textuel, discursif, social, imagé, il devient en somme un corps hybride, issu du dialogue complexe entre le code informatique et les pratiques des utilisateurs. Ainsi que le résume Milad Doueihi, « le corps est une identité, une présence, mais aussi une relation avec l’autre, avec les autres, un outil de communication. »[26].

De cette façon, le milieu numérique, en déjouant la dualité intérieur / extérieur, dégage d’un même mouvement l’homme d’une bipolarité dedans / dehors et affirme sa nature d’« être entr’ouvert[27] ». Cette ouverture est d’autant plus manifeste qu’elle coïncide, dans le web, avec une abolition des frontières entre espaces privé et public. Ce qui était jusqu’ici confiné dans l’espace intime, intérieur, invisible, entre désormais dans la sphère publique et peut être consulté en un clic (sur un blog ou un compte Twitter, par exemple) ; ces partages rendent non seulement la nature des espaces numériques extrêmement floue et mouvante, mais ils participent au tissage des liens sociaux, au travers desquels se construit l’identité numérique. Le corps, pris dans ce réseau de relations provisoires et d’espaces enchevêtrés, résolument hybride et mobile, se fait l’indice d’une présence individuelle autant que collective.

V. Écologie du milieu numérique

C’est ici que le concept de milieu, pris dans l’ensemble de son héritage, devient opérant. Il nous permet d’appréhender le numérique au-delà de cette fonction médiatrice, qui le limiterait à une espèce d’interface entre l’homme et son environnement, pour l’envisager comme un écosystème à part entière. Le numérique, à la façon d’un milieu non seulement technique mais ambiant, est d’abord un sol : myriade de sites à habiter, à explorer, à bâtir. D’autre part, il génère sa propre atmosphère, si l’on emprunte la définition donnée par Tim Ingold dans sa Brève histoire des lignes : une atmosphère « créée par la réunion des personnes et des choses, […] en raison de leur commune immersion dans le milieu. »[28]. La façon dont Ingold pense ici l’atmosphère, en l’ancrant dans une réflexion globale sur une conception contemporaine de l’espace sous la forme de lignes, ou, plus encore, de flux, nous semble se prêter remarquablement au milieu numérique. L’atmosphère serait alors comprise comme produit de cette interaction entre les êtres et les objets en milieu numérique. Pensé en termes écologiques plutôt qu’instrumentaux, le numérique s’apparente par conséquent à un écosystème ; mais qui, à l’inverse de l’environnement naturel, émerge des pratiques et des échanges humains, matérialisés par le biais du langage et de la technique.

Cette compréhension écologique du milieu numérique l’ancre d’autant plus dans son époque qu’elle vient répondre, en filigrane, à la crise écologique qui se joue conjointement. Tandis que l’environnement naturel paraît de plus en plus menacé par les actions humaines, le numérique se déploie comme nouvel écoumène, avec son propre espace-temps, entièrement façonné par l’homme. Bien entendu, ce milieu numérique ne se départ pas d’un rapport étroit avec le milieu ambiant : les espaces communs, sociaux, culturels et politiques qu’il crée, les actions et les usages qu’il engage, les biens matériels et symboliques qu’il transforme, modifient directement l’environnement et les sociétés humaines. Il est plutôt mi-lieu, à savoir lieu intermédiaire au sein duquel l’homme peut négocier les formes de sa présence (rendue, pour ainsi dire, « perdurante ») dans le macrocosme ; mi-lieu dans lequel l’homme rejoue, ramené à ses proportions, son rapport au monde.

Si l’on revient à l’étymologie du terme, le numérique a donc la particularité de concilier la duplicité sémantique du milieu. Il s’offre comme agent intermédiaire, généré par les interactions, les mises en relation sans cesse mouvantes entre les objets numériques qu’il rend possible. Et, dans le même temps, il place l’homme comme point central : un point qui n’est ni la charnière entre deux infinis ni le centre d’un cercle, mais plutôt un nœud, assurant la fonction de connecteurs au sein d’un réseau. En fin de compte, c’est par le passage d’un modèle circulaire à un modèle réticulaire que peut se saisir notre figuration du milieu numérique. Envisagé sous forme de réseau, ce dernier échappe à la clôture et à la fixité. Il est constitué par les dynamiques qui sont les siennes, et dont la centralité dépend constamment des relations qui s’établissent entre ses multiples points nodaux. De cette manière, il échappe à la tension sous-jacente au rapport, nécessairement anthropocentré, de l’homme qui cherche à se placer dans un monde hors de sa mesure.

Déjà, Alfred North Whitehead avec la notion de nexus, puis, quelques décennies plus tard, Gilles Deleuze et Félix Guattari avec la théorie du rhizome, ont introduit le réseau comme un modèle conçu au plus près du vivant ; dans leur prolongement, le numérique, en tant que réseau d’informations, d’échanges et d’activités produits par l’homme, s’érige sur le modèle humain[29]. Il est, somme toute, un lieu dans lequel l’homme peut configurer sa place à partir de ses objets et ses pratiques ; un milieu « macranthrope »[30] qui, suivant le néologisme formé par Schopenhauer à partir d’anthropos et de macrocosme, fait de l’homme l’interface et le modèle structurel du monde qu’il occupe. En ce sens, s’il y a « co-constitution » de l’homme et du numérique tel que l’affirment Bouchardon et Cailleau, c’est, nous semble-t-il, par ces interactions qui font du numérique un milieu de flux, relationnel, polycentré, sans commencement ni fin, sans dehors ni dedans ; un milieu dynamique, constitué par les pratiques humaines qu’il rend possible, et au sein duquel l’homme lui-même se constitue corporellement, socialement, culturellement. Ainsi le numérique apparaît-il comme un lieu parcourable, co-habitable, où l’homme peut, selon la formule de Deleuze, « cesser de se penser comme un moi, pour se vivre comme un flux, un ensemble de flux, en relations avec d’autres flux, hors de soi et en soi »[31]. L’homme du numérique, qu’il soit utilisateur ou internaute, est, pour ainsi dire, sorti de son enveloppe. Entrouvert, il se dessine suivant des lignes abstraites qui représentent ses interactions avec le monde humain.

La conception d’espace réticulaire marque bien l’espèce de renversement de la notion de milieu qui, avec le numérique, se pense moins comme un entour qu’un détour. Sa configuration repose sur la dynamique de réseaux, sur les interactions entre des présences et des corps hybrides, qui recomposent perpétuellement le paysage numérique selon des règles non pas géographiques, mais écologiques. Dans sa théorie des lignes, Tim Ingold insiste d’ailleurs sur la coïncidence entre une pensée du climat et une pensée réticulaire de l’espace, en prenant appui sur Deleuze et Guattari :

[…] cette topologie ne repose ni sur des points connectés entre eux de manière géométrique, ni sur des objets tracés de manière organique, mais sur les qualités tactiles et sonores d’un monde de vent et de climat, où aucune ligne ne sépare la terre et le ciel, où il n’y a ni horizon, ni perspective, ni distance intermédiaire, ni contour.[32]

C’est sur ce modèle que le numérique peut être considéré, par-delà l’espace qu’il forme, comme un milieu : mi-lieu macranthrope, à la fois culturel et technique, intérieur et environnant, au sein duquel l’homme a d’une certaine façon trouvé le moyen de s’émanciper de ses bornes – et de sa disproportion.

VI. Conclusion

Réfléchir au numérique en termes de milieu nous permet donc de comprendre ses enjeux à l’aune d’une histoire du rapport que l’homme instaure avec le monde. Pour la première fois, l’homme semble avoir trouvé les moyens de produire un milieu à sa mesure : un milieu en quelque sorte alternatif, au sein duquel il s’affirme avant tout dans sa nature singulière ; mais qui, par un mouvement réciproque, le réaffirme d’autant mieux comme vivant, défini par sa relation au milieu. Cette conclusion rejoint le constat fait par Foucault quelques années avant l’émergence du numérique : « Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau. »[33]. Non seulement le milieu numérique vient confirmer la prédominance d’une construction réticulaire de l’espace contemporain au plus près du modèle vivant, mais il opère un basculement de notre rapport fondamental à l’espace-temps. Car derrière cette priorisation de l’espace, en tant que dimension structurante de l’humain, la question du temps se pose de façon nouvelle ; au point qu’elle conduit à se demander si la plus grande mutation du numérique ne tiendrait pas in fine à sa façon de concrétiser un traitement du temps en espace, afin de produire, à proprement parler, ce temps et cet espace humains prédits par Leroi-Gourhan : « Le fait humain par excellence est peut-être moins la création de l’outil que la domestication du temps et de l’espace, c’est-à-dire la création d’un temps et d’un espace humains. »[34].

[1] Voir à ce sujet la session 4 « Le spatial turn des humanités numériques : pour un nouvel espace public » du dossier Ontologie du numérique, dirigé par Servanne Monjour, Matteo Treleani et Marcello Vitali Rosati, Sens public, 2017. URL : https://www.sens-public.org/article1282.html

[2] Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, « Quadrige », 1957, p. 131.

[3] Milad Doueihi, « Un humanisme numérique », Communication & langages, 2011/1 (n° 167), p. 3-15. URL : https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2011-1-page-3.htm

[4] Leo Spitzer, « Milieu and Ambiance » [1942], in Essays in Historical Semantics, New York, Vanni, 1948, p. 179-316. Tr. fr. par Olivier Moroni.

[5] Blaise Pascal, Pensées, XXII. Connaissance générale de l’homme, éd. de Port Royal, 1670, p. 171.

[6] Auguste Comte, Cours de philosophie positive, t. III, Paris, 1830, Leçon XL, p. 269-486.

[7] Hippolyte Taine, Histoire de la littérature anglaise, t. I, Paris, Hachette, 1866, p. xxv.

[8] « En grec, on trouve une expression, ὀ περιέχων ἀὴρ ou τὸ περιέχον, signifiant littéralement “ce qui entoure, enveloppe” (du verbe περι-έχειν), et utilisée pour désigner l’air environnant : l’espace, le ciel, l’atmosphère, le climat. […] L’idée que l’atmosphère ou le climat a une influence sur la constitution humaine était connue d’Hippocrate, qui s’attachait dans sa pensée à l’air que l’homme respire » rappelle Spitzer dans son article (p. 121).

[9] Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Baillière et fils, 1865, p. 105.

[10] Ibid., p. 107-108.

[11] Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », in La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1969, p. 129-153.

[12] Claude Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie, t. I, Paris, Baillière et fils, 1885, p. 67.

[13] Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique [1895], Paris, Alcan, 1919, p. 120.

[14] André Leroi-Gourhan, Milieu et Technique [1945], Paris, Albin Michel, 1973, p. 348. Sur ce sujet, voir la thèse récente d’Eric de Thoisy qui a largement nourri notre lecture : La Maison du cyborg : apprendre, transmettre, habiter un monde numérique, thèse de doctorat en architecture, soutenue le 23 mai 2019, Université Paris-VIII.

[15] Ibid., p. 332.

[16] Ibid., p. 348.

[17] Martin Heidegger, « La question de la technique », in Essais et conférences, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1993, p. 9-48.

[18] Bernard Stiegler, « Du jugement prothétique a priori », conférence au séminaire « Les supports de la mémoire », Laboratoire COSTECH, 1994. URL : http://arsindustrialis.org/node/1938

[19] Voir Pierre Steiner, « Philosophie, technologie et cognition : état des lieux et perspectives », in Pierre Steiner et John Stewart (dir.), Philosophie, Technologie et Cognition, Intellectica, 53-54.

[20] Serge Bouchardon et Isabelle Cailleau, « Milieu numérique et “lettrés” du numérique », Le français aujourd’hui 2018/1 (N° 200), p. 117-126. URL : https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2018-1-page-117.htm

[21] Marcello Vitali-Rosati, « The Writer is the Architect : Editorialization and the Production of Digital Space », Sens public, 2017. URL : http://sens-public.org/article1288.html

[22] Martin Heidegger, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, tr. par D. Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 316-317.

[23] Edmund Husserl, L’Origine de la géométrie, tr. par J. Derrida, Paris, PUF, 1962, p. 186.

[24] Voir à ce sujet les travaux de Milad Doueihi.

[25] Post du 14 décembre 2018, URL : http://www.marcjahjah.net/2835-portraits-de-mon-corps-1-le-blog

[26] Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Paris, Seuil, 2011, p. 73.

[27] Nous empruntons cette si belle formule à Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, op. cit., p. 200.

[28] Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, tr. par Sophie Renaut, Paris, Zones sensibles, 2011, p. 232.

[29] Nous avons d’ores et déjà abordé la question du réseau comme modèle structurel du numérique : cf. Faire littérature : genèse d’un laboratoire, Paris, Hermann, 2019.

[30] Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, [1818], tr. par A. Burdeau, éd. numérique établie par Guy Heff, URL : www.schopenhauer.fr, p. 1309.

[31] Gilles Deleuze, Critique et Clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 68.

[32] Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, op. cit., p. 226.

[33] Michel Foucault, « Des espaces autres. Hétérotopies. », conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967, Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, 1984, p. 46-49.

[34] André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, t. II. La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1965, p. 139.

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