Le ninisme est-il un nihilisme?
Fabien SCHANG, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Economiques, Laboratoire d’Etudes Philosophiques, Moscou –
« Ce travail est le résultat d’un projet de recherche intégré à un Programme de Recherche Fondamental au sein de l’Université de Recherche Nationale des Hautes Etudes Economiques de Moscou (2015) »MàJ : 16/9/15
Le ninisme désigne l’attitude de celui qui n’est ni pour, ni contre un thème donné. A mi-chemin entre l’affirmation et la négation, ou la vérité et la fausseté, le niniste ne dit ni « oui » ni « non » et intrigue par son absence de réponse claire à une question posée. Que dit-il au juste, et quel est le sens de son attitude ? A travers le cas précis du domaine politique, trois types de ninistes seront décrits dans ce qui suit : le niniste par défaut, le niniste par intérêt, et le niniste par l’absurde. Le premier ne peut se prononcer autrement et le deuxième ne le souhaite pas, tandis que le troisième ouvre la voie en vue d’une refondation du discours politique. Les conditions de possibilité de cette refondation dépendent du rapport dialectique entre deux logiques distinctes : le monde des idées théoriques et le monde réel des événements. La contradiction qui en résulte est à l’image d’une activité politique en crise, et quelques solutions de sortie seront envisagées.
Abstract. Nonism refers to the attitude of whoever is neither for nor against a given issue. Midway between affirmation and denial, or truth and falsity, the nonist says neither “yes” nor “no” and intrigues by his lack of clear answer to any related question. What does (s)he say, if any, and what is the sense of such an attitude? Through the special case of politics, three sorts of nonists are depicted in the following: the nonist by default, the nonist by interest, and the nonist by absurdity. The first cannot say anything else and the second does not want to, whilst the third paves a new way towards a refoundation of political discourse. The conditions of possibility of such a refoundation rely upon the dialectical relationship between two distinctive rationales, namely: the world of theoretical ideas, and the world of events. The resulting contradiction witnesses the crisis of political activity, and some output solutions will be suggested accordingly.
1. Un jeu d’oppositions
Parler de neutralité, c’est entrer dans un jeu de concepts que l’on oppose les uns aux autres. Situé entre deux pôles adverses, l’attitude neutre s’exprime par le fait de n’être ni d’un côté, ni de l’autre. La collusion entre concepts et valeurs est essentielle pour donner un sens à cette représentation d’ensemble.
1.1. Ni vrai, ni faux ?
Qu’elle soit synonyme de scepticisme prudent ou de nihilisme radical, la théorie de la connaissance s’accommode très mal de la neutralité parce que celle-ci n’apporte pas ce que la science réclame : la vérité. Ou plutôt : un discours de vérité, par le biais d’une série d’affirmations organisées qui témoignent d’un engagement de la part de leur auteur. Elle s’accommode encore moins de l’éclectisme modéré, partant du principe que la vérité est une et ne peut reposer sur des explications contradictoires.
L’impératif épistémologique consiste donc à s’engager dans un sens ou dans l’autre, par le biais de l’affirmation démonstrative ou de la réfutation inverse ; mais s’engager toujours, car s’abstenir de juger est incompatible avec la finalité du théoricien. Mieux vaut dire quelque chose plutôt que rien, en attendant la vérité ultime d’une théorie à venir. Première illustration d’un ninisme assimilé au titre de nihilisme.
1.2. Ni gauche, ni droite?
En politique, deux formes distinctes de ninisme occupent la scène politique française actuelle: les centristes, et les souverainistes. Le point commun de ces deux “courants” est qu’ils disent n’être ni de droite, ni de gauche. Cette position du “centre” est associée aux premiers, tandis que les seconds se voient souvent repoussés vers les bords extérieurs de l’espace politique en raison de leurs convictions eurosceptiques. Une analyse préalable des concepts de gauche et de droite est nécessaire pour comprendre ce qui rapproche et sépare ces deux formes de ninisme.
De même que science (ou philosophie) et éclectisme ne font pas bon ménage, l’opposition de l’un et du multiple agit en politique et reproche à la modération sa fausse tolérance synonyme de faiblesse d’esprit ou d’impureté doctrinale. Simone de Beauvoir inférait ainsi des trois droites de René Rémond à une vérité de gauche : « La vérité est une seule, l’erreur multiple. Ce n’est pas un hasard si la droite professe le pluralisme[1]. »
L’étude qui suit sera consacrée à la politique française contemporaine : il s’agit avant tout de donner un sens exact à la notion de neutralité politicienne, produit d’une construction mentale basée sur un jeu d’oppositions conceptuelles.
2. Deux sources du ninisme
On peut concevoir au moins deux sortes de ninisme: l’un qui ne dit absolument rien ; l’autre qui dit absolument tout, donc rien en particulier. Les deux personnages qui suivent éclairent les aspects logiques et pratiques de la neutralité en politique.
2.1. La réponse est dans l’absence de question
Henri Queuille, tout d’abord. Incarnation de l’instabilité gouvernementale sous la IVe République, on doit à cette figure du radical-socialisme la maxime selon laquelle « Il n’est pas de problème dont une absence de solution ne puisse venir à bout. » Durer pour exister, exister pour durer ; ce mot d’ordre fait de la virtù machiavélienne un subterfuge médiocre pour conserver le pouvoir par évitement des problèmes. Culte de l’immobilisme, mais aussi de l’opportunisme au sens péjoratif : loin de battre le fer quand il est chaud, propre de l’art politique selon Machiavel, Queuille dépeint la politique parlementaire comme une technique d’illusionniste consistant à faire disparaître une question lorsque la réponse est compromettante.
2.2. La question est dans l’absence de réponse
Jean Lecanuet, ensuite. Candidat à l’élection présidentielle de 1965, on doit au « Kennedy centriste » une autre version du ninisme. Interrogé sur le rôle de l’énergie nucléaire dans l’économie française, la réponse de Lecanuet laissa perplexe : « Le nucléaire ? Je ne suis ni pour, ni contre ; bien au contraire ! » Quel sens attribuer à cette formule obscure ? Autant le ninisme de Queuille n’en disait pas assez, puisqu’il éliminait l’existence même de son objet d’étude. Autant le ninisme de Lecanuet semble en dire trop, à la fois pour et contre l’objet en question.
Un recours à la théorie des oppositions permet d’y voir plus clair. Une alternative de type « pour ou contre » n’a pas de contraire, d’où la perplexité provoquée par une telle citation. A moins de contester l’exclusivité de cette alternative, ce qui n’est possible qu’en y introduisant la catégorie de la quantité : Lecanuet entendrait ainsi qu’il est ni totalement pour ni totalement contre le nucléaire, nuançant son propos par une position intermédiaire entre deux opposées absolus. Or si le fait de n’être ni pour ni contre fait sens dans cette perspective, l’ajout de « bien au contraire » crée la confusion d’ensemble en donnant l’impression que ce contraire porte sur le double rejet (« ni pour ni contre ») plutôt que sur ses termes (« pour » et « contre »).
On peut schématiser ce propos en prolongeant les travaux logiques de Robert Blanché, sous la forme d’un octogone d’oppositions logiques (voir Figure 1) où le propos de Lecanuet figure en italiques[2]:
La réponse de Lecanuet fait donc sens et reflète le centrisme politique. Aux « ni vrai, ni faux » et « ni pour, ni contre », s’ajoute ainsi une dualité de type « ni gauche, ni droite ». Comment concevoir cette attitude, et faut-il y voir autre chose qu’une simple posture vide de contenu ?
2.3. Les oppositions en politique : les partis
Quelques concepts caractérisent le champ lexical de la politique, et nous procéderons sur la base de deux paramètres principaux : qualitatifs d’une part, définissant chaque parti par un ensemble de valeurs ; quantitatifs d’autre part, ajoutant une graduation des opinions en matière de décision politique. Nous nous en tiendrons dans ce qui suit au domaine de la politique française, tout en gardant un œil sur d’autres exemples analogues à l’étranger (travaillisme et conservatisme, au Royaume Uni ; républicains et démocrates, aux Etats-Unis ; sociaux-démocrates et libéraux, dans les pays scandinaves).
La répartition des principaux partis politiques français est la suivante, sans être exhaustive[3]. A gauche : Lutte Ouvrière, Nouveau Parti Anticapitaliste, Parti Ouvrier Indépendant, Parti des Travailleurs, Parti Communiste Français, Front de Gauche, Mouvement Républicain et Citoyen, Parti Socialiste, Parti Radical de Gauche, Europe Ecologie-Les Verts. A droite : Union pour un Mouvement Populaire, Union des Démocrates et Indépendants, Parti Chrétien-Démocrate, Debout la République, Centre National des Indépendants et Paysans, Mouvement pour la France, Front National. Au centre : Mouvement Démocrate. La frontière entre ces deux pôles et le centrisme n’est pas stricte, et l’on parle couramment d’un « centre-gauche » et d’un « centre-droit » pour désigner les groupes parlementaires susceptibles de combiner des partis de gauche ou de droite avec le centre. Le Modem se caractérise comme un « pur centre » en raison du mot d’ordre de son chef, François Bayrou : pas d’alliance ou compromission de parti, au nom d’une régénération nécessaire de la vie politique.
Le critère de définition qualitatif produit les oppositions politiques. D’une part, le clivage gauche-droite peut être expliqué à l’aide de concepts : progrès, égalité, solidarité, insoumission pour la gauche ; autorité, ordre, identité nationale, sécurité, tradition, conservatisme pour la droite. Quelques notions transversales, enfin : travail, liberté, justice, mérite. Tous les partis adhèrent à ces dernières, la différence se situant dans l’interprétation qui leur est donnée.
Tout parti politique est dit « de gauche » ou « de droite » selon qu’il revendique l’un ou l’autre de ces concepts, par conséquent. Quant au centrisme, on peut se demander s’il consiste à affirmer plusieurs concepts issus des deux classes, ceux de la classe transversale uniquement, ou aucun en particulier. Le nihilisme incarne cette dernière posture, tandis que les deux autres choix évoqués font du centrisme une position ambivalente et signifiante à la fois.
Le critère de définition quantitatif justifie l’ordre dans lequel les partis politiques français ont été définis plus haut, selon le degré d’importance qu’ils accordent aux critères qualitatifs de la gauche et de la droite. Le PCF est « plus » égalitariste que le PS, mais moins que LO ; l’UMP est « plus » conservateur que l’UDI, mais « moins » que le FN. Quant aux partis centristes, ils affichent une attitude modérée en combinant des attitudes jugées contradictoires : progrès et tradition, égalité et liberté économique. On retrouve derrière cette schématisation la théorie du juste milieu, attribuée à la philosophie morale d’Aristote et définie comme une position moyenne entre deux pôles opposés :
La vertu est donc une sorte de moyenne, puisque le but qu’elle se propose est un équilibre entre deux extrêmes (…) Toutes raisons qui font que l’excès et le défaut dénoncent le vice, tandis que la juste moyenne caractérise la vertu[4].
Le centrisme incarnerait une position sage entre deux excès, et Michel Winock parle ainsi de la France politique comme d’un « pays d’extrémistes gouvernés par le centre [5]». A l’inverse, l’histoire de France contemporaine résulte d’une succession de révolutions ou révoltes destinées à justifier l’action politique par une cause absolue : république contre monarchie, religion d’Etat contre laïcité, propriété publique contre propriété privée. De ce point de vue, le centrisme inspire moins la prudence sage que l’indécision médiocre. L’échec du monarchisme constitutionnel en France s’associe à la personne de Mirabeau, opportuniste prônant la combinaison d’un régime de corporations ancestral et d’une société capitaliste nouvelle. Tout pour la république, ou tout pour la monarchie : telle fut l’alternative, malgré la parenthèse de l’entre-deux napoléonien. Cette voie médiane n’est cependant pas rien, et ce ninisme n’a rien d’un nihilisme. Entre compromis et compromission, quelle est la juste place du ninisme français, toujours pris en otage intellectuel entre deux pôles antagonistes que tout oppose par définition?
2.4. Théorie et pratique de la politique
Trois objections peuvent être posées contre cette schématisation gauche-droite.
La première objection concerne la valeur explicative du critère quantitatif. Peut-on quantifier des valeurs morales ou politiques ? Contre la théorie du juste milieu d’Aristote, un coup d’œil sur le Lachès de Platon montre par exemple que le courage s’oppose à la témérité par un critère qualitatif, celui de la connaissance de l’action bonne et de ses conséquences. L’idée d’un milieu n’est-elle pas qu’une vue de l’esprit, car comment parler de mesure et d’excès contraires sans échelle de grandeurs appropriée ? Certes, « plus de liberté » peut signifier une plus large autonomie des individus vis-à-vis des règles collectives. Mais la notion de liberté est trop ambiguë pour être réduite à une simple donnée quantifiable, et sa compatibilité avec l’autre idéal régulateur de l’égalité est pour le moins discutable. Idem pour la volonté générale, qui est plus qu’une addition de volontés particulières.
Pour pallier à cette insuffisance, on peut représenter l’espace politique français sous la forme d’un repère normé selon deux axes : un axe horizontal, relatif au rôle politique de la nation comme vecteur d’identité; un axe vertical, relatif au rôle politique de l’Etat comme vecteur de sécurité (voir Figure 2). Par extension, le ninisme consisterait à ne pas exiger « plus » d’Etat ou « moins » d’Etat mais « mieux d’Etat », remplaçant ainsi le critère quantitatif par une exigence de qualité. Mais cela revient à résoudre la quadrature du cercle en postulant l’existence d’un carré rond, ou à déterminer la proportion idéale de l’intervention étatique par un nombre d’or politique.
La seconde objection concerne la représentation linéaire de l’échiquier politique. Rien n’impose ce choix en théorie, sinon la force de l’habitude et la prégnance de l’ordre quantitatif. Or une révision des propriétés politiques pourrait modifier cette schématisation en profondeur, comparable à l’anacyclose de Polybe (voir Figure 3). Le concept de souveraineté, par exemple, inclut des souverainistes de droite (DRL, FN, MPF) et de gauche (MRC). Le général de Gaulle se déclarait ni de gauche, ni de droite, fustigeant le « régime des partis » et proposant un programme de « Participation » destiné à réconcilier les valeurs du travail et du capital. Ce discours de rassemblement tient plus à un homme d’exception qu’à une règle du genre politique, cela dit. De même pour le concept d’écologisme, censé transcender le clivage gauche-droite mais dont les implications socio-économiques créent une césure entre tradition conservatrice à droite et décroissance progressiste à gauche.
La troisième objection concerne la teneur idéologique des partis politiques français. Ces derniers sont-ils de purs produits de l’intellection, ou résultent-ils des aléas de l’histoire de France ? Après tout, la bipolarisation constatée depuis la Révolution française résulte d’un ensemble d’événements historiques : question du véto royal, qui justifia la répartition des sièges entre députés favorables (à droite) et défavorables (à gauche) ; la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’affaire Dreyfus illustrent cette idée que tout clivage politique est propre à l’histoire d’un Etat. Tout n’est pas pure contingence ou pure nécessité, si l’on admet cette logique dialectique selon laquelle « ce sont les hommes qui font l’Histoire, et (…) c’est l’Histoire qui les produit en tant qu’ils la font[6]. » Autrement dit, les événements renouvellent la réflexion politique par le biais de nouveaux concepts explicatifs ; aucune relation d’ordre n’est clairement établie entre l’histoire des faits et la théorie des idées, il est impossible de dire si les événements politiques sont les effets de constructions intellectuelles ou si, à l’inverse, ils en sont les causes. A moins de souscrire au matérialisme historique, l’opposition économique entre propriété publique et propriété privée des moyens de production est certes centrale dans la vie politique française des XIXe et XXe siècle mais tend à s’effacer depuis la chute historique de l’URSS et le primat de l’économie de marché.
C’est ce va-et-vient entre deux mondes : monde des idées (théories et concepts) et monde réel (événements et actions), qui produit la confusion du domaine politique et la difficulté à le définir en termes d’oppositions claires et distinctes. C’est aussi de cette confusion que semble provenir le désenchantement actuel de la société française vis-à-vis du processus démocratique : à quoi bon voter, si les partis sont incapables de donner sens au cours de la vie collective ? Un moyen d’y remédier serait la redéfinition de l’action politique sur la base de nouveaux thèmes centraux, capables de répondre aux exigences actuelles de la décision publique (écologie, fédéralisme, relations familiales, etc.) et mettant l’idéologie politique au diapason du XXIe siècle. Le ninisme nuit
Figure 2. L’espace politique français en 2014.
(Source internet : http://www.gaucheliberale.org/public/ppf-02-14.jpg)
Figure 3
à cet impératif pratique, lorsqu’il entérine la dichotomie simpliste entre « idéologie » rigide et « pragmatisme » souple. Le problème est le suivant : comment concilier le monde des idées et le monde réel, dont la rupture favorise le ninisme politique et le sentiment nihiliste qui l’accompagne (pas de programme, que des candidats) ?
3. Métapolitique
La logique politique semble tout aussi bivalente que la logique d’Aristote: gauche ou droite, tertium non datur. Mais une comparaison avec des systèmes de logique trivalente permet de concevoir trois ninismes[7].
Un ninisme graduel, situé « plutôt à gauche » ou « plutôt à droite » entre les deux seules valeurs absolues.
Un ninisme provisoire qui, tôt ou tard, finit par se rallier à la gauche ou la droite ; ce peut être le cas lorsqu’un groupe politique s’abstient de prendre position face à un problème social nouveau ou une crise des institutions.
Un ninisme paradoxal et dépourvu de sens, perdu entre deux valeurs exhaustives et exclusives. Par exemple, il est vrai de dire que « Socrate n’est ni pair ni impair » dans la mesure où de telles propriétés s’appliquent uniquement aux nombres. Parler ainsi de Socrate n’a pas de sens et constitue une erreur de catégorie, susceptible d’expliquer l’invalidité de la loi logique du tiers exclu dans ce contexte précis. Socrate serait aux nombres ce que le niniste est aux concepts politiques : il n’est pas rien, quand bien même il ne serait pas ce qu’on en dit, et le problème du niniste pourrait provenir d’une mauvaise sélection des propriétés capables de définir sa position politique.
3.1. Typologie du ninisme
Il n’y a pas deux, mais au moins trois types de comportement niniste envisageables.
Le premier est le ninisme par défaut du centriste Lecanuet, associé au juste milieu d’Aristote et selon lequel l’attitude vertueuse consiste à éviter les extrêmes en l’absence de solution idéale. De ce point de vue, le cadre théorique est ce qu’il est : impossible à transcender, les catégories proposées pour la définir servant de conditions de possibilité indépassables.
Le deuxième est le ninisme par intérêt de l’opportuniste Queuille, qui vise à la conservation du pouvoir par le biais d’une dissolution cynique des problèmes sociaux. Là est la source du nihilisme, qui ne veut ni n’a intérêt à réformer le cadre de pensée.
Le troisième est un ninisme par l’absurde, où l’absence d’identité claire provient d’un problème de catégorisation du discours politique. Le changement de cadre conceptuel y apparaît nécessaire pour redonner sens à l’action politique. Pour emprunter au jargon transcendantal de Kant, temps et espace sont les formes a priori de la sensibilité politique : tout se définit en leurs termes et rien ne leur échappe, y compris les notions fluctuantes de gauche et de droite liées à une histoire nationale.
3.2. Relativité de l’ontologie politique
Le niniste de troisième type serait donc le produit d’un malentendu. En l’absence d’un vocabulaire adéquat, il balbutie à gauche et à droite à la façon d’un géomètre qui parlerait de droites parallèles et sécantes à la fois : parallèles dans un modèle donné (euclidien), sécantes dans un autre (non-euclidien). Mais faute de modèle alternatif, ce locuteur est condamné à produire un discours contradictoire. La relativité du cadre dans lequel l’action politique se définit implique que la vérité universelle n’y a pas droit de cité, à rebours d’une passion politique toujours avide de certitudes absolues. Tout au plus peut-on y maximiser la vérité, agir selon ce qui semble le plus conforme à la bonne gestion de la société. Mais contrairement au niniste du premier type : le centriste modéré qui refuse l’engagement clair au nom d’un principe de précaution systématique, le troisième niniste ne nie pas l’existence d’une vérité. Il est cependant incapable d’exprimer la sienne, au sein d’un cadre bipolarisé qui ne lui convient pas et le condamne à tenir des positions contradictoires: ni totalement pour ni totalement contre quoi que ce soit en théorie, donc à la fois pour et contre en pratique.
La relativité peut être aussi synonyme d’incommensurabilité, s’il est impossible de comprendre un énoncé intraduisible dans un autre schème conceptuel. Comment changer de cadre, lequel choisir pour régénérer le discours politique, combien peut-il y en avoir ?
3.3. Vices et vertus du bipartisme
L’opposition gauche-droite comporte ses propres mérites et limites.
Son mérite est d’ordre institutionnel : la bipartition des rôles entre majorité et opposition via le scrutin uninominal majoritaire a été instaurée par la constitution de la Ve République, afin de stabiliser les gouvernements et de remédier au défaut du multipartisme. Après deux phases de république parlementaire, le bipartisme est apparu comme la condition de possibilité d’un ordre politique serein au sein de la démocratie française.
Son vice principal est de nature pragmatique : à la politique de conviction devant se justifier par des causes, se substitue une technocratie de gestion qui joue au jeu de l’alternance gauche-droite tout en vidant celle-ci de sa substance théorique. De là la production mécanique de mandataires soucieux de leur image au sein du corps électoral : on choisit un camp, selon sa réputation et les avantages qui s’en suivent ; on évite de se dire « conservateur » en France[8], de peur de passer pour un défenseur de privilèges indus. Le bipartisme français se nourrit de ce binarisme moral, à l’image d’un Sartre qui préférait « avoir tort avec des gens de gauche que raison avec des gens de droite ». Les concepts périmés en sont ainsi réduits au rôle de tropes : le premier sert à l’action raisonnée, tandis que le second attise la réaction passionnelle. Gauche et droite sont des tropes qui se substituent aux concepts censés les définir : je ne suis pas de gauche ou de droite parce que ma décision est conforme à des principes ; je me conforme à certains principes pour être étiqueté de gauche ou de droite, selon les effets escomptés. Le mal est profond, qui explique l’équation de départ entre ninisme et nihilisme. Comment y remédier ?
4. Critique de la raison politique
Marcel Gauchet a diagnostiqué le mal de la gauche française comme celui d’une incapacité à gouverner en accord avec ses principes socialistes :
C’est en guérissant de cette schizophrénie que la gauche à dominante socialiste peut se concevoir un avenir. Il s’agit pour elle de devenir un parti normal de gouvernement, tout comme les sociaux-démocrates et les travaillistes des autres pays européens. La dualité gauche-droite signifierait enfin, non plus cet ‘antagonisme sans merci’ qui fut son modèle d’origine, mais l’originaire et indépassable coexistence des contraires[9].
Une telle analyse encourage le passage du socialisme à la social-démocratie, donc de la gauche au centre-gauche. A croire que toute politique raisonnée doive conduire à un « centre » régulateur, et cette lecture à sens unique soumet le fait politique contemporain à la loi d’une force centrifuge qui s’ignore hypocritement. En guise d’alternative, la distinction entre monde des idées et monde matériel met l’accent sur la source de l’opposition gauche-droite. Outre la logique du jugement catégorique et son domaine de concepts abstraits (égalité, liberté, etc.), celle du jugement pratique contraint les politiques à réagir au « milieu » d’un flux d’événements qu’ils ne contrôlent que partiellement.
4.1. De la schizophrénie à l’hémiplégie
Le parti politique est un mixte de concepts théoriques et d’événements empiriques. Fruit de ce mélange impur, la logique du niniste procède soit de l’inaction réfléchie, soit de l’action irréfléchie. Mais la contradiction pratique, souvent manifeste entre l’argument de campagne et la décision politique, ne crée aucune impossibilité d’action ; il en va autrement dans la logique pure des concepts, où la contradiction exprime une impossibilité de la pensée.
Pour résoudre cette contradiction pratique, Gauchet recommande à la gauche de soigner sa schizophrénie. Dans le même ordre d’idées, Raymond Aron reprit les mots de José Ortega y Gasset pour blâmer l’opposition gauche-droite : « Etre de gauche ou être de droite, c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile ; toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale[10]. »
Comment expliquer qu’une telle imbécilité soit si bien partagée en France ? L’hémiplégie en question est le produit d’une idéologie insensible aux changements dans le temps et l’espace. Peut-on l’éviter, si la politique consiste à justifier l’action collective sur la base de principes raisonnés ? La solution ne consiste pas à tolérer la contradiction au nom de la realpolitik. Il s’agit de la juger pour ce qu’elle est : un défaut de pensée fondamental que la raison politique a pour devoir de corriger en la résolvant, non en la dissolvant.
4.2. Dépasser la contradiction ?
La contradiction politique ne doit pas être sous-estimée, sous peine de produire une confusion entre gauche et droite dans le rapport entre les principes du candidat à l’élection et l’action de l’homme au pouvoir. Le problème est d’ordre métathéorique, puisqu’il porte sur la nature du cadre ou modèle dans lequel l’action politique trouve un sens. Faut-il modifier les concepts théoriques afin de résoudre la contradiction inhérente au ninisme, ou cela ne fait-il qu’éluder encore la difficulté centrale ? Du déni de programme aux combinaisons illogiques de majorités parlementaires, ce problème d’intelligibilité conduit à une crise de l’activité politique et assimile la démocratie représentative à une oligarchie de castes. Tels semblent être le poids et la portée du ninisme politique actuel : le silence des idées provoque un ras-le-bol pratique et une déconsidération générale de l’activité politique, faute de savoir associer la théorie des partis à l’action publique. Il incombe aux think tank d’accomplir cette tâche essentielle ; on n’en voit guère les effets, lors de débats politiques qui rappellent davantage l’éristique de Schopenhauer que la logique d’Aristote.
Compte tenu d’une opposition gauche-droite sclérosée par des réponses préfabriquées (les fameux « éléments de langage » en attestent), d’un jeu de questions « pour ou contre » périmées et de réponses « oui ou non » simplistes, quelle méthode pourrait remédier à la maladie du ninisme ?
4.3. Vers de nouvelles institutions ?
Si la faute échoit aux partis, une solution radicale consisterait à changer les règles du jeu politique. Le citoyen trouverait là une solution à la dépossession de son pouvoir civique car, s’il existe un moyen de rénover le discours politique, il passe par les médias et leur rôle d’interface entre savoir et pouvoir. Jürgen Habermas a décrit les démocraties libérales (dont la France fait partie) comme le résultat d’un équilibre entre trois éléments constitutifs: l’Etat, la société capitaliste et l’espace public, dont résulte le nihilisme politique en cas de dysharmonie :
En prolongeant les tendances observables, on peut s’imaginer que l’autonomie privée des citoyens garantie par l’Etat de droit demeurera intacte dans une société de marché bien institutionnalisée tandis que la sphère publique sera pratiquement détruite là où l’on usera sans régulation des libertés économiques. Lorsque le néo-libéralisme mine le système à ce point, la formation de la volonté des citoyens est coupée des afflux vitaux. Les élections démocratiques ne servent plus alors que de façade à la domination d’élites qui se reproduisent de manière incestueuse[11].
La fin des partis est-elle la condition sine qua non du dialogue politique ? Une alternative du genre serait la méthode du tirage au sort, afin de corriger la dérive oligarchique du système politique français[12]. Fin des partis, fin des tropes asphyxiants. Mais pas plus de concepts à la sortie afin de réguler l’action à long terme, car le tirage au sort ne règlera pas à lui seul cette aporie produite par le décalage constant entre une théorie trop idéale et une action trop réelle. De plus, les doutes émis par Gramsci sur la transparence de l’espace public ont de quoi tempérer l’optimisme de Habermas en matière d’agir communicationnel.
Si la clarté exige un nouveau type de questionnement politique, un détour par la problématologie du philosophe Michel Meyer pourrait y contribuer puisqu’elle propose de repenser le jeu des questions-réponses en tant que tel[13]. Mais cela nous conduirait trop loin ici, et l’hypothèse est à discuter dans le cadre d’une autre étude.
Reste une moindre valeur constante à défendre, d’ici là: celle de la cohérence du discours au sein de l’espace public, à condition qu’elle s’impose comme un mot d’ordre et implique des sanctions institutionnelles en cas d’infraction de la part des représentants du peuple. Bossuet a dit de Dieu qu’il « se rit de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes [14]» ; le niniste également, aussi longtemps que ses promesses n’engageront que ceux qui l’écoutent.
[1] Simone de Beauvoir : « La pensée de droite, aujourd’hui », in Les Temps Modernes, avril/mai 1955, p. 1569. L’auteur fait référence ici à la droite libérale, dite « orléaniste ».
Sur la typologie des droites françaises, voir René Rémond : Les Droites en France, Aubier-Montaigne, Paris, 1954.
Sur la typologie des gauches françaises, voir Jacques Julliard : Les gauches françaises, Flammarion Documents et Essais, 2012.
[2] Sur la théorie des oppositions, voir Robert Blanché, Structures intellectuelles, Vrin, 1966.
Les relations logiques sont symbolisées dans la Figure 1 par des couleurs : bleu (contrariété), rouge (contradiction), vert (subcontrariété), gris (subalternation). La flèche de la subalternation indique le sens de l’implication logique.
[3] Pour une présentation générale des différents partis politiques français, voir : http://www.france-politique.fr/partis-politiques.htm. A noter que l’actuel UMP laissera place dès le 30 mai 2015 à un nouveau intitulé : « Les Républicains ».
[4] Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre II, Chap. VI.
Le texte est disponible en ligne : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/nicom2.htm
[5] Michel Winock, La France politique (XIXe-XXe siècle), Editions du Seuil, 1999, 2e édition, 2003, p. 438.
[6] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique (Tome II : L’intelligibilité de l’histoire), Gallimard, Bibliothèque de Philosophie, 1960.
[7] Il s’agit, dans l’ordre, de la logique floue de Zadeh, de la logique de l’indétermination de Łukasiewicz, et de la logique du non-sens de Bochvar.
[8] Il n’en va pas de même en Angleterre, où le conservatisme est une valeur politique estimée et héritée de la philosophie d’Edmund Burke. Voir à ce sujet la contribution de Roger Scruton, A Political Philosophy : Arguments for Conservatism, Continuum, 2006.
[9] Cité in Michel Winock, La France politique (XIXe-XXe siècle), op. cit., p. 552.
[10] José Ortega y Gasset : « Prologue pour les Français », in La Révolte des Masses, trad. fr. Louis Parrot, Stock, Paris, 1937. Sur l’intervention de Raymond Aron: http://www.youtube.com/watch?v=JXSOlsb0V50.
[11] Jürgen Habermas, « Trois versions de la démocratie libérale », in Le Débat, vol. 3, no 125, 2003, p. 122-131, en particulier p 124.
[12] Sur la méthode du tirage au sort, voir Roger de Sizif, La Stochocratie, Editions Les Belles Lettres, 1998, ainsi que la conférence d’Etienne Chouard : http://www.dailymotion.com/video/xiyzhh_etienne-chouard-conference-le-tirage-au-sort-comme-bombe-politiquement-durable-contre-l-oligarchie_news.
[13] Voir notamment Michel Meyer, De la problématologie, Paris, PUF, 2008.
[14] Jacques Bénigne Bossuet, Sermon.